Pensées Éparses d’un Contemple-Actif
pensées et aphorismes extraits de textes divers
de Patrick Crispini
« Il n’y a réellement ni beau style, ni beau dessin, ni belle couleur :
il n’y a qu’une seule beauté, celle de la vérité qui se révèle ».
Auguste Rodin, in L’Art, entretiens réunis par Paul Gsell, 1911

Admirer
L’admiration m’empêche d’agir : l’action m’empêche d’admirer.
Aimer
Aimer. Être aimé. Autrement dit : être reliés par pollinisation d’âmes.
Ambition
Avoir l’ambition des autres et non pas seulement de soi.
Amitié
L’homme se nourrit d’illusion, c’est son pain quotidien.
Mais parfois le burin d’une amitié entaille ce marbre et féconde l’aurore…
Ange
L’ange est la partie la plus lisible du Ciel. Avec allégresse il faut donc apprendre à l’accueillir pour nous aider à déchiffrer d’autres mystères plus profonds.
Apprendre
Apprendre par contagion de passions.
Artisan
Au faire savoir du m’as-tu-vu, préfère toujours le savoir-faire discret de l’artisan.
Beauté
La beauté aveuglante dans chaque parcelle du vivant.
Et toi qui le sais, n’as-tu pas oublié de la célébrer ?
Bonheur
N’impose jamais ton bonheur ou le lustre de tes conquêtes :
ils doivent s’imposer d’eux-mêmes, comme par enchantement.
Bonté
La substantifique moelle d’une nature en harmonie. À ce diapason suprême, parce qu’inchoatif, vibre la vraie intelligence, qui est don en soi. La bonté est un état d’âme, la générosité son corollaire actif.
Cathédrale
Chante très haut la rumeur des pierres, mais tais la lumière du vitrail.
Là est ta place dans la cathédrale.
Caverne
L’homme que l’on dit primitif élance les formes de son imagination sur les parois de la caverne.
L’homme que l’on dit moderne les déchiffre avec des yeux de taupe, étonné par cette nuit de lui-même qui l’éclaire d’un savoir neuf.
Célébrer
Célèbre aussi bien les fruits de ta pensée que ceux de ton travail, l’action de ta respiration que celle de ta défécation. Tout cela doit compter dans ce chant qui est ta voix unique.
Célébrité
Étoile qui se mesure à l’horizon d’une époque. Génie : astre qui se mesure à l’aune d’une civilisation.
De là l’immédiat succès de l’une, la difficulté de saisissement de l’autre.
Centre
On rejoint son centre à force de délacer ses attaches.
Il n’est de liens qu’invisibles et d’ancrages que provisoires.
Certitude
Homme perclus de certitudes: rhumatisme et arthrose de l’esprit !
Confort
Le confort où tu t’installes ne t’éloigne-t-il pas de ta navigation ?
Ne le confonds pas avec le bien-être qui, lui, se cultive et t’exalte.
Corps
Exhibition omniprésente du corps: pauvreté d’une société dépossédée de spiritualité.
Consentir
Il n’est que de consentir : le reste viendra par pollinisation, par abandon des velléités. Il faut se prêter, comme le comédien au jeu du théâtre, s’abandonner momentanément. Ce que les « psys » de tous poils appellent « le lâcher prise ». Pour chacun de nous un fleuve nous enseigne cette patience particulière, qui seule peut nous raccorder au rythme secret des sources.
Créer
Ce qui crée, ce qui invente, en face de ce qui protège, perpétue et conserve: ta route de funambule ou ton chemin de Damas.
Cyranosaure
Mammifère à panache et proéminence nasale qui fait des pieds de nez pour cacher son désespoir avec élégance. En voie de disparition.
Décantation
Le vin nous l’enseigne, avant l’ivresse véritable, chère à Baudelaire.
As-tu songé que ta maturité, si elle veut livrer son rubis, est d’abord : décantation ?
Désert
Apprends suffisamment du désert pour conquérir ta liberté.
Tes traces y disparaîtront tôt ou tard pour l’apaisement des dunes.
Dieu
Je prie un dieu qui me joue comme d’une caisse de résonance :
petite peau tendue un instant dans le vide de l’univers pour le faire résonner.
Doute
Le doute porte sa récompense: c’est le désir incessant de créer.
Durer
Qu’est-ce que durer à l’échelle d’une seule étoile ?
Éclosion
Étonnement du passant face à la patiente attente de l’éclosion par le jardinier ; regret du jardinier face à l’ignorance du passant, qui ne comprend pas que cette promesse de floraison est aussi la sienne.
Effort
Célébrer le plaisir de l’effort dans un monde qui ne s’efforce plus qu’au plaisir sans effort. Tâche ingrate !
J’appelle effort cet entêtement de soi-même à ne pas céder face à toutes les sollicitations qui ne manquent pas de flatter en nous l’enlisement dans le confort moral et physique, dans les conformismes de pensées, dans les frilosités entretenues par les peurs et les renoncements. J’appelle effort cette énergie si facile à corrompre qui nous éloigne de notre naturelle inclination biologique à la paresse et à la satisfaction repue.
Émerveillement
Pratique l’émerveillement comme d’autres la gymnastique.
Dans émerveiller, il y a veiller.
Sois donc ce veilleur qui sourit à la lune, que les arpenteurs forcenés de la réalité prennent pour un naïf.
Ta supériorité est dans ce sourire.
Empire
Le seul empire toujours à conquérir est celui que l’on peut avoir sur soi-même.
Enfance
On ne quitte pas son enfance : on tente de l’accomplir peu à peu.
L’expérience consiste à remettre de l’ordre dans ce qui reste de l’enfance, afin de paraître frais aux yeux fatigués par l’habitude.
Enseigner
Enseigner, c’est témoigner de la joie d’apprendre comme d’un appétit jamais rassasié.
Entendre
Dans ce que tu ne comprends pas réside la semence de ce que tu peux déjà entendre : ton entendement travaille malgré toi.
Être sur…
Étonnant ce qu’une expression, banale en apparence, peut rendre d’une époque. Avec le cuisinier actuel on est sur des arômes de fruits, le vigneron sur des notes boisées ; le voyageur est sur Paris, l’avocat sur une affaire compliquée, le journaliste sur un scoop, et même le météorologue sur une dépression des Açores…
Ce qui est sûr, c’est qu’à force d’être sur tout, notre époque n’a jamais été aussi superficielle. Fatuité des choses, réalité des mots...
Exigence
L’amour d’un artiste pour son public se mesure à la hauteur de l’exigence qu’il lui confie.
Exister
Je n’existe pas dans ce monde qui meurt.
(titre éponyme du roman de Patrick Crispini)
Finalement
Par temps de pluie : s’amuser à compter le nombre de fois où un locuteur contemporain emploie cet irrésistible adverbe dans une conversation lambda. La fin justifiant les moyens…
Foi
J’appelle « foi » ce qui m’en procure, ferveur ce qui m’y convie.
Galet
Qu’après tant d’agitation dans la houle des vagues, dans la secousse des flots, le galet finisse par se conjuguer à la forme polie devrait nous être d’un précieux enseignement. Échoué sur la plage, le galet raconte notre histoire, tel un vitrail de mer. Mais, asséché au soleil sous des serviettes de bain où s’allongent les corps fatigués et repus, son message minéral, immémorial, demeure indifférent aux hommes, touristes éphémères de l’univers.
Goût
Le goût consiste à imposer aux autres un équilibre qui n’appartient qu’à soi.
La morale bourgeoise appelle mauvais goût ce qui lui tend un miroir qu’elle ne trouve pas ressemblant.
Gravité
Il n’est qu’une gravité : celle qui nous lie au soleil. Pour le reste : tenter d’échapper un peu à sa pesanteur, et devenir léger afin de résonner des splendeurs du monde.
Le mot « gravité », du latin gravitas, de gravis (pesant), lui-même issu de l’indo-européen *gʷréh₂us (lourd), qui donna le grec ancien βαρύς, barús (lourd), révèle aussi en sanscrit le sens métaphorique de gurú (grave, sérieux), assimilé au « gourou » (enseignant, professeur).
L’idée de pesanteur, liée au corps, voisinerait donc aussi avec celle d’esprit, avec une connotation de profondeur… Étonnant enseignement des mots : la gravité, dans l’attraction de la gravitation cosmique et de la trace, de l’empreinte – ce qui se grave en nous ou sur le marbre ! – nous rappelle à notre condition corporelle ancrée par la pesanteur, en même temps qu’elle nous livre le message d’une possible libération par l’esprit, par l’enseignement… Dans gravité il y a gravir : s’élever, du poids originel, vers l’essence non substantielle.
Tout le reste est littérature…
Homme
Trois composantes de l’homme : l’architecte, le funambule, le jardinier.
Ta chorégraphie : tenter de les concilier en toi patiemment pour la grâce de ton chant d’existence.
Humilité
Le peu que tu sais se mesure à l’océan de ce que tu ignores : de là, la nécessaire humilité, qui en témoigne.
Reconnais le vrai savoir à ce signe et méfie-toi des connaissances plastronnées ou arrogantes qui, souvent, révèlent le mauvais marin face à cet océan.
Immense
Aime ce qui te restreint: l’immense est ta condition mais le territoire est ta raison.
Incompris
On est incompris de ceux qui vous aiment parce qu’ils attendent que vous soyez le miroir de la part d’eux-mêmes qu’ils croient être la meilleure.
Inexpérience
Il manque encore singulièrement d’inexpérience, dit le Sage.
Instrument
Le seul instrument vraiment digne de l’homme : une caisse de résonance.
Intelligence
Briller par l’usage de connaissances acquises ou le vernis de notions encyclopédiques ne manifeste qu’un aspect dérisoire de ce qu’on nomme : l’intelligence ! L’être dit intelligent ne commence à rayonner que s’il est capable de transformer ce qu’il sait en matière vibrante à chaque instant réévaluée.
Les gens jugent intelligent celui qui pense comme eux : curieux corporatisme de la pensée, sclérose de nos sociétés !
Inventer
On invente bien que ce qui vous décompose, promesse de renaissance.
Jardin
Cultive ton jardin: mais n’est-ce pas plutôt le jardin qui te cultive ?
Légèreté
Aspire à ce qui t’allège. Il est illusoire de croire que seule la gravité exprime ce qui est dense : au contraire, le maître se fait léger pour ne plus peser que de ce qui est essentiel.
Ce que tu cèdes à la gravité, exprime-le avec légèreté.
Rien de futile dans la légèreté : pense à l’effort incessant et quotidien du danseur.
Liens
Un métier à tisser relie les hommes: fais de ta laine une pelote agréable à tramer et non pas seulement un écheveau confus.
Mécréant
Je suis ce mécréant qui n’espère qu’en Dieu.
Médiocrité
Le triomphe de la voie moyenne (=mediocritas).
Dédale le rusé la préconise pour survivre, Icare l’émerveillé s’en échappe au prix de sa chute.
Cruel dilemme pour celui qui ne cultive pas son jardin, selon Voltaire.
Métamorphose
Tout règne est métamorphose, tout savoir chimie et alchimie, mobilité et transformation.
Ce qui s’impose par stagnation ou fixité se refuse à cet ordre pour un autre tellement vain !
Monde
J’essaie de penser le monde tel qu’il n’est pas encore face à ceux qui le voient tel qu’il est.
Je me suis tenu à l’ombre de mondes dont je ne reconnais pas la lumière.
Mort
Je me constitue à tenter de comprendre cette énigme qui ne révèle jamais son nom et que, par lassitude, on nomme : la mort. Et cette autre que, par habitude, on appelle la vie ?
Partager
Avoir la conviction que ce qui a pu faire croître en nous une plus haute idée des choses
est toujours digne d’être partagé, même sans concession, au prix de n’être pas compris.
Parvenu
Il faut être très parvenu pour se croire arrivé.
Pensée
La pensée se chemine, patiente et fertile.
Une pensée c’est une architecture de soi que l’on dépose dans l’espace d’un autre.
Pétasse
Un des mots dont on voudrait qu’il existât aussi au masculin, tant il est fort équitablement partagé.
Poète
Le poète retend la peau du hasard avec la clé du rêve.
Poids
Ce que tu pèses : une empreinte dans le sable un instant préservée de la caresse de la vague.
Politique
La politique consiste à faire passer pour progrès des choix qui la servent d’abord.
Qu’est-ce qu’un politique : un bouc émissaire déguisé en sphinx.
Pollen
Ce que tu as acquis, transforme-le en pollen plutôt qu’en citadelle.
Tâtonnement céleste: n’attends rien du pollen qui parfois te caresse.
Par lui laisse-toi imprégner et porte-le plus loin avec avec des gestes doux.
Du pollen transporté par le vent, l’équipage d’un insecte, sache qu’il n’en fait qu’à sa tête, se dépose où il veut, comme il veut, quand il veut. L’hymne des pétales et des corolles en sait quelque chose ! Inspire-toi de cette symphonie de floraisons et tiens-toi toujours disponible en t’efforçant au concert de la beauté. La galet t’enseigne la patience et la durée, le pollen le miracle de l’instant. Ta vie d’homme est un fil tendu entre ces deux risques.
Prédateur
L’homme, en somme, lorsqu’il n’est qu’animal. Mais l’homme est-il autre chose qu’un animal ? Donc l’homme est un prédateur. Tout le reste : une parade nuptiale avant le grand carnage.
Prier
Il n’y a qu’une seule façon de prier : par l’ensemble de ses actes.
Prison
L’homme est ce prisonnier qui s’observe lui-même jouant à être libre.
Progresser
Rien ne peut nous empêcher d’aller de l’avant dans un monde qui recule.
Psychanalyse
Analyse : art d’investir à long terme dans le grand bazar de l’inconscient.
Ce qu’il y a de moins contestable chez le psychanalyste, c’est son fauteuil.
Ce qu’on livre au canapé nous délivre-t-il pour autant du lit ou du prie-Dieu ?
On naît oral ou anal : on meurt seul, mais analysé.
Du Ça au Moi, il y a de quoi loger plusieurs fois l’univers. Mais tout est relatif.
Et puis « Je est un autre » (selon Rimbaud), ce qui ne simplifie pas le problème…
Tes névroses, c’est toi. S’y confronter ou s’en accommoder, voilà la question. À moins de les cultiver, ce qui ferait de toi un artiste.
Psychanalyse de bazar : le grand déboutonnage universel qu’on nous sert jour après jour dans les médias : et chacun d’y aller de son interprétation, parfumée à l’eau de Lacan, saupoudrée des oracles people, consacrée par la bénédiction béni-oui-oui des voyeurs-consommateurs, qui se retrouvent en marécage de connaissance… Qui nous sauvera de ces bonimenteurs de la névrose ?
Public
L’amour d’un artiste pour son public se mesure à la hauteur de l’exigence qu’il lui confie.
Pureté
Un si beau mot, pour tant d’ambiguïtés ! Et pourtant, dans le monde vibratoire, c’est l’intervalle qui sépare le son fondamental de son premier harmonique. Ah ! si l’oreille de l’homme, un instant, prenait le temps de s’entendre vibrer dans le cosmos éternel…
Radar
On me dit : « Vous avez disparu des écrans radar…. ». On se trompe. Je suis bien sur mes chemins de vie et de passion(s), mais il y a belle lurette que j’ai quitté les routes et autoroutes d’un monde qui frétille des derniers feux d’une termitière qui m’horrifie. C’est dans la marge qu’on me trouvera : là, pas de radar(s)…
Reconnaissance
À défaut de reconnaissance, consacrons-nous à la connaissance.
Renaissance
Renaissance : ce rendez-vous de chaque jour qui ne se remet pas au lendemain.
Renoncer
Ce qui renonce en nous est indigne du soleil.
Résonner
Résonner plutôt que raisonner.
Rose
Splendeur de la rose délivrée de sa gangue d’épines : de même la beauté surgissant éphémère de la vasque revêche du jour.
Savoir
Ton savoir, même s’il est important, ne t’autorise pas à te prévaloir de son prestige.
Car il n’est qu’héritage avec, dans le meilleur des cas, un soupçon de ta capacité à l’avoir enrichi.
Sentinelle
Être une sentinelle d’aube comme on est gardien du temple.
Solitude
Ton règne est individuel : sur ta solitude seulement, au prix de ton courage et de ta volonté, se bâtit ton empire. Ne le confonds pas avec le pouvoir qui, lui, ne croît que de promiscuité, de compromis…
Toucher
Pour toucher, il faut être d’émotions, de savoir-faire et de précision.
Pour être touché, il faut être ému. Chaque caresse nous rappelle que la vie est célébration.
L’art de son toucher féconde l’artisan et le noue à l’espalier de la vie.
Transformation
Il n’est d’autre nécessité que de transformer.
Ce qui nous est donné, peu à peu transformé en nous : en actes, en pensées, en rêves, peu importe.
Cet imperceptible modification de ce qui t’a été donné en ce que tu vas en faire : ta route d’être humain et ta responsabilité d’homme.
Vitrail
Contemple le vitrail comme ton maître.
Il te montre, par ses multiples transformations, ton propre itinéraire : du sable vers l’incandescence du feu, du verre vers la translucidité, dans le vaisseau de la cathédrale. De même, ta pesanteur qui peu à peu, se déleste de ses ancrages pour devenir perméable à la lumière. Sois propice à ce miracle !
