Blog-notes

Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de l’univers
la plus dense, la plus utile et la moins apparente.
(Feuillets d’Hypnos, René Char)

Christian Ferras : l’Âme du Violon

par Patrick Crispini

Ferras semper !

De retour de masters classes – toujours exaltantes, mais travail laborieux avec des étudiants qui ne pensent qu’à leurs vacances prochaines – est arrivé par la poste à mon domicile à Paris (eh oui! la poste fonctionne encore en France !) un cadeau offert par un camarade musicien : un coffret d’introuvables de Christian Ferras. Avec ce mot: « Depuis longtemps je sais que tu sais. Mais écoute encore : là règne quelque chose de plus profond que ce que l’on croit savoir. J’avais envie de le partager avec toi, à distance d’ondes. Ton vieux L. »

Résurgences. Consolation : dès le premier CD engouffré par la machine, la magie, la splendeur, reconnues entre mille, résonnent aussitôt, submergeant tout : un son à nul autre pareil en accord profond avec l’âme de la musique, une liberté qui ne semble fixée qu’aux battements intimes d’une inspiration indomestiquée Ce qui n’est pas fixé n’est rien. Ce qui est fixé est mort », disait Paul Valery).

Il y a des artistes qui ne sont pas mieux ou plus : ils sont autres, ils conduisent vers ailleurs, vers le centre profond, ils font de l’instant vers la communion, dont on a l’impression qu’elle ne se reproduira jamais, qu’elle a été fécondée par un pollen invisible, dans un jardin invisible, sous un arbre millénaire…

Mon ami L. a raison : à l’écoute de ces vieux enregistrements, que j’avais un peu oublié, je crois avoir plusieurs fois cessé de respirer, tant le besoin de suspendre chimériquement sa vie au miracle qui s’opère vous étreint.

Ferras était prodige, formé à l’école française et dûment médaillé, mais blessé secrètement. Quelque chose au cœur, privé de lumière, qui n’a de cesse de tenter de la reconquérir. On le sent… une fragilité, une mobilité qui n’accomplit jamais aucune note pour elle même, mais l’épanche comme une voix, un arc, et la replace dans le chemin d’une phrase, ne laissant rien tomber ou mourir d’une nuance qu’elle ne soit éminemment vibrante. Et puis il y a ce vibrato toujours changeant, fluctuant, qui refuse toute routine, tout exhibitionnisme (c’est rare chez les violonistes !) ou alors, seulement ici ou là pour montrer que l’on peut…

Böhm, Karajan, Schuricht le voudront, d’autant plus qu’il sera vite doté, grâce à Etienne Vatelot, du « Président », un des plus beau strads (un des moins trafiqués)… puis du « Milanollo-Teresa », le moins domesticable. Il lui faut cette résistance, ce combat, pour que naisse la musique (ordo ab chaos).

On a dit de lui qu’il était instinctif, façon de dire qu’il n’en faisait qu’à sa tête. Pourtant, si l’on veut bien écouter, ce que l’on entend, c’est une quête funambulesque au-dessus du vide, où le chaos n’est jamais loin, où l’équilibre retrouvé au prix d’un effort insensible au profane, scintille, non pas comme des certitudes de conservatoire, mais comme une luminosité d’étoiles qui sont déjà en train de mourir.

Le « beau son », comme Oïstrakh, il le connaît, ô combien, mais ça ne suffit pas, il ne le comble pas. Ce qu’il cherche, c’est le « vrai son », dans un monde technologique où, désormais, la musique comme le reste se jauge de plus en plus à la performance et au racolage médiatique.

Ne pas pleurnicher du coulis de violonade, du rimmel de rubati. Ferras hait la sensiblerie, le mielleux salonnard. Ce qu’il donne à entendre, c’est une architecture étalée au soleil du sensible, de l’extra-sensible.

Pouvait-il rester à la mode longtemps, alors que d’autres doigts véloces, d’autres virtuoses pullulent dans son paysage musical ?

Les siens de doigts, à force de doute, pendant ce temps, le lâchent peu à peu. Alors, à la fin, il y a le refuge dans l’alcool, qui peut dissimuler sa fragilité de chercheur insatisfait  – il faut être bien parvenu pour se croire arrivé ! Le mirage finira par avoir raison de lui : sans plus d’autre réponse que des doigts qui fonctionnent mais ne « répondent » plus, des visages qui se détournent à la fin des concerts de plus en plus rares, il se jette un soir de septembre du 10e étage d’un immeuble parisien, où il se terre.

Une chute qui parachève un vide insoutenable.

Ce n’est pas Icare qui se brûle les ailes, ni la « vedette » en mal de vivre qui perd pied, c’est l’archet qui a trop vibré sur une corde trop sensible.

***

Peut-être a-t-il tout fait TROP tôt, TROP vite, TROP haut. Peut-être n’a-t-il jamais trouvé l’âme-sœur, peut-être un fond dépressif existait-il depuis toujours. Que sait-on de ces territoires intimes où est prostré l’esprit lorsque toute sève ne l’irrigue plus ? Mais il reste les disques, les enregistrements. Avec Barbizet, avec Karajan (avant le gros son Sony !), avec les ParreninFauré, magistral et humain, Sibelius transcendant, Brahms époustouflant, Stravinsky virtuose. Christian Ferras ne nous a jamais quitté, tant sont nombreux les fervents, comme moi, qui ne cessent de rallumer la flamme, dans la nuit transfigurée.

Ferras semper…

Christian Ferras joue
le Concerto pour violon & orchestre Op.47
de Jean Sibelius
(Orchestre de la RTF, direction : Zubin Mehta,
le 26 mai 1965 © INA)