Blog-notes

Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de l’univers
la plus dense, la plus utile et la moins apparente.
(Feuillets d’Hypnos, René Char)

Henri Dutilleux : le Reclus de La Sage

extrait du livre La Clôture féconde

par Patrick Crispini

Ce à quoi j’aspire profondément, c’est, à travers la musique,
à me rapprocher d’un mystère, à rejoindre les régions inaccessibles.
Henri Dutilleux

La leçon d’un maître très humain

C’était en juin 1988 : le jury du Prix de Composition International Arthur Honegger siégeait à la Fondation de France. Sur la suggestion de la fille du compositeur, Pascale Honegger, j’avais été coopté comme juré étranger, au côté d’un aréopage prestigieux de compositeurs français : Jacques Chailley, Marcel Landowski, Marius Constant, Jacques Charpentier, Claude Ballif… et Henri Dutilleux.

Pour le concours, il s’agissait de discerner un ou une lauréat(e) parmi 189 partitions reçues, venues du monde entier, une quarantaine d’œuvres demeurant encore en compétition, après une première sélection drastique. Le jury s’y attelait depuis plusieurs heures, déchiffrant les manuscrits transmis sous couvert d’anonymat, écoutant et réécoutant sur une chaîne leurs exécutions sur cassettes audio jointes par les candidats.

Le travail était scrupuleux, respectueux de l’éthique définie dans les statuts du Prix, à l’image d’Arthur Honegger, dont la Fondation perpétue la mémoire. À midi le jury s’était éclipsé pour aller déjeuner dans un restaurant voisin. J’avais demandé quelques minutes supplémentaires, avant de le rejoindre, pour approfondir la lecture de quelques aspects d’écriture dans une partition très complexe.

C’est alors que je vis qu’Henri Dutilleux, lui aussi, était resté en loge : je le voyais attentif, concentré, penché sur les manuscrits, prenant des notes sur chaque détail. Me levant pour aller déjeuner, je me risquais à le distraire un instant : « Pensez-vous venir nous rejoindre ? », lui demandais-je. « Oh non, me répondit-il, vous savez : derrière chaque partition, il y a un être humain, un travail, un effort terrible. Nous avons si peu de temps : je veux leur accorder à tous la même attention, même si il n’y a qu’un lauréat… vous comprenez ? » Et, faisant glisser ses lunettes de son front à ses yeux, il se replongea dans sa lecture minutieuse.

C’est ainsi que je rencontrai, pour la première fois, cet éminent artiste, qui me donna un peu plus tard un autre exemple de sa grande humanité. À la fin de nos travaux, après un vote consensuel, nous avions proclamé notre lauréat : il s’agissait d’une femme-compositeur belge, Jacqueline Fontyn, dont l’œuvre nous paraissait conforme à la nature du Prix.

Alors que tout le monde se dispersait, je vis Henri Dutilleux se diriger vers le secrétaire de la Fondation pour lui demander les adresses des autres candidats : « J’ai pris des notes pour chacun. Je veux leur écrire un mot : ils ne doivent pas se décourager ».

Plus encore que la légendaire discrétion et l’humilité de l’artisan, c’est par ce geste délicat que j’ai ressenti profondément la grande humanité de ce musicien exceptionnel et que je comprends, encore aujourd’hui, pourquoi chacune de ses œuvres, rare et livrée presque toujours en retard sur la commande, ne pouvait être que le fruit d’un soin infini, particulier, la partie émergée d’un mûrissement intérieur, l’ouvrage d’un coloriste précieux et méticuleux.

Dans ce processus créatif les nombreux séjours qu’Henri Dutilleux fit en Suisse dans le petit village valaisan de La Sage, où il composait dans l’isolement d’un chalet pendant les rudes hivers de ces contrées de montagne, trouvent ainsi leur raison d’être : un écrin à la méditation, la nécessité d’une résidence intérieure.

Henri Dutilleux près de son domicile et dans son studio de travail de Saint-Louis-en-l’Île à Paris.

L’infinie patience du coloriste

« Tous mes rapports de tons trouvés, il doit en résulter un accord de couleurs vivant,
une harmonie analogue à celle d’une composition musicale […]
Je ne songeais plus qu’à faire chanter mes couleurs ».
Henri Matisse, cité par Henri Dutilleux

Le registre de Dutilleux est la couleur : Timbres, espace, mouvement ou la Nuit étoilée, d’après le tableau éponyme de Vincent van Gogh, nous le révèle sans ambages. Sa manière, dans la continuité d’un Debussy, s’accorde à celle d’un peintre sonore : les instruments sont traités et combinés de manière alchimique, créant par leur fusion de timbres des colorations particulières, elles-mêmes dissoutes dans une profondeur orchestrale exacerbée par un spectre de registres très étendu.

Dans cet espace de mouvance, les rythmes articulent des ossatures, qui fondent une architecture formelle.

La structure, chez Dutilleux, naît toujours de la palette sonore, comme la pâte sous le pinceau d’un Monet s’émancipe et submerge la forme à peine esquissée au trait. Il n’est pas étonnant de constater, dans les entretiens accordés par le compositeur, que les mots qui reviennent le plus souvent pour décrire son travail sont : « imprégnation », « couleurs », « osmose », « instantanéités », « sensations », « impressions »…

« J’ai été pendant toute mon enfance entouré de tableaux de peintres de l’École de Barbizon. Cette peinture est souvent sombre ; c’était le cas chez mon arrière grand-père. Et quand j’ai découvert la véritable lumière, les Impressionnistes tout d’abord, cela m’a fait l’effet d’un éblouissement extraordinaire. J’ai cette attirance vers la lumière. J’ai eu d’autres attirances ensuite, mais ce sont surtout les Impressionnistes qui m’ont frappé ».

Henri Dutilleux, in Maxime Joos, La perception du temps musical, p. 239

On pourrait, sans risque de le trahir, reprendre des formules chères à Claude Monet :
« L’essentiel du motif est le miroir d’eau dont l’aspect s’altère à chaque moment, à cause des lambeaux de ciel qui s’y reflètent et qui lui donnent sa lumière et son mouvement ». Et aussi : « Tandis que vous cherchez philosophiquement le monde en soi, j’exerce simplement mon effort sur un maximum d’apparences, en étroite corrélation avec des réalités inconnues ».

Ou encore cette réflexion si précieuse de Claude Debussy :

« Je voulais à la musique une liberté qu’elle contient peut-être plus que n’importe quel art, n’étant pas bornée à une reproduction plus ou moins exacte de la nature, mais aux correspondances mystérieuses entre la Nature et l’Imagination ».

Henri Dutilleux, Tout un monde lointain…, esquisse manuscrite, 4e mouvement © Paul Sacher Stiftung.

Henri Dutilleux en compagnie de Mstislav Rostropovitch pour la création de Tout un monde lointain.

Henri Dutilleux avec son épouse la pianiste Geneviève Joy.

Structure et substance ou le flux musical

« J’attends la transparence, mais je compte aussi sur l’élan ».
Henri Dutilleux, in Mélomane, n° 54, mars 1996

Peut-être est-il utile, pour préciser le thème de la résidence intérieure, de tenter d’expliquer pourquoi Henri Dutilleux avait, plus que d’autres créateurs, besoin de la séquestration dont parle Michel de Montaigne dans son Essai « Sur la solitude » (I, 38) : « Il faut se séquestrer et se reprendre à soi-même ».

Parmi les compositeurs, on peut schématiquement distinguer deux grandes familles :

  • les musiciens dont l’imaginaire structurel prend la suprématie sur toute autre approche créative. La forme, la structure, le plan induisent la construction de l’œuvre et la domine tout au long du processus d’élaboration. Parmi ces compositeurs, on pourrait citer Schönberg, Webern, Bartók et, parmi les anciens, Mozart (malgré le génie mélodique), Beethoven, Rameau, RossiniIgor Stravinsky, dans sa Poétique musicale de 1942, où il réfute à l’inspiration son droit d’ingérence sur le travail créatif, qu’il voit comme un procédé d’ordre et de méthode, résume les choses ainsi : « Ma musique est uniquement faite d’os ». Ici la forme domine le fond ;
  • les musiciens dont l’imaginaire substantiel prend d’abord le dessus sur la forme, la structure, l’organisation architectonique. Debussy, Ravel, Monteverdi, Scriabine, Schumann font partie de cette famille. Les combinaisons sonores précèdent l’architecture, la forme demeure souterraine. À titre d’exemple le Prélude à l’après-midi d’un faune, inspiré à Claude Debussy par un poème de Mallarmé, sollicite un flux continu de sensations colorées, impressives, dissimulant pourtant une construction très subtile basée sur les proportions du nombre d’or. Le fond domine la forme.

Dans la démarche structurelle, il demeure relativement aisé d’interrompre à tout moment le processus et même d’organiser bureaucratiquement le temps quotidien consacré à l’élaboration, la perspective de l’œuvre étant en quelque sorte planifiée par la construction mentale.

En revanche, dans l’approche substantielle, l’évolution du processus est dépendante d’un certain nombre d’« atmosphères », de « climats », d’« images » générées par l’écoute intérieure. Les retrouver intactes après une interruption forcée devient beaucoup plus aléatoire.

Le coloriste Henri Dutilleux, indubitablement, fait partie de cette seconde catégorie de créateurs.

« On dit souvent qu’il y a beaucoup de rapports entre la couleur et les tonalités. Chez Scriabine ou Messiaen, cela paraît évidant, en effet. Dans me s propres travaux, je le constate aussi, me situant parmi les musiciens de la couleur, à la fois harmonique et orchestrale. »

Henri Dutilleux, in Cédric Costantino, Entretien avec Henri Dutilleux, 11 mai 2006

D’abord ne pas perdre de vue l’architecture : « J’attache beaucoup d’importance à la structure, car, finalement, c’est ce qui fait qu’une œuvre tient ou ne tient pas. Elle ne peut pas tenir uniquement par des effets impressionnistes », précise-t-il dans un entretien de décembre 1995 avec le journaliste Bruno Serrou.

Mais, si l’on veut bien considérer un instant que le flux musical s’instaure à la fois sur une dynamique d’architecture verticale d’accords, l’harmonie, et son développement linéaire ou mélodique (le contrepoint), on ne peut pas alors ignorer, dans l’écriture d’Henri Dutilleux, sa mobilité contrapuntique.

Il le confesse d’ailleurs lui-même dans le même entretien avec Bruno Serrou : « J’ai fait aussi beaucoup d’études de contrepoint. J’aime ce qui n’est pas parallèle. Même si, dans ce que j’écris maintenant, j’ai aussi des moments où les choses sont un peu parallèles, ou symétriques. L’écriture parallèle, c’est quand tout va d’un côté. La symétrie j’aime bien aussi. Mais il n’y a pas que cela ; il y a le sens du contrepoint. Et quand j’étais tout jeune, j’aimais beaucoup le contrepoint. Je faisais des exercices de contrepoint […] pour, justement, ne pas se confiner dans l’harmonie, l’écriture verticale… ».

Ce qui dessine le projet, ce qui lui donne son impulsion, c’est l’idée soutenue par une forme en devenir.

« Je note l’idée, mais je redoute de la noter avec trop de décision. Parce que si elle se fixe, je ne peux plus en sortir. Je la laisse mûrir dans ma tête. Il faut néanmoins noter quelque chose qui permette de ne pas l’oublier, mais pas trop noter, sinon cela se fixe, ce qui peut être destructeur. C’est très difficile… Pour Mystère de l’instant, ce qui m’a conduit, c’est mon titre, parce que c’est vraiment à cela que j’ai pensé […] On dit souvent à propos de ma musique qu’elle a le sens du mystère, c’est valable pour la musique en général d’ailleurs. L’instant, parce que j’avais envisagé d’appeler cette pièce que j’ai écrite pour Paul Sacher, « Instantané », je voulais sortir un peu de cette perspective que j’ai généralement, ce souci de tout relier dans ma mémoire. Je voulais essayer de saisir l’instant. L’instant musical, comme Debussy le fait de façon géniale, on se demande comment une œuvre tient debout, et l’on n’arrive pas à analyser vraiment pourquoi. Chez Debussy, cela défie l’analyse, mais tient merveilleusement debout. Donc, moi, je voulais saisir l’instant ». (ibid.)

Il s’agit de pouvoir réaliser « la mystérieuse fusion entre la clarté de l’écriture et l’obscur des songes », comme le dit si bien Jean Roy à propos de la musique de Dutilleux.

La recherche d’une fluidité ondoyante, qui est une des caractéristiques de la musique du compositeur, impose d’être maintenue vivace dans le processus créateur. C’est le cours d’un fleuve qu’il ne faut jamais perdre de vue : Henri Dutilleux peut contempler à loisir la Seine depuis la fenêtre de son studio de l’Île Saint-Louis, ou la Loire, depuis celle de son bureau à la confluence de Candes-Saint-Martin… mais c’est le cours intérieur, seul, qui compte vraiment : celui qui coule dans le lit secret de l’inspiration.

Henri Dutilleux va rechercher toute sa vie des asiles protecteurs, où son imaginaire puisse prendre souche sans se trouver submergé : « perméable mais invulnérable »

Confluent de la Vienne et de la Loire, Candes-Saint-Martin.

Une île, un fleuve, un refuge : des lieux consacrés

« Je pense qu’un artiste peut vivre en solitaire même s’il doit rester perméable
à ce qui se passe autour de lui ; perméable, certes, mais invulnérable »
Henri Dutilleux

C’est à Douai, dans le Nord, qu’il passera l’essentiel de son enfance et de sa jeunesse : mais ce sont les doux paysages des bords de Loire, qui ont imprégné ces toutes premières années, que ce natif d’Angers n’aura de cesse de retrouver.

La maison des Dutilleux à Candes-Saint-Martin.

En 1992, avec son épouse, la pianiste Geneviève Joy, ils font l’acquisition d’une jolie maison à Candes-Saint-Martin, petit village paisible, à la confluence de la Loire et de la Vienne, sur les rives du large fleuve. Dès qu’il le peut, il s’y retire pour composer mais, craignant que sa musique ondoyante, fluide, succombât au charme miroitant du fleuve et s’y dissolve, il renoncera vite à la tentation d’installer sa table de travail face à la fenêtre ouverte sur la Loire : il place son bureau de façon à tourner le dos à cette vision sublime car, dira-t-il, « comment composer face à une telle splendeur ? ».

Henri Dutilleux sur un banc contemplant la Loire – vue sur le Confluent depuis le bureau à Candes-Saint-Martin.

À Paris, c’est la Seine qui coule à proximité de ses fenêtres : mais, dans son studio de l’Île Saint-Louis, il a organisé la lumière de telle façon que cette source de distraction ne vienne pas perturber son travail. Partout où il vit, l’eau est présente, proche, sensible, accessible, comme une compagne rassurante, mais elle ne pénètre pas.

Dans l’espace où le son intérieur lentement s’ébauche, il a banni le téléphone : le temps n’est ponctué que par les bruissements d’enfants dans le préau de l’école voisine, pendant les récréations. Seule, en cette clôture urbaine, la plume glisse, à flot lent, sur le papier à musique.

« Je suis heureux seulement lorsque je suis dans ce studio où nous parlons en ce moment ; il n’y a pas de téléphone et je peux me consacrer totalement à mon travail. Je n’avance que dans la continuité », confie-t-il à Claude Samuel lors d’un entretien pour la revue Diapason en mars 2006.

Mais tout cela n’est pas encore suffisant : il lui faut dénicher une retraite plus intemporelle, hors des contingences.

Le Village de La Sage en Valais (Suisse) vers 1960.

La Sage, le refuge

« Enfin mon âme fait explosion et sagement elle me crie :
N’importe où ! N’importe où ! Pourvu que ce soit hors du monde ».
Charles Baudelaire, cité par Henri Dutilleux

C’est en Suisse, en Valais, dans le petit village de La Sage, à 1700 mètres d’altitude, au fond du Val d’Hérens, au milieu de vieux mazots ancestraux, de cimes surplombantes et abruptes, de troupeaux de vaches à la robe noire qui demeurent la fierté de ce canton montagnard, qu’il finira par la découvrir.

Le chalet voisin de l’église de La Sage (Valais, Suisse), loué par les Dutilleux, photo prise en 2016.

Et, dans ce cadre, des êtres forgés par cette nature : fiers, simples, ardents, mais jamais envahissants. En un mot : attentifs (un mot précieux pour le compositeur) et discrets, comme il sait l’être lui-même.

Très vite, il va y avoir osmose, parenté d’âmes. D’autant que, depuis longtemps, souffle ici une curieuse aspiration aux choses de l’esprit : une paysanne autodidacte, Marie Follonier, née Quinodoz [1914-1979] – que tout le monde appelle ici Marie des collines -, sous l’impulsion d’un jésuite, le père Jean Simonnot [1874-1959], recteur du village et photographe passionné, s’est pris d’une passion irrépressible pour la philosophie et pour la culture.

Marie Follonier [1914-1979], dite Marie des Collines.

En 1960, elle avait ouvert au cœur du village le Café des Collines, qui deviendra vite un repaire philosophique et littéraire, où les livres cohabitent en bonne harmonie avec les réchauds à fondue, les plats de viande séchée, le Fendant et tous les vins issus de ce terroir fertile.

La réputation du bistrot s’étant répandue bien au-delà des vallées valaisannes, on venait de loin y débattre, y discourir, dans une joie d’apprendre et de s’enrichir par la connaissance partagée. La poutre maîtresse de l’établissement porte encore aujourd’hui cette belle devise latine tirée d’Horace :

« Lucis amans gens es noctem tenebrasque perosa »
(« Tu es d’une race qui aime la lumière et déteste la nuit et les ténèbres »).

Les Dutilleux y passèrent des heures mémorables : la personnalité généreuse de Geneviève, la finesse féline d’Henri trouvèrent là une sorte de résidence de cœur.

Le Café des Collines à La Sage en Valais (Suisse) en janvier 2016.

Cependant, comme à Candes, comme à Paris, Henri Dutilleux recherche toujours une « cabane à composer » plus intime, plus secrète. Il prend l’habitude de venir aussi pendant la saison ingrate.

On va mettre à sa disposition, dans un chalet, une pièce à la mesure de cette retraite : en tout et pour tout s’y trouvent un piano droit, une table, une chaise, du papier à musique, un crayon, une gomme.

Dehors, la haute neige enchâsse la demeure, et parfois, pendant plusieurs jours, les giboulées rendent opaques la vue vers l’extérieur qui perce par les petites fenêtres en bois.

Les rares passants qui se seraient risqués dans les parages auraient peut-être pu entendre, venant de l’intérieur, la voix du compositeur chantonnant en murmurant inlassablement tel ou tel passage de l’œuvre sur laquelle il travaille, battant d’une main la mesure pour un orchestre invisible, tenant crayon et gomme de l’autre. Rien dans cette séquestration avec soi-même ne peut le distraire de la récolte silencieuse dont son artisanat lent et laborieux se fait laborieusement scribe et serviteur.

C’est pourtant dans cette cellule que naquirent les plus belles œuvres du compositeur : Tout un monde lointain, dans le prolongement des vers de Baudelaire, L’Arbre des songes et, plus que toutes les autres peut-être, Mystère de l’instant, œuvre-clé, porteuse de l’univers magique et poétique de son auteur.

Henri Dutilleux en train de composer dans la solitude à La Sage en hiver 1987.

La Sage, pour Henri Dutilleux, fut sans doute plus que tout autre lieu, l’écrin le plus fertile pour sa création, malgré la solitude de la saison hivernale et l’apparente aridité du site.

Ne nous leurrons pas : le moteur, encore une fois, n’est pas le décor naturel, mais la possibilité d’y pouvoir installer une citadelle de méditation et de silence. « À la Sage, dit-il, les trois premiers jours sont les plus difficiles : après Paris l’isolement, le silence paraissent difficilement supportables. Et puis, peu à peu, on s’imprègne de ce rythme, de cet isolement : tout, alors, devient plus simple, naturel… »

Le décor ambiant doit envelopper la quête, mais ne jamais l’envahir ou la submerger. L’inspiration, encore une fois, est ailleurs.

Il l’explique clairement à propos de Timbres, espace, mouvement : « La littérature et la peinture sont comme de la nourriture, j’en ai besoin. Lorsque je lis un beau texte, roman ou poésie, j’en suis habité. Avec Baudelaire, c’est constant. Chez lui, il y a quelque chose qui m’a toujours poussé à la réflexion, quelque chose qui m’inspire. Même phénomène avec Van Gogh. Les chocs émotifs que provoquent certaines œuvres littéraires ou picturales déterminent souvent un premier geste musical… Ainsi, dans Timbres, espace et mouvement, il y a un travail des couleurs et de l’espace parce qu’il s’agit de cela en peinture, mais aussi du mouvement parce qu’il y a mouvement dans le ciel de la toile de Van Gogh. En revanche, je ne trouve pas d’inspiration directe dans la nature ».

Il est capital, pour pouvoir renouer rapidement avec ces états sensibles, puisés dans les strates de l’imaginaire, que les coupures inévitables du processus d’écriture ne soient pas trop « polluées » par des sollicitations externes.

«  Sans me limiter aux correspondances, aux synesthésies chères à Baudelaire, je songerais à l’anxiété, aux tâtonnements communs au peintre et au musicien, au seuil de l’œuvre à naître, à ce « désert’ » dont parle encore Bazaine : « Ce désert, le premier pas, la première « touche’ » l’envahit tout entier […]. Un espace se crée, le blanc devient lumière, la toile commence à exister. Cette première semence vient de nous ». Et je rapprocherais cette pensée de notre Claude Debussy lorsqu’il décrit « le tourment délicieux de l’idée à choisir entre toutes ».

Henri Dutilleux, in Nicolas Darbon, Henri Dutilleux, entre le cristal et la nuée, p. 69.

D’où le rituel d’un lieu « consacré » à ce travail spécifique : tout y demeure en place, intact, tel qu’on l’a laissé en partant. Et – j’insiste particulièrement – plus l’espace est « minimaliste », plus la pièce à composer, dénuée d’objets distractifs, ne contient que l’indispensable – le piano, la table, la chaise, le crayon, la gomme – mieux l’artiste, telle une plaque photosensible disponible à l’hyperesthésie, peut recueillir et retrouver les impressions, les vibrations, là où il les a laissées en s’éloignant provisoirement.

Dans ces conditions, la réclusion dans une clôture librement consentie représente le modus vivendi pour pouvoir préserver l’inspiration créatrice : ce lieu devient ainsi, d’une certaine manière, un espace sacré.

« […] Une part de sacré, un appel à la transcendance. L’art sacré compte beaucoup pour moi, même si je n’ai composé aucune œuvre strictement religieuse », avouera-t-il à Emmanuelle Giuliani dans une interview dans La Croix datée de décembre 2010.

« […] Si j’évoque souvent la fascination qu’exerce sur moi la nature, on pensera à une sorte de panthéisme. Cependant, il semble que cette aspiration vers le sacré s’est affirmée peu à peu au fil des années. Le choix de certains titres, ou sous-titres, de mes œuvres n’est-il pas déjà une indication ? Timbres, Espace, Mouvement ou la Nuit étoilée, Constellations, Litanies, Miroir d’Espace, Temps Suspendu… se référent, il est vrai, au domaine cosmique et, en ce sens, sommes-nous si loin du sacré ? »

Le territoire consacré par le compositeur à son artisanat ne peut être borné par des certitudes tranchées, dogmatiques. Il doit, pour laisser affleurer « tout un monde lointain », laisser place à l’interstice, au pointillé.

Et, quand on lui demande quelle œuvre de lui il conserverait dans son panthéon, il n’est pas étonnant de l’entendre répondre : « C’est Tout un monde lointain que je sauverais… peut-être. Pour quelle raison ? Je ne sais pas. Cette œuvre est liée à une part de ma vie. C’est aussi la forme, l’élan général, l’impulsion, le climat. J’y reste attaché parce qu’elle m’a envoûté longtemps. Même après, ce qui est très rare, parce que je pense toujours à l’œuvre suivante. J’avais eu beaucoup de mal à m’en détacher […] Mais ce n’est pas ça, je ne sais pas, c’est lié à toutes sortes de choses. Mais… je crois… c’est une pièce qui a aussi beaucoup de pouvoir sur le public, bien qu’elle se termine une fois encore « à la manière d’un enfant qui se pend pour une grande personne », puisqu’elle ne se termine pas. Elle reste en pointillé… ».

Comme pour de nombreuses initiations spirituelles, la clôture, chez Henri Dutilleux, est le préalable libérateur des énergies créatrices. Elle relève d’une cosmologie spirituelle : « Le Cosmos et la Religion sont très liés pour moi » (Henri Dutilleux, à propos de son œuvre Correspondances, 2003).

Elle permet aussi, sous certaines conditions, de prendre une distance apaisée avec la contrainte du temps : « Notre travail, dit-il dans l’entretien avec Bruno Serrou, particulièrement le travail d’élaboration lorsque l’on écrit une œuvre pour orchestre, c’est un travail artisanal complètement décalé par rapport au rythme de la vie de notre époque qui nous oblige à aller toujours plus vite, à tout terminer tout de suite. Et moi je tiens à avoir le temps d’écrire, je trouve que c’est irremplaçable. Il faut savoir prendre le temps ».

Elle appelle une forme d’ascèse, n’ayant plus d’autre objet que de faire émerger le substrat imaginaire, mais aussi d’enfance, d’émerveillement, de droit au tâtonnement et au doute : l’artiste peut alors tenter d’accueillir sur l’espace de sa feuille encore blanche les premiers frémissements du « mystère de l’instant ».

Imprégnation, mystère : La Sage, dans sa toponymie, par sa signification sublimée de sagesse, devint ainsi clôture féconde pour celui qui avait fait sienne cette pensée chinoise :

« Si ce que tu as à dire n’est pas plus beau que le silence, alors tais-toi ».