Blog-notes

Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de l’univers
la plus dense, la plus utile et la moins apparente.
(Feuillets d’Hypnos, René Char)

Carlos Kleiber : le Geste incandescent

à propos d’un des plus grands chefs d’orchestre du XXe siècle

par Patrick Crispini

Chanter entre les notes…

Nuit du solstice…

Étrange sensation après la vision sur ARTE d’un film consacré au grand chef d’orchestre Carlos Kleiber : des proches, interrogés sur ce géant de la baguette, y tricotent un hommage sincère, mais rien vraiment n’en sourd de la substance musicale magnifiée jusqu’à l’incandescence par ce musicien génial.

Le « bilan », le parcours exprime peu : c’est la trajectoire qui compte, une trace invisible tramée un instant dans le sable des dunes. Peut-être aurait-il fallu moins dire et préférer livrer des interstices, comme autant de liens entre les notes de musique dont il sut, mieux que personne, faire chanter la courbe ?

Très peu de musiciens se préoccupent vraiment du destin de l’espace « entre les notes », la plupart jouant les signes et non la phrase, les alignant comme autant de perles sur un collier.
Le bijou resplendit : tout le monde est ravi du bel effet.

Tant d’autres, qui prennent un soin méticuleux à entrer dans le jeu, à dessiner la ligne jusqu’à son apogée, négligent pourtant sa conclusion, abandonnant à eux-mêmes des sons qui s’évanouissent d’épuisement, d’indigence, ou s’écrasent tels des corps sans vie.

Le dessein de chaque ligne musicale est à l’image de la vie : arche avec son élancement, sa plénitude vers l’acmé, son déclin jusqu’au dernier souffle.

Chaque instant musical porte cet engagement, la musique étant, comme le prônaient les enseignements de la tétractys pythagoricienne ou du quadrivium médiéval, miroir du nombre, essence de tout, transcription de l’arithmétique sacrée (art, rythme, éthique ?) dans l’espace vibratoire de l’univers.

Être un interprète (au sens étymologique d’intermédiaire), c’est maîtriser suffisamment l’instrument pour pouvoir donner le champ libre à la ligne musicale afin qu’elle coïncide avec le geste initial de son créateur et, qu’assemblée à d’autres, elle puisse devenir architecture lisible par tous.

Chaque phrase contient l’univers entier, si l’on veut bien lui accorder le soin qui convient.

Carlos Kleiber, instinctivement ou non, savait tout cela.

Son père, lui-même chef d’orchestre célèbre, peut-être excessivement vénéré par ce fils prodige, lui avait montré l’exemple de la discipline de l’exigence, son sacerdoce, le prix des luttes pour tenter d’obtenir la quintessence sans la facilité des compromis. Mais le père avait des rigidités qui lui interdirent souvent une expressivité trop humaine. À cette aune, le fils sut prendre de la distance. Non sans blessures durables.

Mais il lui a fallu renouer avec l’essentiel tôt pressenti : trouver la coïncidence instantanée d’un geste avec l’inspiration originelle d’une œuvre, se ménager un lyrisme personnel, fluide, jubilatoire.

Rien de figé, rien de posé, quelque chose en suspension, fragile comme un vase de jade, face auquel le moindre geste démesuré ou emphatique ferait l’objet se briser net, sans rémission.

L’instant unique non reproductible…

L’enjeu : au cœur de la musique, vasque propice à cette éphémère élocution du temps, il s’agit de rendre chaque interprétation unique, comme un instant non reproductible.

De là l’énergie inépuisable du musicien, sans cesse revisitée, dont les documents visuels ne donnent qu’une vague impression. De là aussi la fragilité de l’homme, déroutante, qui ne peut vivre continûment à cette hauteur de sollicitation. D’où ses « fuites » perpétuelles, absences, fréquentes, évitements, refuges lointains dans les montagnes de Slovénie, d’où ses valses-hésitations perpétuelles, gravitant autour du Festival de Salzbourg, sans jamais y diriger, sacrifiant au culte de Karajan une part de lui-même que beaucoup ont pris pour un manque de confiance en soi.

Timidité frondeuse, fierté distante, cabotinage enfantin… ou peut-être autre chose de plus sournois, de plus profond : un sens de plus en plus aigu de l’inaccomplissement, de la fatuité de l’existence, besoin de retourner à l’épure en mesurant ses apparitions. Très vite le voilà se produisant au compte-goutte : répétitions brusquement interrompues, contrats cassés, sans raison apparente, caprices, acceptés par des collaborateurs soumis et fascinés, fêlures vécues au même diapason que son « alter ego » pianiste, lui aussi imprévisible : Arturo-Benedetti Michelangeli.

Pour celui qui a décidé de vouer son existence à la recherche du plus minuscule indice de la beauté et pour qui rien n’est secondaire dans le discours amoureux de cette passion – chaque note doit être émise avec la même conscience exigeante, la même volonté de perfection – le moindre « grain de poussière » peut être fatal. Une telle machinerie ne fonctionne qu’avec la force du Saint-Esprit… à la grâce de Dieu.

La quête d’une perfection vivante et sans cesse revivifiée induit les affres du doute et de la fragilité : rien n’est jamais fixé (« ce qui est fixé est mort », disait Paul Valery), tout se transforme et la recherche est sans fin.
Comment exiger tant des autres, sans ne pas être confronté à ses propres limitations, ses manquements, comment ne pas être trahi par cette part de soi-même qui réduit l’être à devenir progressivement porte-parole d’une ambition que désavouent les actes de sa propre vie ?

« La perfection est atteinte, non pas lorsqu’il n’y a plus rien à ajouter, mais lorsqu’il n’y a plus rien à retirer », écrit avec lucidité Antoine de Saint Exupéry.

Pour ne pas risquer d’être progressivement conduit à le faire, Carlos Kleiber, sans doute, s’est peu à peu retranché du monde, afin de pouvoir mieux maîtriser le territoire de sa volonté auquel il n’autorisait jamais aucune médiocrité.

Des pèlerins pour un Chevalier…

À Vienne, lors d’une reprise du Chevalier à la rose, pour laquelle on avait réussi à convaincre le chef désormais légendaire de reprendre encore une fois la baguette, lui qui avait dirigé mille fois cette œuvre faite à sa mesure, je me retrouvais dans la salle du Staatsoper, parmi les happy fews qui avaient réussi à obtenir les quelques places arrachées à prix d’or pour les rares représentations. Grâce à l’entremise d’un musicien des Wiener, j’avais réussi à m’introduire dans le saint des saints.

Atmosphère non pas religieuse mais fervente. Fiévreuse.

Les aficionados connaissaient leur Richard Strauss sur le bout du doigt. Un Rosenkavalier comme ça, on n’en referait pas avant cent ans, me dit mon voisin.

Tels des chevaliers inassouvis d’un Graal promis, nous attendions l’onction bienfaitrice du son magique, né de la collaboration entre Kleiber et le Wiener Phiharmoniker, complice pas toujours docile des désirs fantasques du chef, mais indubitablement sous son charme.

Nous étions tous là comme à un premier rendez-vous d’amour. Autour de moi, je m’en souviens comme si c’était hier, tout frémissait… prêt à rompre à chaque instant.
Sous les lambris de la salle le public bourgeois, gavé de Sachertorte, mêlé aux inévitables délégations de japonais hystériques et d’italiens surexcités, semblait possédé par la danse de saint Guy.

Des magnétophones « pirates » tournaient discrètement, dissimulés sous les programmes, des rumeurs montaient, par vagues intrépides, puis retombaient pour mieux renaître l’instant d’après.

On L’attendait. Lui. Personne d’autre.

Nous étions – public, musiciens, chanteurs, toiles peintes, objets… – unis dans cette attente et anxieux, comme si tout pouvait s’arrêter subitement. Comme si Il aurait pu ne pas venir !
Étrange ivresse, sentiment privilégié « d’être là », de ne pouvoir être ailleurs.

Et puis ce moment congédiait aussi tout ce qui aurait pu être imprégné de lourdeur, de gravité ou de solennité pompeuse : il y avait dans l’air surchauffé de la salle comme une sorte de légèreté, une élégance capricieuse, presque enfantine (pas de cabotinage, non !), une « gravité légère », un consentement prêt au plaisir.
Nous étions « en apesanteur », satellites autour de la lumière d’un soleil nocturne qui tardait à apparaître !

Car, avec Kleiber, nous savions tous qu’il s’agissait d’« autre chose ».

Dans la plupart des cas, le chef s’ajoute aux musiciens : un talent plus ou moins charismatique associé à la qualité plus ou moins rare d’un ensemble. Avec Kleiber, tout change : c’est lui, tout seul, face à l’orchestre et peu importe que ce celui-ci soit parmi les plus grands.
Je l’ai entendu faire « sonner » aussi miraculeusement un petit orchestre local sans relief particulier : sa vérité, comme toujours, transcendait le support.

Alchimie mystérieuse, énergétique, qui n’est plus l’intermédiaire entre une source d’inspiration et l’émission de celle-ci, mais source par elle-même.

Mystère… dont l’épanouissement sûrement lentement mûri, dans le secret du laboratoire intime, ressemble au geste soudainement déployé et vif du calligraphe chinois.

Volatile, mercurien. Un savoir non enseignable, intransmissible, si ce n’est par ondes vibratoires, par le prisme du son.

Le parfum des notes

Un jour il a dit, dans une répétition filmée : « il faut conquérir l’espace entre ces deux notes, Messieurs ! »

Conquérir ! Le contraire de rabâcher, de vivre sur ses réserves…

À un autre moment : « Cela manque de nicotine ! Votre son est trop raffiné, trop pur et vide ! »

À un monde de plus en plus aseptisé, Kleiber oppose le tempérament d’un engagement, au risque d’une sonorité moins lisse, au péril d’un verbe qui se fait chair.

Pendant les séances de travail, il jouait à chorégraphier ses mots, les livrait aux musiciens (qui pourtant n’apprécient guère le verbiage pendant les répétitions…) comme autant de petits pétards, dont l’explosion à retardement ne leur sauterait aux yeux qu’au moment du concert.

Peut-être ce flot de paroles aux images souvent paradoxales a-t-il contribué à engendrer le flux de son discours musical en apparence toujours rebondissant, imprévisible, dompté mais jamais domestiqué ?

Au concert, tout-à-coup, l’effet portait, au-delà de la « mise en place » : la poésie de la phrase musicale s’exaltait, l’orchestre exhalait un étrange parfum de notes, selon le principe des correspondances chères à Baudelaire.

On pouvait ressentir cette force, aussi bien qu’on l’écoutait nous traverser comme un hymne à la beauté libre.

Un pollen sonore

Je me souviens de mon saisissement, lors de la parution en « disques noirs » de son enregistrement de Tristan, avec le sublime instrument qu’était encore alors le Staatskapelle de Dresde.

Quelle distribution ! Margaret Price, Isolde improbable à la scène, mais musicienne jusqu’aux plus petites inflexions décelées par le chef dans la partition de Wagner ; René Kollo, fatigué vocalement, Tristan déjà trop vieux, mais complice du sacrifice rituel ; Fischer-Dieskau bouleversant et minutieux dans le rôle du féal Kurwenal, aux pages si belles habituellement bâclées ; l’amie fidèle Brigitte Fassbaender, sertissant, tel un joyau nocturne, le chant de Brangäne dans les couleurs chaudes et ténébreuses d’une des plus belles pages de foisonnement orchestral jamais écrites ; Kurt Moll, somptueux et défait, en roi Marke pathétique et humain… et les techniciens de la DGG, eux-mêmes pris au filet de la magie opérée par la volonté de ce chef unique, osant l’indicible et même parfois l’allusion straussienne (je parle de Johann, pas de Richard !), bien loin du pathos grandiloquent ou cérébral où, la plupart du temps, demeuraient confinées les interprétations wagnériennes.

Autre surprise, alors décriée : à la fin de chaque face de disque, l’enregistrement était « shunté » et reprenait de la même façon sur l’autre face. L’âge numérique frappait déjà à la porte, mais le diamant du gramophone, dans le sillon du vinyle, rendait encore sa profondeur et sa densité à un univers sonore sans égal.

Un article sur cet enregistrement (cliquer sur le lien)

Il me fallut au moins une nuit sans sommeil, errante, dans l’air glacé de Genève, pour tenter de me remettre d’aplomb : je m’étais, depuis longtemps, astreint à apprendre par cœur l’entièreté de cette partition fabuleuse. Mais, pour la première fois, j’entendais vraiment son trésor secret, vibrer la transe, chaque épisode du continuum musical féconder le suivant dans une sorte de coït sonore flamboyant.
Quelle nuit ! J’en revins bouleversé, transis, avec une angine carabinée pour plusieurs jours… mais transformé !

Régénérer plutôt que perpétuer

Grâce à des chefs comme Kleiber, il m’avait semblé qu’un nouveau règne commençait : celui des serviteurs de la « vraie musique », débarrassée des poncifs, des conventions, des maniérismes de toute sorte, un savoir-faire non plus seulement consacré à perpétuer, mais à régénérer, à placer « le timbre » au même niveau d’exigence et de liberté que la palette des couleurs chez les peintres.

Dans l’espace de plus en plus distendu entre l’impulsion créative du compositeur, à la naissance de la partition, et l’exécution en concert de celle-ci, un continent d’aprioris, une civilisation d’habitudes étaient appelés à sombrer corps et âme pour laisser place à une terre nouvelle.

De sa source à sa dissolution dans l’estuaire des concerts, le cours de la partition devenait limpide, débarrassé des rivages douteux. Désormais voué à cette nouvelle clarté, le métier de chef d’orchestre reprenait sa juste place, au service de la pensée créatrice du compositeur.

Non plus « se servir » de l’œuvre, mais la servir.

Certes, depuis pas mal de temps déjà, d’autres avaient entrepris ce grand nettoyage : Harnoncourt pour le Baroque et Boulez pour le XXe siècle. Pierre Monteux, dans « le grand répertoire », avait, lui aussi, commencé avant la guerre un sérieux dépoussiérage. Claudio Abbado n’ayant pas encore accompli son mûrissement avec les phalanges exceptionnelles qu’il dirige aujourd’hui avec la finesse que l’on sait, il manquait pour le répertoire romantique un mentor pour ce combat de délestage, un solitaire à la séduction irrésistible.

Nijinski de la baguette

Carlos Kleiber, par son refus des compromis, par sa méticulosité névrotique dans le travail, par sa jubilation issue d’abîmes redoutables, fut un Nijinski du pupitre que nos oreilles, formées par l’exigence analytique qu’offraient les nouveaux moyens de diffusions sonores, attendaient depuis longtemps.

Une exigence gracieuse, juvénile, sans le poids des chapelles et des maîtres à penser.
Un lyrisme sans fatras. Une élégance indomptable.

Même dans l’éloignement librement consenti, le geste de Kleiber nous rappelle que rien dans la substance des sons ne peut persister s’il n’est régulièrement revisité, refécondé d’une énergie sans cesse renouvelée, quelque chose qui puisse communiquer « en chair et en os » et non pas seulement par signaux convenus.

Le geste de Carlos Kleiber, « oiseau ivre du seul vol de ses ailes », comme dit le vers de Michel Leiris, épouse en les liguant les diversités de l’orchestre, leur offre trajectoire et projection dans le lieu infini du moment présent.

Le geste du musicien conjugue dans une géométrie sensible l’ordre contenu dans l’architecture de l’œuvre avec son jaillissement dans l’espace immatériel du sensible.

Geste sans cesse recréé, geste de précurseur.

Nuit du solstice : célébration de Jean l’évangéliste, Jean le précurseur.

Demain le soleil, à son plus haut, nous invite encore à l’enchantement du monde.

Une interview de Bruno Le Maire à propos son livre Musique absolue consacré à Carlos Kleiber