Blog-notes

Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de l’univers
la plus dense, la plus utile et la moins apparente.
(Feuillets d’Hypnos, René Char)

Jeff Koons : l’art gonflé à bloc !

à propos de l’exposition de l’artiste kitsch américain Jeff Koons  
au Château de Versailles

par Patrick Crispini

Patrick Crispini, Pneu manchot (Sic transit gloria mundi), 2008

Pompe(s) et circonstances

On nous annonce une prochaine exposition de l’artiste kitsch américain Jeff Koons, installée dans les appartements royaux, galerie des Glaces et jardins du Château de Versailles.
Je cite l’entrefilet de l’AFP :
« L’exposition, en forme de promenade le long des pièces en enfilade, partira du salon d’Hercule pour se terminer dans l’Escalier de la Reine, avec une seule œuvre par pièce. Près du Veronèse du salon d’Hercule, le chien gonflable de Balloon Dog (Magenta) accueillera le visiteur. Une lune de trois mètres de diamètre en inox bleue sera placée au bout de la galerie des Glaces, alors que Hanging Heart, un cœur rouge enrubanné, apportera « générosité, chaleur et romance » au visiteur en bout de parcours, dit Jeff Koons. L’environnement baroque est « un cadre idéal pour renforcer le caractère philosophique de mes œuvres », sur le pouvoir, l’amour, le temps, dit l’artiste, qui affirme avoir déjà été inspiré par Louis XIV et Versailles, «symbole de raffinement et de lumière ».

« Gonflé », Mister Koons ? En tout cas, il ne manque pas d’air !

Joindre le Jeff à la parole et le « Balloon dog » dans le château, fallait y penser.
Crime de lèse-majesté, opération de lèche-vitrine ?
Du beau marketing gonflé à bloc, en tout cas!
De la poupée gonflable pour esthétomanes distingués…

On devine le vernissage en grande pompe: de quoi souffler les (courageux) visiteurs et remplir d’aise les « concepteurs » partenaires du Sinistère de la Culture. Neptune interpelé par Hermès, Hercule bagagé par Vuitton et Louis-le-quatorzième embaumé par Pinault : l’empire du produit dérivé sous le règne de celui du Soleil, célébrant les « installations » de Mr. Jeff.

On voit d’ici le symbole : la pompe dans la pompe !

Il est revenu le temps des « héritiers spirituels », adeptes du pop-corn et du « raffinement ». Vive la langouste en suspension et le crustacé en mobile de chez Calder. Voilà, batifolant sous les lambris, le petit monde de l’art (dollars) jouant ses stock-options à kitsch ou double avec les ors du monarque: de quoi vous déglacer la Galerie du même nom.

Dire que le grand Rameau, qui en connaissait un bout sur les « bouffons » prônait comme principe, il y quelques années-lumière : « cacher l’art par l’art même ».

Que peut donc bien « cacher » M. Jeff Koons, sous ses gonfleries mamamouchiennes :
un grand vide peut-être, plein de gaz carbonique à aspirer les dollars, une métaphore « ludique » du petit monde de l’art, prêt à exploser, sous le poids des marchés et des fonds à blanchir…

Salut l’artiste conceptuel: ballon de « beau de ruche », coqueluche des bobos, porteur, vendeur, gonflé à bloc, enflé comme la grenouille de La Fontaine ! Et chapeau: faire tant de bruit avec si peu d’air !

***

Reste le message : « le caractère philosophique de mes œuvres… symbole de raffinement et de lumière ».

Un ange impair et passe…
et des cohortes d’archanges pour qui, dans des temps pourtant bien barbares, le « raffinement » commençait par une certaine idée d’équilibre et d’harmonie.

Poseur, Mr. Jeff ? Non, juxtaposeur.

Provoc ? Même pas.
Il y a belle lurette que ce genre de « juxtaposition » n’étonne plus personne.

Dans l’univers hypermédiatique où nous sommes, tout est juxtaposé : le tirage du loto avec la guerre en Irak, la guitare de Mme Sarkozy avec le cours du yen, l’orgie porno avec le jour du Seigneur, les états d’âme de Miss Jamaïque avec ceux de Philippe Sollers, Mme Irma avec Pierre-Gilles de Gennes, mon-cul-sur-la-commode avec la philosophie d’Aristote. Et tout ça, dans la grande braderie ludique: qui veut gagner des neurones ?

Tout cohabite, tout « copule de sens ».

Mr. Jeff ne fait donc que reprendre à son compte (en banque) cette tendance « reliseuse » du monde pour les tartempionnes et tartempions en batteries.
Grand pompiste des stations-essence de la culture, Mr. Jeff se fait plaisir.
Il nous regonfle le moral en crise avec sa pompe à concepts roses bonbon.
Il plastifie le sentiment, l’inoxyde, il supervise, dans la joie créatrice, les « collages » réalisés par ses « assistants » à partir de ses esquisses.
Il « enrubanne » haut le cœur rouge, il médiatise son goût de motel, de « romance » post-pubertienne et d’amerloqueries bonbonnières dans le saint des saints. Il est le Graal dans un Montsalvat en déconfiture. Il fait entrer le calice post fluo par la grande porte de l’immonde dans un palais, dont on avait voulu, jadis, que la beauté des formes et des ornements reflétât la lumière même.
Prétention d’aristo aujourd’hui désanctuarisée par Mr. Jeff et ses acolytes, qui lui donnent le coup de « grâce » (le mot est malheureux) avec « Split rocker ».

Coatchs du kitsch, ces messieurs des multinationales, collectionneurs entre deux stocks-options, ont les moyens d’imposer leurs poulains, voire des « conservateurs » à leur solde. Versailles comme paddock, ça valait le coup d’essayer, non?

Ne grivoisons pas sur les motivations artistogènes de M. Jeff.
Que son plaisir de créateur soit galvanisé par le fait de gagner pas mal d’argent, grâce à la prodigalité de ces managers protecteurs, on peut l’imaginer. Que les propriétaires des œuvres se servent de cette « vitrine dorée » pour « gonfler » encore plus la cote de leurs investissements en ce domaine, on le comprend. Que Mr. Jeff s’amuse des somptueuses exégèses qui fleurissent un peu partout ,consacrées à ses réalisations et fourbies par les aréopages les mieux-disants du biotope, on s’en réjouirait presque avec lui. Une telle moquette en guise de tapis rouge, on ne peut pas cracher dessus !

Les menus plaisirs de Versailles, en quelque sorte…

Mais on ne peut s’empêcher de penser à la « victime » de ces bonideuseries : le pauvre citoyen visiteur qui va s’aventurer dans ce parcours initiatique pour midinette ! On peut craindre que ses éventuels étonnements fassent vite la place à un dégoût de deuxième classe… voire une indifférence de première!

On a la révolution qu’on peut: impossible de refaire l’histoire.

La Bastille a déjà été prise, Versailles détrôné et la monarchie, confite dans ses ors restaurés, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Le peuple n’a qu’à aller se rhabiller ( de préférence dans les boutiques tenues par les Messieurs précités) : à mort la culture des nantis, vive le kitsch en basse cour pour tous.

Les noces du parvenu éclairé et du produit dérivé, voilà le grand business de l’avenir : éclairer ce qui reste de la lanterne de l’un avec les gadgets « made in China » de l’autre.

Grâce à Mr. Jeff et ses comploteurs mécènes, sous les lambris va régner, pour l’édification de tous, le matelas pneumatique, le caniche wouah wouah et la langouste en caque de chez mirliton !

La Révolution a installé les bourgeois, les bourgeois les marchands et les marchands (entre autres) l’art comme marchandise.
Toutes ces têtes coupées et recoupées pour que « Balloon dog » puisse venir ronger son os dans la niche royale !

Le monde est bien fait : les « gonflés » se répandent, les humbles se terrent, les obscurs se dégradent.
Rien de nouveau sous (le Roi) Soleil, en somme.

Patrick Crispini, Eurêka : la pompe à incandescence, 2008

Baudruche connection

Depuis que « l’œuvre d’art » a cédé sa place à « l’objet d’art » (« l’objet dard », faudrait-il plutôt dire, tant l’objectif essentiel est surtout de « piquer » la curiosité de l’Homo festivus, cher à Philippe Muray, de l’«interpeller» à n’importe quel prix, de le faire « réagir »), depuis que le savoir-faire du Maître et de son atelier a été supplanté par le « faire savoir », depuis que le « ready-made » de Marcel Duchamp et « l’indifférence esthétique » ont transformé les brocanteurs du dimanche en gourous du lundi , depuis que la vitrine a supplanté la galerie, la performance, le happening ou l’installation l’exposition traditionnelle, l’art se vend au plus offrant.

Marchandisation du goût, placements d’initiés, produits dérivés…

Pour nous convaincre que notre refus de la koonsitude signe notre ringardise, on nous certifie par « clips » que l’œuvre de M. Koons est pleine d’humour, qu’elle « tend un miroir à notre médiocrité », qu’elle « dynamite joyeusement les fondamentaux du sociétal » (sic).
On nous assure que dans ce « décalage » même et l’ironie qui y affleure, l’artiste prouve une intelligence supérieure, que les défis des moyens employés et la minutie du travail accompli par l’armée de ses collaborateurs traduisent leur imprégnation à la source des meilleures pratiques artisanales.

Il n’y a donc plus à discuter :
il faut en être ou ne pas en être, telle est la question.

***

J’adhère, j’adore, donc je suis

« Tant qu’à inviter un artiste à Versailles, il fallait viser un artiste d’une notoriété absolue. Jeff Koons est l’un des plus célèbres et Versailles, l’un des monuments les plus célèbres du monde. Outre cette adéquation de notoriété, Jeff Koons est un artiste cultivé. Quand «le plus baroque des artistes néopop» regarde Versailles, il comprend Versailles. Il ne ferme pas les yeux », nous dit M. Aillagon, Président de l’établissement public de Versailles, un des responsables du « forfait », dans un récent entretien au Figaro.

Admirons, au passage, la somptueuse formule : « adéquation de notoriété » !

Plus loin, il ajoute : « Ce qu’il apporte à Versailles, c’est son regard, son intelligence du lieu et cette capacité à nous inviter à regarder Versailles, à éviter que Versailles échappe à la banalité née de l’habitude. »

« Mon cœur est un palais flétri par la cohue », écrivait Charles Baudelaire, qui en connaissait un bout sur les vicissitudes des « salons » artistiques en odeur de sainteté.

Donc Versailles nous échappait, à force d’habitude nous avions perdu les clés de « compréhension », notre respect avait fait sombrer le beau palais « flétri par la cohue » dans la banalité. Il nous fallait un maître à repenser juste.

Et hop ! voilà M. Koons, « artiste cultivé » au grand cœur et son « Hanging Heart » (2,7 mètres, 1575 kilogrammes avec le ruban, en acier inoxydable, faut-il vous l’emballer ?), qui nous invite à nouveau « à regarder Versailles », en apportant « générosité, chaleur et romance » !

Et au nom de quoi cette légitimité ? La « notoriété absolue », pardi !

La messe est dite : le référant, c’est donc la cote établie par les marchés ou la recette muséale. Versailles demeure au hit parade des monuments les plus visités, Le cœur rouge de M Koons se vend cher, très cher. Rien de tel pour autoriser ce « dialogue » d’égal à égal entre les créations de M. Koons et celles de M. Le Brun.

La causette et la cassette ont toujours fait bon ménage dans le « milieu ».

M. Aillagon, bienfaiteur de l’humanité, Jeff Koons, maître-étalon du nouveau regard…
… et M. Pinault, maître des enseignes, arbitre des tendances !

L’État, faucheur fauché, l’artiste et le grand commerce : la sainte Trinité du goût !

***

Tout est art quand on y met le prix !

Et tout est « coup » médiatique, quand on est un peu habile à la chose.
Trouver une niche à la hauteur de « Balloon dog », voilà l’enjeu.

Koons dans les jardins du Luxembourg ou sur les Champs-Elysées, installé dans l’espace urbain, n’eût été qu’un coup d’épée dans l’eau. Mais Koons intégré au symbole toujours vivace de la monarchie républicaine, que la France n’a jamais cessé d’être : alors là, chapeau l’artiste !

Si l’on devait mesurer la culture et l’intelligence de l’artiste à l’aune de cette superbe stratégie de communication, il est certain qu’elle ne ferait aucun doute !

***

« La chose la plus commune, dès qu’on nous la cache, devient un délice », prévenait Oscar Wilde.

Baudelaire, toujours lui, en connaisseur de la chose, parlait « du risque aristocratique de déplaire ».
Puisqu’elle est la seule qui nous reste, osons être de l’aristocratie de ceux qui déplaisent…

Nous autres pauvres incomprenants, largués du système, rétrogrades lénifiants, offrons-nous ce luxe suprême : soyons indifférents.

Après tout, à l’argus du grand business de l’art, voilà encore la meilleure offre qu’on puisse faire dans ce marché de dupes.

Fuyons ces palais dévastés par la guimauve et partons rêver d’une lune bleue, sans inox et ruban rose: il fait beau sur la grève.

Valerio Biscalkin, Pied-à-terre, Omaggio a Magritte, 2005