Blog-notes

Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de l’univers
la plus dense, la plus utile et la moins apparente.
(Feuillets d’Hypnos, René Char)

Donna Fórcola : la Dame de Venise

variations sur la dame de nage de la gondole

par Patrick Crispini

Plusieurs furent taillés en nacelle, en gondole
Sur les champs de Thétis les caprices d’Éole
Promènent à leur gré ces fruits navigateurs
Jacques Delille (1738-1813), Les trois règnes, VI

 

Laisse-moi te parler de cette dame de Venise.

D’essence noble, sculpturale, polie à force d’être caressée, elle se dresse fière sur les eaux du Canal grande.

Dans l’aqua alta des vagues de touristes qui, dès l’aube submergent Venise et la laissent suffocante au crépuscule, peu la remarquent, tant elle est discrète.

La dame, dont j’évoque ici les atours somptueux, ne s’occupe, elle, que de chorégraphie marine.

Elle se livre à un ballet d’arabesques dans les reflets lagunaires et pour cette danse sacrale, elle offre ses courbes subtiles pour qu’y glisse, parfaitement à sa place, une rame tenue par un danseur à mains nues, aux gestes si précis, qu’ils écrivent dans l’espace une langue connue des seuls initiés.

Gondola ! Fórcola !

Gondola ! Gondola ! Voilà le vieux sésame pour entrer dans le labyrinthe, que répètent sans se lasser les gondolieri, avec leurs vareuses à grand col et leurs chapeaux de paille à nœuds rouges.

Bateleurs de ce voyage dûment tarifé dans la Sérénissime, ils se vendent, comme elle, depuis longtemps, aux plus offrants : tours operators, bayadères d’opérettes, russes fortunés, grands managers, nostalgiques de carnaval, pipoles enturbannés, homosexuels triomphants, tous sincèrement « amoureux de Venise », qui rêvent d’y faire resplendir, à prix d’or, sous des lustres de pacotilles, des splendeurs d’antan dans les vieux palais branlants, qui en ont vu bien d’autres.

Figure-toi ces Palazzi décatis et splendides qui regardent, indifférents, les va-et-vient de ce bal incessant, avec la même indifférence qu’ont ses vieilles dames vénitiennes, cathédrales altières surmontées de permanentes flamboyantes, dans leurs manteaux de fourrure insubmersibles…

Je reviens à la dame, bien éloignée de tout cela. Imagine donc cette déesse sculptée, qui se dresse à peine au-dessus des flots, violoncelle maritime prêt à recueillir son archet pour qu’il la fasse vibrer au-dessus des clapotis des calle.

Dame de nage, elle porte fièrement la trace de ses racines latines. De furcula, furca, puis forca (la fourche), elle s’incarna finalement en fórcola, écho bondissant de gondola.

Gondola, fórcola, quel accouplement, quelle musique, quels bijoux sonores…

Cependant, pour bien l’entendre rebondir, cette musique de navigation, n’oublie pas d’abord de mettre à chacune son accent tonique sur la première syllabe !

Gondola, fórcola…

Qu’est-ce que la fórcola ?

La fórcola, que l’on peut traduire par dame de nage, est le support sur lequel se fixe la rame de la gondole vénitienne.

Ciselée par les maîtres artisans (remeri) dans le bois de noyer (mais aussi poirier, cerisier, érable), véritable sculpture objet d’art conçue aux mensurations, à la corpulence et à la façon de ramer du gondolier, la fórcola compte huit échancrures, qui correspondent à des points d’appui de la rame pour manœuvrer la gondole : nage en avant, (normale) nage en arrière, virage court ou rotation sur place.

L’artisan prélève le quart du tronc d’un noyer, si possible centenaire, qu’il dégrossit à la scie en suivant des lignes indiquées par des gabarits. Le travail de sculpture proprement dit se fait à l’herminette et à la plane et est parachevé par ponçage et simple badigeonnage à l’huile. Chaque pièce est unique : le coup d’œil du remer est essentiel et il n’a pas le droit à l’erreur. Sur les gondoles traditionnelles la rame mesure 4,20 mètres de long ; elle est généralement en hêtre ou en bois exotique.

Quelques dynasties d’artisans se partagent ce savoir-faire immémorial, chacune ayant ses secrets et tours de main particuliers.

voir cette vidéo où le remer Paolo Brandolisio fait naître une fórcola à partir d’un tronc de noyer

La gondole : équilibre, harmonie, volupté

De cette gondole et de ses origines, on ne sait pas grand-chose. Certains la voient dériver du mot latin cymbula (petite barque), ou bien de concha (concula=conchiglia).

D’autres encore du grec kuntelas formé à partir des deux mots kontos (court) et helas (petit bateau).

En tout cas, la gondola est bien le lieu géométrique d’un savoir-faire ancien, qui sut s’adapter, avec quelle subtilité, à un environnement d’îles en puzzle, morcelé, vaste et minuscule à la fois, dans une lagune où la navigation est art d’architecte et de funambule.

Dans la vasque noire de cette barque affûtée pour les délices, tout est mesures, proportions, tracés immuables. De là, s’en dégagent : équilibre, harmonie, volupté. Des calculs qui ont abouti à sa forme actuelle, elle ne révèle rien à l’œil nu. Telles les coutures d’un vêtement parfaitement ajusté, l’art du virtuose, qui cache son labeur sous les traits d’une facilité apparente, la gondole se gondole de ceux qui voudraient percer un secret dans la grâce de sa flottaison.

L’art suprême est de « cacher l’art par l’art », disait le grand Rameau.

Crois-moi : on comprend mieux la raison d’être de cette merveille d’ingéniosité, si l’on prend le temps d’observer son habileté à se faufiler entre pilotis et ponte, à croiser et recroiser sans cesse, dans ces canaux étroits à plaisir, ses sœurs dissimulées dans leurs aubes noires, sans jamais les heurter ni mettre sens dessus dessous ce défilé sacerdotal.

Une autre batellerie, plus robuste, plus emphatique, n’eût pas survécu longtemps à un pareil traitement.

Voilà le moyen de transport parfait : souple et discret à la fois, avec une étendue suffisante pour que ces transports y puissent parfois devenir, à l’abri des regards curieux, jeux aux langueurs plus sensuelles. Alcôve propice aux intrigues et rendez-vous secrets, elle n’eut point de peine à se confondre avec la nuit vénitienne et ses imbroglios lunaires.

C’est d’ailleurs un peu pour ces nobles motifs qu’elle prit sa couleur noire.

En charge des affaires courantes, le Sénat imposa en 1630 cette couleur uniforme, afin de tenter de décourager la ruineuse compétition, à laquelle se livraient alors les riches familles vénitiennes pour posséder l’embarcation la plus fastueusement décorée !

Comme les yachts ou les belles bagnoles de nos milliardaires actuels, la gondole devint la marque de l’opulence et de la réussite, dans un XVIe siècle d’apparat et d’apparences.

Pour faire un écho vertical à ces fantaisies horizontales, figure-toi qu’à la même époque, les familles patriciennes de la bonne cité de San Giminiano, dans l’opulente toscane, se prirent à leur tour à rivaliser en verticalité, suscitant en élévation des tours de plus en plus hautes, jusqu’à défier les lois architectoniques.

Un Manhattan avant la lettre, dans une bourgade minuscule, on l’on put compter jusqu’à soixante-quinze tours !
Tout cela pour démontrer à tous une suprématie sur celle des voisins ! Il fallait qu’on puisse voir de loin la réussite des uns surplomber les autres ! Il fallait impressionner la galerie à tout prix !

De même qu’à Versailles celle dite « des glaces » devait préparer le visiteur à la rencontre du Roi-Soleil, il te faut maintenant imaginer les façades des palais sur le canalazzo, presque toutes constellées de mosaïques d’or, faites pour impressionner les ambassades. Toutes ces délégations, après avoir parcouru en embarcations les méandres tortueux du canal, devaient enfin parvenir éblouies sur les parvis du Palais des Doges !
Pouvoirs temporel ou spirituel : tout est rituel pour arriver à la lumière…

La gondola est attestée pour la première fois dans un décret du doge Vitale Falier en 1094.

Elle fut d’abord menée par deux rameurs et sa forme ne la distinguait pas des autres barques, hormis son affectation exclusive au transport privé de personnes. Son aspect actuel provient en grande partie du fastueux XVIIIe siècle, quand Venise vivait encore des deniers du prestige de ses comptoirs.

Imagine donc, pour obtenir cet équilibre, que la moitié droite de la barque doit être plus étroite que la moitié gauche de vingt-quatre millimètres et que cette asymétrie, qu’on appelle lai – subtile poésie du geste de l’artisan – demeure indispensable pour sa stabilité. Il faut, en effet, par un léger décalage vers la droite de l’axe transversal, compenser le poids du gondolier, cependant que le côté gauche est plus courbé, afin de préserver une trajectoire droite !

Chateaubriand la décrivait comme une « chatouilleuse cavale marine », Marinetti, plus incisif, comme une « balançoire à crétins » (qu’aurait-il pensé de ces goguettes montées sur gondoles et mitraillant avec leurs flashs photographiques un nip-pon(t) des soupirs qui n’en peut mais ?).

Tout deux purent encore la contempler, sans ces inconvénients quelque peu japon(i)ais, avec sa cabine pour deux personnes, recouverte d’un petit toit, sous lequel se jouèrent quelques-uns des plus beaux mélodrames, dont raffolait la sévère République.

Comme la centaine d’îlots, reliés par 400 ponts qui enjambent avec des grâces variées les quelques 200 canaux de la ville, la gondole actuelle est une mosaïque constituée de 280 morceaux de bois (chêne, mélèze, noyer, cerisier, tilleul, cèdre et contreplaqué) et de deux pièces métalliques situées en proue et en poupe.

L’embarcation mesure 10,80 mètres de long et 1,38 mètre de large pour un poids de 600 kilos. Un seul rameur en assure la conduite, qui se tient debout à l’arrière gauche.

Le fero de prova (terme typiquement vénitien pour désigner la figure de proue de la gondole) était à l’origine utilisé pour contrebalancer le poids du gondolier. Au cours du XVIIe siècle, il acquit une symbolique précise.

Les six barres horizontales parallèles évoquent les six sestieri (quartiers) de Venise, la barre située en arrière l’île de la Giudecca, la courbure le canalazzo. Enfin, l’espace vide formé par la rencontre de la figure supérieure et de la première barre représente le Ponte di Rialto. C’est du moins ce qu’on prétend dans les squeri (chantiers qui fabriquent les gondoles).

Mais les remeri fabriquent les rames et sculptent les fórcola.

L’unique rame plate mesurant 4,20 mètres, constituée de bois indonésien, qui n’est pas fixée, permet l’incroyable souplesse des manœuvres. Mais, pour ce ballet de haute voltige, le marin chorégraphe répète ses figures libres, pendant que donna Fórcola se fait écrin pour lui rappeler les vieilles règles des figures imposées…

Donna Fórcola

Notre belle dame, si elle se fait accrocheuse, est d’abord garante du style, essentiel dans cette épreuve d’équilibre aux gestes mesurés.

Devant les tentations de certains à vouloir échapper à la tradition, elle demeure de bois (généralement du noyer, coupée dans un seul morceau et taillé selon les mensurations du gondolier), et impose ses formes généreuses en morsi (mors), huit encoches arrondies, qui sont utilisés pour moduler la rame, chacune correspondant à une manœuvre précise (marche avant, marche arrière, virage court, rotation sur place).

Le cavai (cheval), ornement à mi-longueur de la fórcola, représente des figures allégoriques, dans lesquelles ont peut voir un hippocampe ou une sirène.

Le bel artisanat

Sais-tu que, pendant mon séjour de dix années à Venise, j’ai passé des heures dans le laboratorio de Messer G., à contempler son assidu travail pour faire surgir, d’un pièce de bois un peu austère, les courbes élégantes de la fórcola.

Le poète O., peintre et malicieux complice, parfois nous rejoignait. Les outils suspendaient leurs courses et il nous fallait alors peu de temps pour nous mettre à chanter quelques canzone un peu friponnes, bien éloignées des cabalette (un peu trop napolitaines !), dont les gondoliers ténors régalent, à flots de vibratos incontrôlés, les touristes balancés et ravis.

Unis par le silence et l’odeur maternelle de la sciure, nous buvions ensuite un peu de l’amaro dolce de la réserve personnelle de Messer G., dans des petits verres de Murano, que nous faisions teinter sur le pas de porte, au soleil du calle. Puis nous nous séparions, comme trois conjurés qui eussent préparé un coup d’état et, sur un signe de Messer G., le rabot et l’herminette reprenaient leur concert un instant interrompu.

Tant étaient simples et beaux ces moments si rares que je restais souvent seul, bien longtemps après, à pleurer de joie sur le Fondamenta des Zattere.

Un peu du vent qui quitte rarement Venise, lorsqu’elle reluit de tous ses feux, me rappelait qu’il me faudrait, tout de même, rentrer chez moi.

Souvent j’ai voulu tenter de transcrire un peu des embruns de tout cela sur une feuille blanche ou du papier-musique, en laissant ma main voguer au gré des sensations. Mais il m’a fallu constater que ma plume, qui grattait sans succès sur le papier rétif, était comme une rame dépourvue de sa dame de nage, avec rien pour la soutenir ni la guider dans sa navigation intérieure.

Il faut être très pressé de beauté et privé du bonheur d’en pouvoir créer un peu soi-même
pour connaître le prix terrible de la patience…

***

Un jour M., l’apprenti fórcoliste, me prit sur sa gondole et j’appris ce jour-là, ceinturé par ses mains habiles, un peu des rudiments de la boîte de vitesses… avant de planter lamentablement notre barque dans un’palazzo qui n’en demandait pas tant pour être délabré.

M., le bougre, rit de toutes ces dents, ce jour-là, mais qu’il était donc beau, ce marinaio triomphant ! Je revois encore sa musculature – dont je savais qu’il irait ensuite balader la belle anatomie dans une passagiata à Piazza San Marco, avec l’espoir souvent récompensé de « lever » une touriste allemande, ou, mieux, suédoise : elle exprimait la noblesse de son art, des nombreuses heures de scie et de découpage, mais aussi de la maîtrise de la rame engagée sur les morsi. Une savoir-faire du matelotage et de la drague qui se passe parfaitement du GPS et me demeurera, hélas, toujours étranger !

La navigation du désir vaut autant que l’abordage trop hâtif aux rives du plaisir.
Il faut être pèlerin des plaisirs vers lesquels on se rend en ramant.

Maintenant, quand je retourne à Venise, je prends le vaporetto, ce transport si peu commun, dépourvu de toute légèreté, qui aborde le pontile à la hussarde et ronronne comme un pachyderme sur le canalazzo.

On est à des années-lumière de la délicate gondola : contrairement à ce que l’intitulé pourrait suggérer, l’accelerato est ce qu’il y a de plus lent au monde et le diretto, ce qu’on a pu inventer dans le genre urbain de plus aléatoire.  
Qui va piano va sano, dit-on.

Aux heures de pointe, sur ce petit vapeur devenu diesel, la meilleure société vénitienne côtoie la classe ouvrière, toutes deux serrées comme des anchois : le loden et la salopette dialoguent avec le renard et la zibeline, le masque de carnaval tutoie le smoking qui va alla Fenice, le sac à dos le panier à commissions .
Mais tout cela aussi va changer: les vénitiens, selon leur unanime désir, disposeront bientôt, pour un prix léger, d’une ligne à eux seuls réservée, afin qu’ils n’aient plus à devoir cohabiter avec le touristus vulgus qui, lui, continuera à payer le prix fort.

Ça promet de belles empoignades sur les pontili

Voici revenu le temps des privilèges et des vaporetti à deux vitesses…

Quant à moi, tu t’en doutes, je préfère de beaucoup l’in pedibus à cet autobus de mer.
Mais, dans ce dédale de ruelles, il faut bien, parfois reposer les pieds !

Pour les nostalgiques d’un luxe plus raffiné, il reste encore quelques-uns des motoscafi en acajou de l’ingénieur Carlo Riva, qui, pendant longtemps, régnèrent à plein régime, zigzaguant entre les péniches du petit commerce, ballotées sans ménagement, avec leurs pilotes impassibles derrière leurs lunettes de soleil aux profils d’avant-garde.

Mais tout cela est bien fini. C’est de l’histoire ancienne : les « nouvelles normes » ont mis tout ce petit monde au pas. Les vagues déclenchées par le passage de ces bolides sont néfastes aux fondations des palazzi.
Seuls quelques ministres, des notables de la Banque d’Italie, les ambulances et les forces de polices ont encore le droit de faire un peu vrombir leurs moteurs, toutes sirènes hurlantes. Quant aux belles ragazze, leurs chevelures, sur les taxis qui vont au Lido, ne sont plus ces bannières libres qui flottaient au vent à toute barzingue.

Entre Santa-Lucia ou Marco Polo et les prestigieux établissements du maestro Arrigo Cipriani – maître resté simple d’un empire étendu jusqu’à New-York – les touristes négocient des tarifs préférentiels et regardent passer, qui les nargue, le vol des gabbiani, rieuses de tout et de rien.

C’est dans un de ses bateaux que Giuseppe Cipriani, le créateur du Harry’s Bar, redécouvrit un jour le charme intact de la petite isola de Torcello. Il y entraîna le baroudeur Hemingway, puis Charles Chaplin l’exilé volontaire, Arturo Toscanini, Maria Callas et bien d’autres, qui aimèrent revenir respirer l’air du large dans cette petite locanda.

Plus tard, au grand dam du protocole, la princesse Diana faillit y adopter un chat errant, entre une forchettata de riso pilaf e seppioline et la contemplation des mosaïques merveilleuses de Santa Maria Assunta, la voisine basilique byzantine.

Un ange passe… et l’ombre d’une lugubre gondole. 

voir la suite du texte dans :

Wagner, Liszt et la lugubre gondole : un beau crépuscule