LUCIEN ADÈS

Lucien Adès est un auteur et producteur de disques français
né à Constantine (Algérie) le 20 janvier 1920 et mort à Paris 12e le 17 juillet 1992

J’ai bien connu Lucien Adès. C’était un homme chaleureux, entrepreneur munificent, dont le goût prononcé pour l’histoire et la littérature, mais aussi pour le cinéma trouva par le medium du support discographique le moyen de concilier toutes ses passions. Combien d’heures avons-nous passé en tête-à-tête dans son grand bureau du 54, rue Saint-Lazare à refaire le monde et a égrener les merveilleux souvenirs dont sa carrière pouvait légitimement s’enorgueillir.

Tout en convoquant pour ses célèbres enregistrements des livres-disques du Petit Ménestrel les plus grandes voix du cinéma et du théâtre français, mais aussi pour fixer dans le microsillon naissant les grandes pages de la poésie ou de la littérature, il n’hésitait pas aller à la rencontre de la nouvelle génération des compositeurs de l’après-guerre. Boulez, Messiaen, Stockhausen, Ligeti, mais aussi les anciens du Groupe des Six comme Milhaud ou Poulenc lui doivent beaucoup. Il a souvent été à l’origine de leur diffusion vers un plus large public, ne ménageant pas son temps pour réaliser également des intégrales demeurées souvent inégalées : les enregistrements de Schumann par Reine Giannoli, pour ne prendre qu’un exemple, restent des musts insurpassables.

Il avait aussi – alors que l’époque n’y accordait pas beaucoup d’intérêt – le goût de ce que l’on appellerait aujourd’hui la conservation patrimoniale. Ainsi les archives de Hans Rosbaud, celle de Manuel Rosenthal autour de Ravel, les Mariés de la Tour Eiffel dirigés par Darius Milhaud, l’unique témoignage de la voix d’Apollinaire, les causeries ou les extraits de textes théâtraux par Louis Jouvet… rien n’échappait à sa soif de culture, à sa volonté de faire partager au plus grand nombre les trésors du présent comme ceux du passés. Tout cela fit la richesse inestimable de son catalogue. Les Disques Adès firent ainsi les beaux jours des familles : offrir un disque de la collection du Petit Ménestrel aux petits enfants écoutant la vie des grands musiciens ou de grandes figures de l’histoire dites par les voix des grands comédiens, représentait une précieuse initiation à la connaissance et au plaisir d’apprendre. Même si réécouter ces enregistrements avec la perception actuelle peut parfois laisser une impression un peu surannée, la qualité des auteurs, des interprètes, le raffinement du produit, de l’objet-disque, montrent à quel point Lucien Adès se faisait une haute idée de sa mission.

Bien sûr, sur le plan économique, sa grande réussite fut son alliance avec les éditions Walt Disney pour en assurer toutes les adaptations et productions en langue française. Il aimait à dire qu’avec cette manne venue du géant yankee, il pouvait ainsi financer des opérations bien moins lucratives – à haut potentiel culturel comme disent nos bien-pensants – et plus audacieuses, notamment sa collaboration avec le TNP de Jean Vilar qui voulait ouvrir le théâtre aux masses populaires. Mon ami Jean Desailly ou mon maître Jean-Louis Barrault prêtèrent souvent leurs voix et leur enthousiasme pour contribuer à l’œuvre de ce pionnier des ondes, qui ne souffrait d’aucune œillère, ni de vision dogmatique ou sectaire.

Combien de fois suis-je passé le voir après avoir fait un saut par l’église de la Trinité voisine pour écouter Olivier Messiaen improviser sur son grand orgue ? Combien de fois ai-je reçu le fameux petit télégramme de Lucien, avec toujours le mot amical fidèle et encourageant, qui me parvenait aux quatre coins du monde, alors que je dirigeais Satie, Poulenc, Fauré, Ravel ou cette Histoire du Soldat de Stravinsky-Ramuz qu’il aimait tant ?

Oui, cette homme était généreux, reconnaissant, altruiste : il aimait partager, faire partager, offrir de la beauté, même si cela devait passer par les fourches caudines des contraintes industrielles.

J’ai assisté, vers 1988, à la mutation de ses éditions, dont il avait pris tant de peine à façonner l’univers à visage humain. Pour le nouvel-an de cette année décisive, il adressa un petit message gravé sur support 45 tours souple à sa fidèle clientèle pour lui rappeler personnellement son attachement, sa considération, sa fidélité. Qui ferait cela aujourd’hui ?

J’ai vu comment les chacals des grandes maisons concurrentes, qui rachetaient alors à tour de bras, lorgnaient vers sa réussite, lui faisaient une sorte de danse de Saint Guy, lui promettant plus de moyens, plus de diffusions, de meilleurs dividendes. Cerné, acculé, il finit par y céder, sans doute par lucidité, mais aussi par lassitude.

Je me souviens alors, pour la seule fois de nos rencontres, l’avoir vu avec des larmes dans le regard, me disant : « Vous savez, Patrick, le monde qui arrive va devenir sans pitié. Ce n’est pas le mien. J’ai toujours aimé les affaires, la lutte pour parvenir à ses fins artistiques, mais pas ce nouveau règne impersonnel des conseils d’administration, des fonds de pension – eh oui, on en parlait déjà ! –, de la technologie froide et anonyme. Il doit être temps pour moi de me retirer, de prendre ma retraite »

C’est ce qu’il fit, bien malgré lui. Comme le laisse entendre Jacques Drillon dans son bel article paru dans le Monde la Musique quelques jours après la disparition prématurée du producteur, je suis bien prêt de croire que cet éloignement forcé du moteur créatif qui représentait toute sa vie fut à l’origine de sa fin.

Tristesse de ces fins de carrières qui, au nom de l’efficacité et du has been de service, mettent sur la touche des artistes qui ne peuvent survivre sans la sève ardente de leur art : ainsi ai-je vu Jean Desailly et Simone Valère, mis à la porte de leur Théâtre de la Madeleine, sombrer bien vite dans l’indigence ou, avant eux, leur cher petit patron Jean-Louis Barrault, lui aussi congédié sans ménagement de son dernier Théâtre du Rond-point, perdre peu à peu jusqu’aux repères essentiels de son existence. Non pas les ravages de l’âge, mais surtout les conséquence de la « désoeuvrance » (ne faudrait-il pas inventer ce mot ?)…

Ces petits crimes, commis dans l’indifférence générale, anticipent souvent l’engloutissement de ces chers disparus dans le formol de l’histoire, voire de l’oubli : ceux qui furent de grands vivants, qui eussent mériter qu’on leur laissât déployer jusqu’au bout les belles branches de leur arbre. C’est le cas de Lucien Adès : il suffit de taper son nom sur le web et de parcourir les pages qui défilent pour se rendre compte à quel point son œuvre est aujourd’hui inconnue au bataillon, sinon pour célébrer à travers lui la Disney Legend, titre dont il fut affublé par le géant américain.

Je suis d’autant plus fier d’avoir pu réaliser avec Lucien, cette même année 1988, une série d’entretiens à bâtons rompus, où cet innovateur, ce communicateur hors pair, ce résistant de la première heure… mais surtout cet ami incomparable nous offrait avec son charisme habituel un peu de ses sillons de la ferveur.

Patrick Crispini, in Instant d’années, 2010