Blog-notes

Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de l’univers
la plus dense, la plus utile et la moins apparente.
(Feuillets d’Hypnos, René Char)

Fortunes de mer, vitrail des eaux

par Patrick Crispini

« D’abord je choisis mes galets avec amour : leur texture, leur densité, le grain, la veine, une forme qui attise mon œil, caresse mon imagination… Je les soupèse, je les lèche pour qu’ils me redonnent un peu de leur lumière. Après la récolte ils peuvent rester longtemps en attente quelque part dans la maison.

Mon dessein n’est pas de les peindre ni de les recouvrir de je-ne-sais quel décor qui les dénaturerait. Je ne m’autorise que de les rehausser discrètement , de les « enluminer », comme pouvaient le faire les moines des monastères.

Je n’ai donc pas le droit à l’erreur : mon trait à l’encre doit être sûr . Il ne peut être refait. De la même façon que pour le calligraphe chinois, mon geste est unique et définitif.

Ainsi seulement, me semble-t-il, peut-on célébrer la beauté du galet, sa force immémoriale… »

Herveline Delhumeau, préface à une exposition (mai 2000)

à propos d’une exposition de Herveline Delhumeau consacrée au galet

par Patrick Crispini

Échoué sur les plages du temps, le galet, jusque-là, se conjuguait au passé indéfini.
Exaucé par le geste d’Herveline Delhumeau, il s’accorde désormais au présent et se décline à la forme polie. Heureuse disposition, qui confère à ce rejeton de pierres brutes la noblesse de la robe.
Étranges destins croisés de l’homme et du minéral : émergeant lissé du ventre matriciel, l’homme ayant roulé sa bosse… meurt « accidenté ».
Le caillou, adolescence du galet, arraché à l’anfractuosité, se frotte aux millénaires, à l’assaut des eaux…et finit sa route dans l’anse d’une rivière, dans le lit du roi-fleuve, de la reine-mer… sur une plage, lisse comme un sous neuf !
A l’échelle d’une seule étoile, tout cela dure un instant, une petite vague dans le flux de l’éternité. Sorti du ruisseau, poli mais pas asservi, galet de pied, mais pas esclave, il suit ainsi le décret de Monsieur de Montesquieu qui, dans « L’Esprit des Lois », écrit :

« Tout homme doit être poli ; mais il doit aussi être libre ».

Son périlleux voyage, dans le creux inlassable du remous, façonne la maturité du galet.

La mer est son « joaillier » ; inlassablement, elle le métamorphose en bijou, miroir de la lumière. Elle en fait une pierre « imprécieuse », diamant de rivière, mais jamais rivière de diamants.

Brinquebalé, agité de tribord et de bâbord, souffrant en silence – les pierres sont muettes -, enrôlé de force dans la marine, cahoté parmi les rugissants, il surmonte des océans de préjugés, de mers démontées, de réactions houleuses, de ressacs, de tourbillons. Suprêmement policé, devant toutes ces turpitudes, il reste de marbre, faisant d’une pierre deux coups pour devenir galet-jade, après avoir été grain-galet.

Naufragé sur une côte première, et aussitôt mis au banc de la société !

Aucune opulente gorge, aucune cheville de jeune princesse ne le recueillent, aucune vente n’en fait enchères. Pas de vitrine, pas de bijoutier, pour investir dans cette pierre-là !

Seul, au fond des aquariums, on le découvre abandonné, marinant comme une garniture saladière dans une assiette sans goût.

Pour le galet, pas de marché, seulement le lancé, ricochet dérisoire à la surface des eaux.

Pire : il lui faut supporter les hordes barbares d’arrière-trains affalés et avachis qui, pour oublier un instant leur stress, lui volent sa part de soleil, tout en déclarant qu’ils préfèrent le sable fin !

Ces nouveaux conquérants immobiles le piétinent, le jonchent de leurs immondices. De pied en cap, le galet, ayant quitté les fonds marins, touche les bas-fonds de l’indifférence. En une formule lapidaire, il s’assèche, il se grise, il se ternit. N’étant pas pierre de taille à lutter contre l’inertie, il ne ressemble plus à rien. Tas de cailloux, oublié par la lumière.

Le touriste choit, là où le galet, épuisé, échoue.

Le galet songe-t-il encore à son illustre frère le vitrail, comme lui issu du sable originel, subissant l’outrage du feu – comme lui celui des eaux pour devenir surface miroitante – afin de transmuter sa pesanteur en miracle de transparence, translucide au cœur de la cathédrale ?

Vitrail des eaux, l’humble destin du galet n’est-il pas de resplendir, de réfléchir sur toutes les grèves du rêve ?

Galet-miroir, émissaire marin de la lumière,
galet-joyau dans le lit des cours d’eau,
galet-théâtre, Don Juan dans le Festin de Pierre, sous le regard des baignoires,
galet-jardin, enfermé dans l’alcôve des clôtures japonaises,
galet-prière, érigeant les murs des monastères.
Galet-sentinelle, à l’aube des citadelles,
galet-jeu, posé sur le sol par des enfants déchirés par les guerres,
galet-puits, composant le cercle des oasis, accueillant la caravane,
galet-dune, marquant le feu des campements.
Galet-empire, conquis sur lui-même,
galet-main, offrant sa tiédeur à la joue tendue, sa chaleur aux amants rassemblés dans leur couche, aux vieillards esseulés sous leurs draps, sa froideur au front fiévreux.

Concert de galets, entrechoqués, stridulants, claquants, percutés, frottés l’un contre l’autre pour faire jaillir le rythme, le battement.

Cymbales d’embruns et de remous, symphonie d’écumes et de lames, caisse de résonance des sphères lointaines…

Galet, serviteur des cinq sens : la vue, par rutilance, l’ouïe, par cliquetis dans la vague, le toucher, par rondeur lisse épousant la paume, l’odeur, par traces d’algues et de sel.
Et le goût ! Celui qui n’a pas, un jour, léché le galet salé ne sait pas ce que saveur veut dire !

Mer, sable…

C’est là que s’achève généralement le chemin des pèlerins du soleil.

C’est là que commence le voyage d’Herveline Delhumeau, puisant ses trésors de galets à la source des flux marins, qu’elle « enlumine » – comme le bel artisanat à l’aube du parchemin.

Chantourner le galet.
Dans ce verbe ancien réside le mouvement qui anime son travail : le chant, et le tour de main, chorégraphie de douceur et d’amour.

Par-dessus tout, elle s’emploie à n’en jamais altérer ni le grain ni la trame originels.

Face à la part intemporelle du minéral, elle imprime une trace discrète mais ferme, qui fait écho à des mystères plus profonds, exigeant le respect des cycles immuables, dont la nature nous enseigne la noblesse.

Là où le passant foule sans les voir les épaves des galets asséchés, Herveline discerne le relief, la texture, les choisit avec des patiences maternelles.

Elle leur redonne le lustre et le vernis, tel Stradivarius à l’âme de ses violons, afin que ces soleils des eaux, comme sous la vague, resplendissent à nouveau et demeurent des « fortunes de mer »…

« Quand je peins ou dessine, il me semble que je retourne à mon élément naturel.
J’ai toujours été entourée par des mains créatrices, des odeurs d’encre et de térébenthine.

Mon arrière grand-père Gustave Delhumeau était un peintre apprécié; mon père Jean-Paul Delhumeau, dit Morog, hyper créatif en tous domaines, n’a pas hésité à me confier des crayons ou des burins avant même que je ne sache écrire… J’ai donc grandi dans un monde où l’imaginaire avait autant de place que la réalité.

La mer, la nature, les mondes minéraux, le goût de l’objet ou d’un détail architectural, la fascination pour une certaine abstraction n’ont jamais cessé de nourrir en moi le bonheur mystérieux de voir surgir des pensées mises en forme au fil du trait.

Ma vie professionnelle, passionnante, ne me laisse pas beaucoup de temps libre : voilà pourquoi j’apprécie d’autant plus ces moments où je me retrouve au cœur de moi-même.

J’ai appris en regardant, j’ai regardé en apprenant ».

Herveline Delhumeau, préface à une exposition (mai 2000)

Illustrations : © Herveline Delhumeau, Mes fortunes de mers, galets divers…