Blog-notes

Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de l’univers
la plus dense, la plus utile et la moins apparente.
(Feuillets d’Hypnos, René Char)

Hommage à Gérald Lapertosa

l’ami délicieux

par Patrick Crispini

La fidélité d’un grand humain

Gérald Lapertosa n’est plus. L’ami délicieux, le complice irremplaçable, le grand humain qu’il était nous manque déjà, terriblement, au-delà des mots de circonstance qu’il n’aurait sûrement pas aimé nous entendre prononcer. Car Gérald incarnait la vie même, la passion des relations à entretenir entre les êtres, faisant sienne, à chaque moment de son existence, cette formule de Saint Exupéry : « Il faut tisser des liens entre les hommes ».

Sa fidélité proverbiale lui avait permis de conserver intacts les contacts avec ses amis d’enfance et de jeunesse, qu’il continuait à revoir régulièrement, avec une attention à leur égard qui ne se démentait jamais. Car il y avait toujours, dans le regard malicieux de ce bon vivant, une lueur d’amour bienveillante qui vous accompagnait, semblait vous dire : « Vas-y, mon ami, ne te décourage pas, accomplis ce que tu dois faire, je suis avec toi »

Son geste, tant amical que médical, faisait du bien à ceux qui eurent la chance de l’approcher.

Un geste professionnel apaisant, bienfaiteur : n’était-il pas un des piliers de l’ostéopathie en Suisse, la mémoire vivante et vibrante d’une profession qu’il avait largement contribué à installer, alors qu’elle n’était pas encore – loin s’en faut – reconnue comme une discipline à part entière ? Non seulement il s’était employé à en consolider les structures, mais s’était préoccupé très tôt d’en assurer la transmission auprès de futurs jeunes consœurs et confrères.

Sa passion pour les choses de l’esprit avait trouvé depuis longtemps son complément dans la maîtrise des organes du corps humain, qu’il avait appris lentement, patiemment, à acquérir à travers ses pratiques successives de physiothérapeute, d’étiopathe puis d’ostéopathe, enseignant puis fixant la théorie dans divers articles et un ouvrage, « Quelle médecine ? », qu’il voulait une somme accessible à tous.

Mais ce qui fit de Gérald une personne  rare, précieuse, était sa générosité, sa curiosité toujours en éveil. Gérald était un être partageur ; j’en sais quelque chose.

Le complice imprévu

Notre première rencontre fut totalement fortuite. J’avais contracté un tour de rein persistant, dans le cadre de mon métier de chef d’orchestre, engendré par des heures de position debout face à l’orchestre et sans doute des tensions consécutives à cet exercice.

Une amie m’avait confié l’adresse d’une physiothérapeute à Genève, dont le cabinet se trouvait dans le même immeuble que celui de Gérald. Un peu déboussolé, je m’étais trompé d’étage et retrouvé sans le savoir dans la salle d’attente de Gérald Lapertosa. Après un temps, la porte s’ouvrit : je vis pour la première fois le petit homme à la crinière blanche qui me dévisagea avec son coup d’œil malicieux, puis me pria d’entrer dans sa salle de soins. Il ne connaissait pas mon nom, mais commença tout de suite à m’examiner. Je lui dis que je m’attendais à rencontrer une thérapeute. « Vous vous êtes trompé d’étage, me dit-il, mais cela ne fait rien, je vais m’occuper de vous ». Et c’est ainsi que commencèrent nos rencontres.

Je revins plusieurs fois le consulter, car il m’avait bien soulagé de mes problèmes de dos.

 Il avait été intrigué par mon métier de chef d’orchestre, dont je lui avais parlé entre deux manipulations. Puis nous avions pris l’habitude de fixer un rendez-vous en fin de matinée, afin de pouvoir ensuite partager le repas de midi ensemble.

Gérald était curieux de tout, insatiable d’apprendre, mais mon univers musical lui paraissait inabordable. Je m’efforçais de lui démontrer le contraire, de lui expliquer des notions artistiques et musicales qui semblaient l’intéresser au plus haut point. Entre deux bouchées – et un ou deux bons verres d’un vin italien que nous chérissions tous les deux – nous prîmes l’habitude d’échanger sur des sujets d’actualité, mais toujours dans une optique philosophique, tout cela joyeusement, « à la bonne franquette ».

Il fallut près de deux ans pour que nous passions au tutoiement.

Un jour que nous reparlions de musique, il me dit à brûle-pourpoint : « Pourquoi ne ferais-tu pas des cours à Genève pour des gens comme moi, tu expliques si bien des choses qui nous semblent inaccessibles ».

Comme j’habitais déjà Paris et que, de ce fait, je manifestais des réticences à propos de l’organisation matérielle et pratique sur place, Gérald ajouta : « Je peux t’aider, si tu veux. On peut trouver un lieu, j’ai un carnet d’adresses que l’on pourrait contacter et j’assurerai la trésorerie à tes côtés ».

À l’origine des musicAteliers

C’est ainsi que débutèrent les musicAteliers. Les réunions eurent lieu tout d’abord dans une salle de la paroisse de Sainte-Thérése qu’un ami de Gérald, membre de la paroisse, avait réussi à dégoter. Avec des moyens rudimentaires, un piano un peu bancal et une radio-cassettes pour tous supports, nous lançâmes ces rendez-vous avec quelques auditeurs, dont la plupart étaient des amis ou des patients de Gérald.

Petit à petit, Gérald réussit à obtenir quelques articles dans la presse, le bouche à oreille se prit à fonctionner et une petite communauté de fidèles auditeurs se mit à suivre nos rencontres.

Plus tard, nous trouvâmes un nouveau lieu d’accueil un peu plus approprié à l’Institut Jaques-Dalcroze et les cours prirent du volume et de l’assurance.

Gérald payait de sa personne : lorsque certains manquaient à l’appel, il n’hésitait pas à les relancer par téléphone, à les rappeler plusieurs fois si nécessaire. Grâce à son entêtement et son acharnement, le cercle progressivement se mit à s’élargir et bientôt une association vit le jour pour soutenir l’activité.

Pour Gérald et moi, il y avait une sorte d’émotion à se retrouver dans les locaux de l’Institut : dans mon enfance, grâce à une jolie voix, j’avais participé à moult démonstrations de « la méthode Jaques-Dalcroze » et avais incarné sur scène et au disque le « Petit Roi » du « Jeu du Feuillu » et aussi « le Petit Roi qui pleure », fleurons des bijoux musicaux écrits par « Monsieur Jaques ». Quant à Gérald, grâce à la souplesse acquise à la gymnastique et son art de la cabriole, il avait été choisi pour être l’un des « quatre fous de mai » du « Feuillu » dans des spectacles de l’époque.

Une complicité dalcrozienne qui s’ajouta à beaucoup d’autres, souvent surprenantes, qui ne manquèrent pas de nous amuser, au fur et à mesure que nous les découvrions, et qui finirent par nous laisser accroire que notre rencontre n’avait pas été le fruit du pur hasard.

L’ostéopathe et le musicien, le féru de sport et l’adapte du « no sport » cher à Churchill, le vigousse professeur de gymnastique et l’intellectuel empoté… tout cela aurait dû rapidement nous éloigner, mais c’est le contraire qui se produisit : non seulement notre amitié s’affermit mais elle nous permit, à travers les cours mensuels, de nous retrouver avec la même joie pendant près de 25 ans !

L’ami délicieux

Quelle amitié entre nous ! Jamais désavouée, toujours renouvelée.

Il me confiait beaucoup sur sa vie, il en savait long sur la mienne. En particulier, il me faisait partager son amour pour sa famille, l’extraordinaire entente qui le liait à son frère Claude, à ses enfants dont il admirait les qualités professionnelles, la réussite. C’était beau de voir cette harmonie dont, pour beaucoup, il était le ferment, le lien unificateur. Lors des coups durs que certains eurent à subir, j’ai su qu’il était toujours là, à leur côté, vigilant, comme un arbre protecteur et rassurant.

Tout cela nous le partageâmes dans une complicité unique et indissoluble.

Bien sûr vingt ans nous séparait, mais nous n’y pensions ni l’un ni l’autre.

Lorsque l’amitié atteint la clarté d’une source naturelle, l’âge ne compte pas, ne compte plus.

Gérald restait un battant, refusant les assauts de la vieillesse : que ce soit sur son scooter ou à skis, sport qu’il aimait par-dessus tout à pratiquer, il demeurait aux commandes de sa vie. Jusqu’à un âge avancé, il conserva une partie de sa patientèle fidèle, et nous étions nombreux à nous en féliciter. Quand son épouse disparut, s’étant occupé d’elle jusqu’à la fin, il fut bien abattu, se retrouva seul, mais ne montra aucun signe de faiblesse.

Il continua à suivre nos cours, malgré une perte progressive de ses facultés auditives.

Là aussi, pas de plaintes, pas de jérémiades, il s’efforçait de garder intacte sa joie de vivre, la curiosité de son esprit. Quand je venais à Genève, il continuait de me proposer de tester de nouvelles tables en sa compagnie avec son « passe gourmand ». Lors de ces tête-à-tête, nous continuions à rire ensemble, beaucoup, comme des gamins, à nous réjouir d’être au monde.

Pour Gérald, il y avait une dignité à demeurer maître de son destin, à ne jamais devenir un poids pour ses proches et ses amis, à demeurer lucide et libre de ses actes.

Vivre juste, agir vrai, mourir digne.

Ainsi, voyant s’affaiblir progressivement ses capacités, nous a-t-il quittés, de sa propre volonté, mercredi 5 juin 2024, entouré des siens, aussi paisiblement qu’il le souhaitait, en laissant pour ceux qui, dès maintenant vont prolonger son souvenir, l’exemple d’une trajectoire de vie qui fit le bien autour d’elle avec la générosité et la simplicité d’un grand humain.

Merci, Gérald, pour tout ce que tu nous as confié.

Merci, mon ami, pour tout ce que tu m’as donné.

Patrick Crispini, 6 juin 2024