MICHEL CORBOZ

Variations chorales

Des mois ont passé : après d’inévitables instabilités j’ai enfin retrouvé des moyens vocaux convenables. Ma voix, bien que loin du ciel où j’étais jusque-là, n’est plus un corps étranger. Je commence à apprendre à pactiser avec cette nouvelle pesanteur à laquelle rien ne m’a préparé.

On m’a rapidement catalogué dans la tessiture de baryton mais, comme mon ambitus est assez large vers l’aigu, c’est dans le pupitre des ténors que je vais avoir l’occasion de déployer ma nouvelle enveloppe. Dans la « section artistique » du Collège Voltaire nouvellement créée, qui prépare à la Maturité (baccalauréat) et dont je suis un des élèves, on a tôt fait de repérer ma voix et de l’orienter vers le pupitre des ténors, plus que disparates, du chœur de l’établissement. De son côté l’organiste Philippe Corboz, qui vient d’arriver à Genève, et enseigne l’harmonie et le solfège auprès de notre petit auditoire turbulent, a remarqué mes facilités de chanteur. Il suggère de me présenter pour une audition à son célèbre cousin, le chef de chœur Michel Corboz, auréolé de ses succès discographiques auprès de la firme de disques Erato, qui recherche de nouvelles voix pour son Ensemble Vocal de Lausanne. Des ténors de préférence…

Michel Corboz

L’audition est fixée et se déroule un mercredi au Conservatoire de Genève.

Le maître, à peine descendu de son avion venant du Portugal, où il dirige depuis quelques années le chœur de la Fondation Gulbenkian, est de mauvaise humeur. Retranché derrière ces lunettes de soleil, il repousse les lieder et mélodies « pour voix de baryton » que j’ai préparés à son intention, préférant se mettre au piano et improviser avec sa belle voix de ténor gruyérien des mélopées de plus en plus complexes, qu’il me fait chanter en écho, les modulant sur l’échelle chromatique. Après quelques minutes de ce régime un peu surprenant il me dit : « Est-ce que tu es libre dimanche prochain ? L’Ensemble chante la Messe en si à Strasbourg, débrouille-toi pour apprendre la partition en vitesse ».

C’est ainsi que je devins à 15 ans et pour près de 10 ans un des membres de ce prestigieux chœur… et pendant pas mal de temps son plus jeune élément. Impossible de contourner l’obstacle, le maître avait tranché : « Tu es peut-être baryton, mais c’est dans les ténors que je te veux ».

Malgré ses cheveux précocement blanchis Michel Corboz a un charme fou, une séduction irrésistible. Auprès de lui le travail est rapide, le chœur splendide, très professionnel, bien que composé en grande majorité d’amateurs, les tournées nombreuses et stimulantes, car l’Ensemble est demandé un peu partout. Exalté par les chefs-d’œuvre que nous enregistrons à tour de bras (Vêpres et madrigaux de Monteverdi, Messe en si de Bach, Requiem de Mozart, œuvres religieuses de Vivaldi…), je m’y trouve comme un poisson dans l’eau.

Les concerts, les tournées et les enregistrements s’enchaînaient avec toujours le même succès à la clé. Je tentais tant bien que mal de mener de front mes cours au conservatoire, ma scolarité au collège dans le cadre de la section artistique, dont les horaires étaient plutôt denses… et nombre d’autres activités comme chanteur et pianiste, notamment avec Pierre Pernoud et sa Psallette

Mais peu à peu, malgré le bonheur de fréquenter et de reprendre inlassablement les chefs-d’œuvre qu’affectionne Michel,  je vais commencer à déplorer l’absence de renouvellement du répertoire et le peu de curiosité du chef pour des œuvres moins « grand public », plus difficiles d’accès, alors qu’à mon sens il dispose de l’instrument idéal pour une telle ambition : tant d’œuvres attendent qu’on les sorte de l’oubli…

De ce fait il me semblait de plus en plus indispensable de créer mon propre ensemble vocal et instrumental : avec ce groupe je pourrai m’efforcer de combler cette lacune, bien que ne disposant pas d’une phalange aussi performante que celle du chef gruyérien. Étant aussi obligé de suppléer bien souvent aux voix absentes dans les différents registres, je pourrai aussi au passage me faire plaisir en retrouvant ma tessiture naturelle.

En 1976, c’est dans l’enthousiasme que va naître ce groupe. Le nom que je vais lui donner traduit bien cet état d’esprit : Ensemble Vocal Élans, qui deviendra assez vite Ensemble Vocal et Orchestre Elans, réduit à ses initiales sou le vocable de EVOE (le cri des bacchantes !). C’est en jouant au piano le Aufschwung de Schumann que m’était venue cette idée d’élans… C’est là que je vais petit à petit découvrir ma nouvelle vocation de chef de chœur, puis de chef d’orchestre. C’est une révélation : chanter et diriger en même temps me semble être la bonne solution. Diriger, c’est aussi chanter, mais d’une autre manière : un geste qui ne respire pas demeure une gestuelle vaine, sans âme, une exhibition de métronome.

Le temps était donc venu de « tuer le père ». Il le fallait bien : si je voulais tenter de voler de mes propres ailes, il devenait nécessaire que je quitte le nid finalement assez douillet de ce merveilleux chœur et de l’emprise quasi mimétique de son chef. Je me souviens d’une « scène de rupture » mémorable au Valentin, à Lausanne, à l’issue d’une répétition, où j’avais pris mon courage à deux mains pour annoncer à mon chef bien aimé mon désir de quitter l’Ensemble à l’issue de la fin de la saison. Michel était entré dans une colère jupitérienne que j’aurais dû prendre comme le témoignage de son attachement à mon égard, mais que j’encaissais ce jour-là dans l’opprobre comme la confirmation du bien-fondé de ce que je venais de décider.

Malgré cet épisode un peu mélodramatique, en 1982, je me retrouverai une fois encore appelé en renfort dans le chœur de Corboz : cette collaboration va conclure d’une manière exceptionnelle cette période magique, dans l’irradiation de Michel captée par le réalisateur Claude Goretta, manifestement sous le charme hypnotique de son compatriote musicien. Tout le monde, y compris la régie musicale de Michel Garcin, le directeur d’Erato et mentor de Michel, s’était retrouvé à Genève dans l’immense vaisseau de la cathédrale Saint-Pierre, plongé dans une quasi obscurité, d’où n’émergeaient que les visages des choristes et instrumentistes… et la crinière blanche du chef de chœur, comme un astre rayonnant et inspirant portant cette musique qu’il avait si souvent dirigée et enregistrée et dans laquelle nous-mêmes continuions à puiser une sève jamais tarie. Jamais je n’oublierai ces séances étonnantes où la musique, la lumière et la ferveur se trouvèrent magnifiées par la caméra amoureuse et accompagnante de Goretta. « Ça n’a l’air de rien, mais il n’est pas facile de suivre un artiste au travail : surtout ce diable d’homme, sans cesse mobile, sans cesse volubile ! Or, disons-le d’emblée : Goretta a réussi là un coup de maître […] Tout Michel Corboz, ou presque, est dans ces images et ces sons » écrivit alors Pierre Gorjat dans La Tribune-Le Matin. Le film fut diffusé peu après à la télévision sous le titre : Les Vêpres de la Vierge, moments de travail et d’inspiration (voir ce film).

Les deux artistes se retrouveront en 1984 à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon pour l’enregistrement de la bande-son du film-opéra sur l’Orfeo de Monteverdi que Goretta réalisera à Cinecittà, avec comme chef de la photographie ce magicien de la lumière qu’était Peppino Rotunno, complice de toujours pour Fellini ou Visconti.

La cantate Et la Vie l’emporta

Le compositeur Frank Martin, si souvent lié à ma destinée musicale, était décédé en novembre 1974, laissant sa dernière œuvre inachevée : c’est son ami et disciple le compositeur Bernard Reichel qui l’avait complétée d’après les esquisses qu’il avait laissées.

Et la vie l’emporta, triptyque bouleversant sur le thème de la souffrance et de la maladie, commande de la firme pharmaceutique Zyma pour son 75e anniversaire, commence par une Imploration, sur un poème de Maurice Zundel, et est suivie d’une partie centrale gravitant autour du fameux choral de Luther : « Ce fut un merveilleux combat quand Vie et Mort luttèrent. Par la vie l’Esprit l’emporta : la Mort rentra sous terre ». La troisième partie, Offrande, s’achève sur une prière : « Que pour vous, aujourd’hui, demain et à jamais, le jour se lève et les ombres s’effacent…».

C’est à Michel Corboz et à son ensemble que fut dévolue la création de l’œuvre

Michel me sollicita à nouveau pour faire partie du petit chœur de solistes qu’il avait constitué pour l’occasion […]

La création de la Cantate eut lieu au printemps, en même temps qu’elle était enregistrée à « Radio-Lausanne » pour un disque qui devait paraître à l’occasion de l’anniversaire de la Zyma.

extraits de Patrick Crispini, celui qui chantait toujours !