Olivier Messiaen : un vitrail de sons
les pèlerins de la Trinité
par Patrick Crispini
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Messiaen, un vitrail de sons (in Octavia, décembre 2008)
Créer tant qu’il fait jour !
Robert Schumann
Vient du cœur et retourne au cœur.
Ludwig van Beethoven (Fidelio)
Il faut savoir beaucoup et faire de la musique avec ce qu’on ne sait pas.
Paul Dukas
Dieu nous éblouit par excès de vérité.
La musique nous porte à Dieu par défaut de vérité.
Tu parles à Dieu en musique: II va te répondre en musique.
Connais la joie des bienheureux par suavité de couleur et de mélodie.
Et que s’ouvrent pour toi les secrets de la Gloire !
Olivier Messiaen
(St- François d’Assise, acte II, 5e tableau-L’Ange)
Personnalité haute en couleurs et paradoxale dans le paysage musical du 20e siècle, organiste et improvisateur de génie, ornithologue réputé récoltant crayon et papier musique à la main les chants d’oiseaux qui composèrent la volière sonore d’une grande partie de son œuvre, catholique anticonformiste, mystique et théoricien d’une vision colorée des sons, Olivier Messiaen (1908-1992) – l’homme aux chemises fleuries – est sans doute le seul musicien qui eut l’honneur, de son vivant, de voir son nom attribué à une montagne en Amérique, le « Mount Messiaen », au cœur du Grand Canyon dans l’Utah!
Messiaen en rythmicien curieux du monde entier fut aussi un brillant pédagogue dont les célèbres cours d’analyse musicale rassemblèrent l’élite des jeunes compositeurs de la nouvelle génération. De l’épopée de son « Quatuor pour le fin du temps », créé au Stalag en 1942, à son unique opéra « Saint François d’Assise » – près de six heures de musique, huit tableaux scéniques, deux cents musiciens et un océan de percussions débordant de la fosse d’orchestre ! -, « Du Canyon aux étoiles » aux « Éclairs de l’Au-delà », l’œuvre de Messiaen reste et demeure inclassable.
Introduction à la conférence de Patrick Crispini Olivier Messiaen : un vitrail de sons
Trait d’union
Il n’est plus nécessaire, aujourd’hui, de mettre en avant la colossale inspiration de ce croyant, artiste à la fois porté par les fulgurances de la transcendance et la naïveté contemplative de l’enfance, ouvert aux principes universels de la spiritualité, des sacrés, curieux d’autres cultures, théoricien des rythmes, ornithologue dévoué et passionné, pédagogue hors pair, prophète des sons-couleurs.
Sa musique, qualifiée d’« arc-en-ciel théologique », a quitté son court purgatoire et s’impose maintenant comme une évidence sur toute la planète. Pour preuve : les innombrables hommages que le monde musical est en train de rendre à son œuvre, en cette année du centième anniversaire, sur toutes les scènes du monde !
Messiaen, c’était d’abord une silhouette, tellement caractéristique, un peu voûtée au fur et à mesure du passage du temps, retenue dans les contours de costumes un peu ternes, toujours rehaussés par les couleurs de chemises chatoyantes ou par l’enveloppement d’une écharpe multicolore. Avec son éternel béret et sa sacoche fatiguée de professeur d’académie, d’un pas vif il arpenta aussi bien le pavé gris parisien que les sous-bois et canyons du monde entier, avec cette apparente certitude d’être depuis toujours sur des chemins prédestinés. Austérité et couleurs du vêtement, flamboyances et mystères de l’inspiration : tels sont quelques-uns des paradoxes de cette personnalité attachante, volontiers accueillante, mais d’abord recueillante et recueillie, dans les convictions d’une foi à toute épreuve.
Les fidèles de la Trinité
Pour ma part, je souhaite évoquer ici un petit souvenir d’une époque où, avec quelques camarades jeunes musiciens, nous étions pèlerins passionnés d’un chemin de Compostelle sonore, qui nous conduisait toujours vers l’église de la Trinité à Paris. C’était là où, fidèle parmi les fidèles (et pendant plus de 60 ans !) Olivier Messiaen sans faillir tint les orgues de la Paroisse.
Tout se sait dans le petit monde musical dans lequel nous évoluions alors : il se disait que, souvent, Messiaen venait improviser sur les grandes orgues et qu’il était possible d’y assister discrètement. Depuis Genève nous prenions le train de nuit pour Paris – le trajet durait alors plus de six heures, le TGV n’existant pas encore ! – et nous passions une partie de la journée à nous enfermer « clandestinement » dans une des vieilles salles du Conservatoire rue de Madrid où, munis de sandwichs et du piano de travail dûment avachi, nous lisions avec frénésie les gigantesques et coûteuses partitions du compositeur, achetées avec nos pauvres économies d’étudiants.
Ainsi attendions-nous le moment fatidique, fébrilement, presque religieusement, imprégnés par cette musique, dans laquelle, après avoir tenté d’en décrypter les signes complexes, nous rêvions de pouvoir plonger enfin « les yeux fermés ».
Silencieusement, rituellement, nous redescendions la rue de Rome (la rue des luthiers et des musiciens !), prenions par la Gare Saint-Lazare et sa salle des pas perdus, pour gagner la Trinité. Rome, Lazare, Trinité : chemin de croix, chemin de Damas ! Tout ce parcours trinitaire semblait en tout cas nous préparer à l’événement.
Alors nous entrions dans la nef, sur la pointes des pieds, de peur de nous faire remarquer.
D’autres « pèlerins » nous avaient précédés sur les bancs : tout aussi silencieux, immobiles dans la sombre clarté de la fin de journée.
L’église avait donc ses « habitués ». Le « rituel » était toujours le même : à l’heure dite, une porte de l’église s’ouvrait, dont le bruit déclenchait notre alerte. Le pas du vieil homme résonnait, puis on devinait sa silhouette affublée d’une lourde sacoche qui faisait ployer son épaule, son crâne surmonté d’un ineffable béret – celui de l’ornithologue ? -, un strict costume croisé gris sous lequel jaillissait une chemise à motifs vivement colorée : seule concession de fantaisie dans cet univers de recueillement. On entendait le pas lourd monter les marches qui mènent à la galerie, le lancinant bruit des jeux qu’ « il » mettait en place, quelques feuillets tournés et retournés, l’impression d’une attente fébrile parfaitement silencieuse.
Olivier Messiaen (1909-1992) improvise à l’orgue de l’église de la Trinité à Paris en 1984
sur le thème grégorien PUER NATUS EST.
1. Les bergers dans les champs voient apparaître une troupe d’Anges qui chantent Gloria in excelsis Deo.
2. Et les Mages avaient vu l’Étoile du Christ en Orient et se sont mis en route vers Nazareth.
3. Et les Mages offrirent un présent à Marie et à l’Enfant Jésus de l’or comme un Roi,
de l’Encens comme un Dieu, et de la myrrhe comme un homme mortel.
Soudain, expulsées de ce silence, montaient les premières harmonies dans notre dos, qui envahissaient peu à peu tout l’édifice. Nous étions aspirés, soulevés, enlevés. Messiaen, solitaire sur son rocher organique, Messiaen improvisait. Et l’on sentait que se créait sous nos yeux, dans l’étreinte de notre complicité, la matière qui resurgirait bientôt dans les œuvres à venir.
Parfois l’improvisation, comme un fleuve, ne s’arrêtait pas, tel un flux immémorial.
Parfois, laborieuse, elle reprenait, tâtonnait, tentait et renonçait, s’engouffrait ailleurs. Quand tout était fini, venait alors le rituel de sortie : la lumière puis l’instrument à éteindre, les feuillets remisés dans la sacoche, le pas lourd descendant dans l’escalier, la porte, parachevant notre béatitude. A l’issue de ces « séances », peu d’entre nous osait se manifester auprès du Maître.
Cela faisait partie des conventions tacites : tolérés, nous l’étions, et avec quelle générosité musicale, mais il fallait que notre présence fut « naturelle », invisible, « consubstantielle ».
Beaucoup d’entre nous restaient longtemps prostrés dans une sorte de contemplation, mais le signal de la retraite nous était vite donné par la fermeture de l’église. Un petit groupe de « pèlerins » se retrouvait sur les parvis. Peu à peu nous apprîmes à nous connaître : après « l’offrande », certains se rendaient dans une des brasseries en face de l’église.
Les bières et les cafés nous aidaient à échanger alors dans diverses langues : il y avait là un petit monde en miniature, une sorte de « secte », rassemblée par la seule allégeance à la musique de Messiaen. Pour tant de suisses qui « montent à Paris » et courent les théâtres, expositions, brasseries typiques, chansonniers ou divertissements plus pigallesques, notre « expédition » pouvait apparaître funambulesque, absurde. Nous étions une espèce rare de « guincheurs » : les fidèles de la Trinité !
Olivier Messiaen, cahier de notes, thème de la Mort de St-François pour l’opéra Saint-Francois d’Assise
Lucien Adès et les sillons de la ferveur
Plus tard, après mon installation à Paris, c’est sur un projet où la musique de Messiaen devait jouer son rôle que je fis la connaissance de Jean Desailly et Simone Valère, merveilleux comédiens. Mais ce fut d’abord une collaboration autour du « Roi David » d’Arthur Honegger, qui nous lia et nous attacha durablement.
À leur tour, ils me présentèrent Jean-Louis Barrault puis Lucien Adès, et je fis peu après la connaissance de l’éminent musicologue et compositeur Jacques Chailley, tous acteurs essentiels dans cette histoire de la musique nouvelle après les affres de la 2ème guerre mondiale.
Lucien Adès, en particulier, loin de son Algérie natale mais exalté par son amitié avec Albert Camus, avait créé les disques ADÈS et, notamment, la collection du « Petit ménestrel » – avec ses biographies romanesques de compositeurs célèbres dites par de grands comédiens – qui enchanta notre enfance. Il fut aussi le courageux éditeur qui ne rechigna pas, malgré peu de retombées économiques, à faire enregistrer et connaître, après la guerre, les œuvres de jeunes compositeurs de l’époque liés au Domaine Musical créés par Pierre Boulez (sous la houlette de la Cie Renaud-Barrault), et réalisa nombre d’enregistrements consacrés à Olivier Messiaen, aujourd’hui devenus disques de légende.
Nous devînmes amis et, « en voisin » de la rue Saint-Lazare où je le retrouvais souvent dans son grand bureau envahi de livres et de cartons de disques, nous passâmes de nombreuses heures à communier dans notre amour commun des poèmes de René Char ou de Paul Valery et de la musique, toute la musique… Inlassable diffuseur de ce qu’il y avait de plus haut auprès du grand public, à qui ces domaines pouvaient sembler inaccessibles, il ne renonça jamais, jusqu’au moment où son entreprise fut rachetée par un grand groupe qui noya le bel idéal culturel de ce ménestrel des temps modernes et abandonna peu à peu le catalogue de la Maison Adès, au profit d’un consternant digest commercial. Seuls survécurent les collaborations que Lucien Adès, en habile gestionnaire, avait su installer avec l’empire Walt Disney, dont il fut longtemps le représentant exclusif dans les pays de langue française. Peu de temps avant ces amères désillusions, j’eus le bonheur de pouvoir faire venir cet humanisme devant les micros de la Radio Suisse Romande, en produisant une série entièrement consacrée à son œuvre, que j’avais intitulée : les sillons de la ferveur…
Lucien Adès [1920-1998], directeur des éditions phonographiques Adès et Le Petit Ménestrel,
dédicace à Patrick Crispini
Je dois donc à Messiaen la constitution d’un fil d’or, qui, peu à peu, à travers l’amitié et la fidélité des personnes que je viens de citer (et quelques autres encore, comme le délicieux Henri Sauguet ou Marcel Landowski), devint la tapisserie de ma vie professionnelle.
Naviguant entre la musique et le théâtre, puis l’enseignement, j’eus alors des années d’émerveillement et d’exaltation, porté par ce jardin d’amitiés, mesurant aujourd’hui l’immense reconnaissance que je dois à Olivier Messiaen, convaincu que sa musique a été le possible catalyseur et le lien fécondant pour ces échanges précieux.
Les musiciens sont parfois des passeurs de secrets, des traits d’union.
Transcendant les rigueurs et la pesanteur des lourdes armatures qui auraient pu figer sa musique, Olivier Messiaen a su créer un vitrail de sons translucide, modulé par les couleurs de la joie, par les rythmes complexes de la vie, par les chants d’oiseaux, messagers du surnaturel qui, sans cesse, virevoltent autour de nous.