LES TEMPS D’ART
SAISONS ARTISTIQUES AU CŒUR DU VALAIS
HOMMAGE À JACQUES-LOUIS RIBORDY
J’ai avec le Valais des liens profonds et particuliers. Il faudra un jour que je raconte comment, dès mes quatre ans, j’y suis venu et revenu chaque année, sans interruption, d’abord avec mes parents puis, désormais comme adulte, chaque été, pendant les vacances, avant d’y séjourner aussi l’hiver, puis de penser m’y installer pour le restant de mes jours, ayant « posé mes papiers », comme l’on dit, à la Commune de Chalais dont dépend administrativement le village de Vercorin où j’avais résidence. C’est là, pendant mon enfance, que j’ai partagé avec mes petits camarades du village des moments, des fêtes et des jeux inoubliables, et que sont nées mes plus durables amitiés (certaines, parmi les plus précieuses, perdurent encore aujourd’hui). C’est là aussi que j’ai fait les plus belles découvertes au cœur de cette merveilleuse nature alpestre dont j’ai arpenté – avec mon père, un vrai chamois qui adorait gravir la montagne et marcher pendant des heures – presque tous les sommets alentours. C’était un temps où chaque jour nous préparait à des émerveillements, où chaque course en montagne était prétexte à réunir les familles lors de formidables pique-niques, où les produits de ce terroir prolifique se dégustaient en d’autant de raclettes géantes où le vin des caves amies remplissait les verres et l’accordéon accompagnait les ritournelles des chansons entonnées au soleil. Il y avait encore l’admirable Vallon de Réchy, où tout semblait préservé des envahissements de la soi-disant civilisation moderne : bercé par le chant des cascades, survolé par les vols de choucas dont les cris résonnaient au-dessus du Lac du Louché, égaré dans les méandres de l’Ar du Tsan, les fringales assouvies du côté de Tsarzey ou du Crêt-du-Midi, j’y préparais, au milieu de ce cirque admirable de sommets et d’alpages, partitions de poche dans le sac de montagne, les programmes de mes futurs concerts…
Oui, c’est bien là, au-delà de la beauté des sites et les délices des fiestas et des agapes partagées, que j’ai rencontré les êtres les plus rares, des compagnons de cette race dont l’inextinguible fidélité, débarrassée des conventions et des postures qui désenchantent tant de rapports humains, vous donnent le plus grand des présents, celui du « partager-vrai ».
C’est pourquoi, lorsque je rencontrai à Venise celle qui allait partager mon existence, je n’eus de cesse de lui faire découvrir le village de mon cœur et ce Valais où je savais que sa grande sensibilité trouverait à faire résonner au juste diapason son beau verre de cristal. Non seulement le poète Rainer-Maria Rilke, qui acheva son existence à Muzot au-dessus de Sierre et y trouva sa sépulture sur la colline et le grand vent de Rarogne dans le Haut-Valais, nous avait réuni dès notre première rencontre vénitienne, mais il nous guida ensuite vers l’église de Saint-Romain, qui jouxte sa tombe à Rarogne, où nous nous mariâmes et échangeâmes nos consentements en septembre 1998, entourés de tous nos amis venus du monde entier et le cercle des proches valaisans, avec lesquels nous étions ce jour-là plus que jamais soudés pour le vie… Même le prêtre qui officiait à cette cérémonie, le cher François-Xavier Amherdt avec lequel, dans une autre vie, j’avais fait pas mal de musique – et que nous avions sollicité, je dois l’avouer, non seulement pour ses hautes valeurs spirituelles et son ouverture d’esprit, mais aussi pour sa belle voix de ténor, car nous voulions un célébrant qui « chante juste » – littéralement nous « tomba du ciel ». Il avait ce jour-là plusieurs mariages à célébrer dans des lieux très éloignés et j’avais obtenu – par l’entremise de son directeur l’ami Bruno Bagnoud – qu’Air-Glacier aille nous le chercher là où il se trouvait pour le précédant mariage et nous l’amène en hélicoptère !
J’avais donc ces liens admirables avec le Valais, mais je ne m’y étais encore jamais produit en tant qu’artiste. Mon activité artistique se déroulait à l’étranger et l’on n’en parlait guère avec mes amis valaisans lorsque je les retrouvais. Je ne m’en offusquais pas : au contraire, il me paraissait presque souhaitable que ces deux mondes de ma vie ne se se fréquentassent point. Mais les choses changèrent un peu lorsqu’en mai 1998 un concert de la Petite Messe Solennelle de Rossini put être organisé dans la Cathédrale de Sion. Le succès de l’opération remonta aux oreilles de mon ami avocat Jacques-Louis Ribordy, avec lequel j’entretenais depuis quelques temps déjà des contacts fructueux où la musique et la peinture tenaient une place essentielle. Au même moment, Jacques Germanier, une autre connaissance, mais dans le domaine du vin cette fois, avait pris langue avec moi, souhaitant organiser des soirées artistiques au Relais du Valais à Vétroz, dont il était devenu le propriétaire. Ce brillant œnologue, redoutable homme d’affaire qui avait fondé les Caves du Tunnel à Conthey et possédait des vignes en Afrique du Sud, souhaitait que je lui concocte des « événementiels » (comme on disait dans son univers commercial). Et cela d’autant plus que, pensant m’installer en Valais, je venais de lui confier « en attendant » – et en dépôt – mon piano demi-queue de concert personnel. Après m’avoir accompagné pendant mes études à Genève, puis à Venise, celui-ci s’était donc retrouvé à Vétroz dans la salle des Combles, bel espace à la charpente splendidement chevillée et aux vénérables murs en pierres sèches. J’avoue que je n’étais qu’à moitié rassuré de l’abandonner dans ce lieu propice aux rencontres bien arrosées de la vinothèque et aux bombances des repas de mariages qu’on y organisait…
Jacques-Louis Ribordy venait alors de mener à son terme la restauration d’un vieux bâtiment – La Vidondée –qu’il avait offert à sa commune de Riddes – et dont il souhaitait faire un lieu d’expositions et de manifestations culturelles. Cet homme d’art et de culture, en vrai gentleman qu’il était, avait mis beaucoup de ses deniers personnels pour obtenir le meilleur afin d’embellir ce futur espace de rencontres : architecture respectueuse du cadre ancien mais discrètement contemporaine, restructuration des espaces mis en valeurs par des matériaux de grande qualité… Rien n’avait été laissé au hasard et c’est pourquoi il s’était adressé à moi pour le conseiller sur l’achat d’un piano de concert Steinway dont il souhaitait doter la salle. C’est à ce moment que nous envisageâmes de mettre en place une vraie saison artistique où se côtoieraient concerts, expositions, récitals… tout cela manifestant une certaine ligne artistique, un style propre à ce nouveau lieu culturel. Pour des raisons pratiques, je proposais d’y associer le Relais du Valais et de faire d’une pierre deux coups ! Faisant appel à mon réseau d’artistes et à des forces vives valaisannes, nous montâmes rapidement une première saison artistique. Je la voyais comme une sorte d’étendard culturel dans le paysage ambiant. C’est ainsi que naquirent… LES TEMPS D’ART !
Désormais l’amitié qui nous avait réunis, Jacques-Louis et moi, s’était encore confortée et nous partageâmes ensemble de nombreux moments d’une rare qualité humaine. Ainsi me fit-il découvrir, parmi les protégés que soutenait la Fondation Langhart qu’il présidait, deux musiciens d’une même famille de surdoués, le très jeune Lionel Bringuier, alors encore étudiant en violoncelle et qui allait devenir, quelques années plus tard, en remportant le fameux prix du Concours de Chefs d’orchestre de Besançon, une des plus remarquables baguettes de sa génération, et son frère le pianiste Nicolas Bringuier. Avec eux comme solistes, j’eus l’occasion en 2001 de diriger un spectacle que j’avais écrit autour de l’œuvre de Rilke, L’ANGE ET LA ROSE, que nous donnâmes entre autres à Genève au BFM et à Savièse au Théâtre Le Baladin… et un autre récital-concert construit à partir des lettres échangées entre Rilke et Balthus intitulé ENTRE LE JOUR ET LE RÊVE, que nous eûmes l’honneur de présenter dans le Grand Chalais de Rossinière, dernière demeure du peintre Balthus, invités par sa veuve la Comtesse Setsuko. Les deux récitants en étaient la comédienne Irène Jacob et son compagnon Jérôme Kircher. Dans le même élan, la Comtesse Setsuko, avec laquelle j’avais le bonheur d’avoir pu nouer des liens affectueux, s’était entiché du projet de spectacle et m’avait proposé, issues de sa collection privée, trois œuvres de Balthus jamais montrées jusque-là au public : un paysage peint à Muzot en 1923, une aquarelle aux Roses et l’édition manuscrite originale de Mitsou, la bande dessinée que Balthus avait consacrée à son chat et que Rilke avait dédicacée. Ces trois inestimables trésors bien sommairement emballés dans deux grands linges et déposés dans le coffre de ma vieille Mazda, nous nous rendîmes ensemble à Savièse, Comtesse Setsuko somptueusement enveloppée dans un kimono printanier et moi-même au volant, où une délégation de la Commune nous attendait… Impossible d’oublier les visages ahuris de ces messieurs et dames et des journalistes venus pour la circonstance en voyant Setsuko jaillir de ma vieille voiture dans ses atours éblouissants, et de me voir sortir du coffres les précieux objets comme si de rien n’était… avant d’aller déposer les trois compositions du grand peintre dans l’exposition temporaire que la municipalité avait bien voulu consentir d’organiser en parallèle à notre spectacle…
De ces TEMPS D’ART, d’autres beaux souvenirs affleurent : le récital DE RIMES ET DE RAISON que nous proposâmes avec mon camarade Boris Perzoff, comédien à ses heures, complice de Pierre Brasseur et qui tint longtemps un restaurant rue Saint-Jacques à Paris où l’on venait dire de la poésie, qui décontenança plus d’un spectateur lorsque Boris entama la partie très franchement érotique du spectacle ; les sculptures de Daphné Woysch-Méautis autour de la figure d’Icare et notre spectacle LE RÊVE D’ICARE que j’avais écrit et conçu pour célébrer le centième anniversaire de la naissance de Saint Exupery, donné dans le cadre de la Fondation Gianadda le 30 juin 2000, avec Jean Desailly et Simone Valère, mes chers complices du Théâtre de la Madeleine à Paris, récitants du spectacle, venus spécialement de Paris ; les mêmes, invités par le vibrionnant Pascal Thurre sur la colline de la Vigne à Farinet à Saillon pour y être intronisés sur les traces de son premier propriétaire Jean-Louis Barrault, leur cher « petit patron » de la Compagnie Renaud-Barrault ; ou encore la venue à Riddes, pour un récital inoubliable, du grand pianiste franco-libanais Abdel Rahman El Bacha, dont l’amour pour la musique de Ravel nous avait réuni quelques années plus tôt ; sans oublier le jeune pianiste d’Isérables, Lionel Monnet, qui faisait alors ses débuts avec moi dans le redoutable Concerto pour piano et orchestre N°2 de Chostakovitch et qui accomplit, depuis, une belle carrière en restant fidèle à son Valais natal. Dans cette salle de la Vidondée, nous avons aussi organisé des rencontres, des échanges et de belle répétitions d’orchestre. Nous y enregistrâmes aussi quelques séquences du film UN CHANT LIBRE réalisé en 2002. Enfin je ne peux oublier que c’est dans cette belle salle dont je m’occupais encore que nous fêtâmes, avec tous ses amis du Valais, le quatre-vingtième anniversaire de mon père…
Comment oublier tant d’instants incomparables vécus sur cette terre du Valais ! Et tant d’autres encore qu’un jour il me faudra bien livrer d’une manière ou d’une autre. Au détour d’un chemin, d’un regard, d’un geste partagé, d’une verre trinqué dans la lumière du crépuscule, le Valais vous offre bien plus que l’hospitalité d’un cadre de vie ou le vitrail de belles amitiés offertes à la lumière. En vous penchant, en posant doucement votre joue contre le sol, en écoutant sans le perturber le chant fugitif du petit oiseau au-dessus de vous, en ne bougeant plus que d’un mouvement de paupière, vous sentirez peu à peu monter le secret battement de ce pays qui ne se livre ni ne se délivre, de ce pays qui s’accorde à la lyre de la terre, qui ne vitupère qu’entre gens bien nés, qu’entre ceux qui sont adoubés, qui donne à mesure de ce qu’il possède, sans besoin de retour. Attentif, mais encore mieux, accueillant, vous entendrez peut-être le son de quelque chose, une ardeur, une sève montante, le cliquetis d’une armure de chevalier qui s’éloigne, les sonnailles d’un troupeau, et vous sentirez, sentirez, humerez alors, le parfum d’une bouquet à nul autre pareil. Et vous murmurerez, en les bénissant, mais au secret de vos lèvres fermées, les mots « terre chérie », comme vous auriez dit : âme féconde d’ici.
Jean Desailly, Simone Valère et Patrick Crispini
sur la colline à Farinet à Saillon (Valais) le 30 juin 2000
Jean Desailly, Simone Valère et Patrick Crispini
lors du spectacle Le Rêve d’Icare le 30 juin 2000
Jean Desailly & Simone Valère : dès l’instant où nous nous rencontrâmes – c’était en 1981 – ce fut pour la vie ! Quelque chose d’inexplicable s’était passé, une sorte d’alchimie amicale et fraternelle qui ne trouve pas à s’expliquer par des mots. Une osmose, une parenté de pensées, une parenté tout court. A mon arrivée à Paris, je ne connaissais personne ou presque. Jean me dit : « Veux-tu être le directeur musical de notre Compagnie ? On n’a pas une vraie saison musicale, mais nos spectacles nécessitent toujours un climat musical, voire une partition originale… Veux-tu t’en occuper ? » Et c’est ainsi que je fus pendant plus de vingt ans un fidèle du Théâtre de la Madeleine – le théâtre de Guitry – où nous vécûmes tant de choses ensemble et, pour un temps, le directeur musical de la Compagnie Valère-Desailly.
Chacune de nos collaborations furent autant de moments d’amitié, de tendresse, de rires, de pleurs, et de grands baroufs avec les chiens successifs de Jean & Simone, le cher Léonard, qui suivait la pièce du moment depuis les coulisses, ou son successeur complètement foldingue qui, un jour, emporta dans un mouvement incontrôlé l’intégralité de la table des desserts dans notre « cantine » de la Frégate, où nous avions nos habitudes…
De temps en temps, Marie-Hélène Dasté, l’éternelle rêveuse éveillée des Copiaus venait nous rejoindre et nous refaisions le monde en rêvant d’une troupe idéale imaginaire. Et puis il y avait l’incroyable Vicky Messica, directeur des Déchargeurs, véritable réincarnation du poète maudit, qui joua notre spectacle Dis-moi Blaise consacré à Cendrars, qui disait comme personne la Prose du Transsibérien ou les Pâques à New-York… entre deux virées nocturnes dans les salles de jeu opaques de Paris où il « se refaisait » au poker …
Ou encore le royal bougon Georges Wilson qui, entre deux moues dubitatives, échafaudait ses prochaines mises en scène à la Madeleine. Et puis, de plus en plus loin de nous, abandonnés par leur propre Théâtre du Rond-Point, il y avait leur « petits patrons » Jean-Louis (Barrault) et Madeleine (Renaud) qu’on allait parfois rejoindre chez eux dans leur appartement du Président-Wilson, devenu paquebot d’un monde perdu.
Dans le monde du spectacle, tout le monde les appelait familièrement « Simone et Jean ». Leurs deux prénoms ne faisant plus qu’un. Ils attendirent quarante ans pour devenir mari et femme au regard de l’état civil, s’étant rencontrés en 1942, alors qu’ils tournaient le Voyageur de la Toussaint de Louis Daquin d’après Simenon.
A l’époque, Jean avait 22 ans. Il était déjà une grande vedette du cinéma et marié. Un premier prix de comédie, décroché dès sa première année de Conservatoire (fait rarissime), l’avait propulsé à la Comédie-Française. Simone n’était pas en reste. Elle s’imposait, à 19 ans, en jouant au côté de François Périer Une jeune fille savait. En 1946, les Renaud-Barrault fondent leur compagnie et s’installent au Marigny.
Jean est le premier comédien appelé à les rejoindre. Il avance timidement le nom de Simone. Accepté ! Cette fois, c’est le grand départ pour vingt-deux ans de succès partagés avec Madeleine et Jean-Louis. Le bonheur ! Mais il faudra attendre 1950 et une tournée au Brésil pour qu’ils se découvrent amoureux. De ce jour, rien ne pourra les séparer. En 1970, Simone et Jean, fidèles à l’amitié et à l’enseignement de leurs grands aînés, fondent leur propre compagnie. Ils vont diriger, tour à tour, trois théâtres et monter cinquante pièces. Ils tournent aussi. Beaucoup.
Une quarantaine de films chacun, dont… On ne badine pas avec l’amour, que Jean Desailly réalisera lui-même. Quel magnifique destin jalonné de rencontres, d’amitiés, d’épreuves et de triomphes ! Le tout assumé en parfaite communion de cœur et d’esprit. Jean nous a quittés le 11 juin 2008, Simone l’a rejoint deux ans plus tard, le 11 novembre 2010. Ils me manquent terriblement…
© Patrick Crispini, extrait de Instants d’années
voir : Moments rares sur la colline à Farinet
Jean Desailly, Simone Valère et Patrick Crispini
le 29 juin 2000 à Saillon (Valais-Suisse)
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écouter : LETTRONOME AVEC JEAN DESAILLY & SIMONE VALÈRE
Entretien en forme d’abécédaire des deux comédiens.
Une émission produite et réalisée par Patrick Crispini.
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voir : CONVERSATION AVEC JEAN DESAILLY & SIMONE VALÈRE
en compagnie de Patrick Crispini réalisée au Théâtre de la Madeleine à Paris le 21/12/2001
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