Blog-notes

Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de l’univers
la plus dense, la plus utile et la moins apparente.
(Feuillets d’Hypnos, René Char)

Le Diapason Paradoxal

variation(s) sur la norme

par Patrick Crispini

texte extrait de
VARIATION(s) SUR LA NORME
© éditions L’Harmattan 2013
LETTRES & ARTS

LA MUSIQUE

Produire des sons est une des premières manifestations sensibles de l’homme.

Dans son texte « Norme et Musique : Le diapason paradoxal. Entretien avec Patrick Crispini », Jean-Luc GUIRAL dialogue avec le chef d’orchestre-compositeur sur la nature de la musique, l’histoire de son écriture normative sur le papier, le rapport entre compositeur et interprète.

C’est à partir du moment où s’est fait sentir le besoin de fixer la musique afin de pouvoir la diffuser, que des échelles sonores, et ensuite la gamme, sont apparus. Avant, il y avait des Codex, mais la reproduction de la musique n’était pas une préoccupation. La musique était alors pensée comme un phénomène unique et ponctuel. Ce n’est qu’au Moyen Âge que l’on tentera de mettre en place un système cohérent pour fixer « l’infixable », c’est-à-dire pour fixer les sons sur du papier et tenter de créer une échelle. Avec l’apparition du clavecin et du piano, s’est mise en place une norme reproductible. Mais, chose paradoxale, maintenant qu’il existe enfin un mécanisme normatif quasi-parfait, tous les accordeurs de piano vous diront qu’ils trichent pour régler convenablement votre instrument. Patrick Crispini cite l’expérience d’un violoncelliste qui a souhaité visiter une tribu africaine afin de s’informer et d’échanger avec eux sur leur pratique de la musique. Le musicien classique a joué ses Suites de Bach, devant le regard attentif des membres du village. A son tour, le musicien africain a joué sa propre musique tandis que le violoncelliste notait sur du papier à musique les structures musicales. Mais le musicien africain était incapable de jouer deux fois la même chose, tout simplement parce que pour lui, il n’y avait aucun « sens » dans une éventuelle répétition.

De même, certains chefs d’orchestre comme Pablo Casals ou Celibache ont lutté contre tout enregistrement, prétextant la rencontre originale et unique de l’interprétation. Patrick Crispini nous parle ensuite de Bartók le pointilleux, qui ne respecte pas ses propres normes, de Schoenberg qui veut « repenser le système », de Stravinsky et de sa démarche « patchwork », où toute morale est absente. Et il pose la question : est-ce un principe de plaisir ou, au contraire, une contrainte qui génère et conditionne une norme´ ?

Extrait de : Introduction thématique, du sensible au multiple,
par © Yves Ganem, lauréat de la Bourse Schneider-Forest.

Entretien avec Patrick CRISPINI

par © Jean-Luc GUIRAL, lauréat de la Bourse Schneider-Forest.

Jean-Luc Guiral : L’idée de norme semble s’imposer lorsque nous évoquons le seul substantif « Musique ». En a-t-il toujours été ainsi vis-à-vis de ce que nous reconnaissons et nommons comme étant de la musique ?

Patrick Crispini : Il importe tout d’abord de préciser deux données fondamentales, à savoir la fréquence et l’intensité. À un moment donné dans l’espace physique, dans la biologie moléculaire dans lesquels nous vivons, des sons existent, se propagent. Il s’agit de savoir si ces phénomènes, étudiés depuis l’antiquité, dépendent d’une norme et de quelle manière ils s’en échappent.

J.-L.G. : Le fait de considérer l’ensemble de ces phénomènes acoustiques qui composent notre environnement comme « matériaux » musicaux est quelque chose d’assez récent. Mais si nous restons aux premiers temps de l’histoire de la musique, qu’en est-il, alors, de ce « quelque chose de moins sonore que le sonore », de cette matière qui « lie le bruyant » (Pascal Quignard) ?

P.C. : Le son est un phénomène de fréquences. On s’est très vite rendu compte qu’un son donné produisait toute une série d’autres vibrations. C’est ce que nous appelons les harmoniques. Autrement dit, un son vibrant à une certaine hauteur produit des harmoniques parfaitement quantifiables.

Dès lors, on a souhaité établir des échelles afin de mesurer les différences de hauteur entre chaque valeur sonore. Il s’agissait de trouver une norme afin d’unifier tous ces phénomènes a priori hétérogènes, sans ordre. À partir de l’échelle s’est formalisé le mode, puis la gamme, proposant des systèmes cohérents et ordonnés. La question de la fixation de ces sons demeurait un problème puisque nous ne disposions pas encore d’instruments capables de produire un son de manière stable.

Nous avons fait des calculs. Le premier raisonnement de l’esprit vis-à-vis du phénomène sonore est mathématique : système euclidien, les théories d’Aristote, mais surtout les travaux de Pythagore.

Ce sont des rapports de proportions qui, combinés entre eux, ont mis en place des principes de base, véritable cosmogonie de la musique, autrement dit la première norme.

En parlant à grands traits, près de mille ans de labeur et de tâtonnements furent nécessaires pour construire l’architecture de la notation musicale, et c’est seulement au Moyen Âge, avec le moine Guy d’Arezzo, que l’on trouve la tentative de la mise en place d’un système cohérent pour fixer « l’infixable », c’est-à-dire pour fixer des sons sur du papier et pouvoir créer une échelle.

Dès lors, pour retourner à la note initiale, mais sur une fréquence plus élevée, il nous faut sept intervalles, douze demi-tons et sept notes. Ce système est parfaitement cohérent sur le papier, mais demeure un problème de taille, à savoir que les instruments accordés note par note ne donnent pas tout à fait l’octave. Nous obtenons un intervalle légèrement plus grand et qui sonne faux, alors qu’il est parfaitement exact mathématiquement. Nous sommes forcés de constater que cette norme objective donne un résultat qui est, à l’oreille, gênant. Comment faire pour fixer les choses ?

On a dû attendre le XVIe et surtout le XVIIe siècle pour que naissent les premiers instruments à clavier sur lesquels on a pu s’installer pour faire de la musique. Avec la naissance des cours et salons de musique, l’idée de disposer d’instruments plus stables et donc plus « confortables » (l’épinette, le virginal, le clavecin et enfin le piano) est devenue une nécessité. On s’est rendu compte, face à cette objectivité mathématique, qu’il fallait « tricher », sortir de la norme. On a « raboté » pour pouvoir obtenir des octaves « audibles », c’est-à-dire subjectivement justes. C’est alors qu’est établie la gamme tempérée, en réduisant légèrement la quinte et en montant l’octave. Cette gamme est célèbre grâce à J. S. Bach (1685-1750) qui a écrit une œuvre intitulée Le clavecin bien tempéré, dans laquelle il a fixé cette gamme dite « parfaite » par l’emploi de chaque demi-ton de la gamme, sur lesquels il a fait un prélude et une fugue. Sur ce sujet, les travaux de Pierre Schaeffer (1910 – ), réalisés dans le cadre de l’O.R.T.F. sont tout à fait remarquables.

J.-L. G. : Cette écriture normative qu’est la musique sur le papier se doit de trouver dans les instruments une expressivité pour qu’elle prenne possession d’un corps audible. Qu’en est-il des premiers rapports entre l’écriture musicale, matière abstraite, et le monde physique des instruments ?

P.C. : Le piano est le point de rencontre de toute cette quête de la musique pour fixer l’infixable.

Il est une « aberration ». Il est à la fois l’utilisation du monde de la percussion, et de celui du toucher. Pour la première fois, nous disposons d’un instrument posé. Le musicien s’installe !

Jusque-là, seule l’orgue était fixe, et ce dans un lieu cultuel qu’est l’église. C’est au XVIIe siècle que les besoins socioculturels et les progrès techniques ont rendu possible l’apparition du clavecin, tout d’abord, puis du piano. C’est tout logiquement que s’est mise en place une norme reproductible dans tous les salons. Avec le clavecin, l’interprète dispose d’un instrument fonctionnel qui lui permet d’obtenir tous les sons stables. Chose paradoxale, alors que nous avons, enfin, un mécanisme normatif quasi-parfait, tout accordeur de piano vous dira qu’il « triche » pour régler convenablement votre instrument. L’intérêt que je vois dans cette anecdote est le constat de la possession d’une norme que nous modifions, de manière quasi physique, pour répondre à des besoins acoustiques.

Des règles mathématique et physique issues des proportions et calculs est née une norme acoustique accordée aux « tempéraments » dont l’expression, par définition, exprime bien le contraire d’une loi.

J.-L. G. : Vous soulevez ici la question de la réception de la matière sonore qui est reconnue et désignée comme étant de la musique. Celle-ci est une donnée culturelle dans son acceptation et sa reconnaissance premières. On ne reconnaît que ce que l’on connaît déjà ! Autrement dit, il ne peut y avoir de reconnaissance d’une qualité musicale qu’à partir du moment où l’auditeur a déjà accepté une certaine convention, une certaine norme, un langage musical. À partir du moment où l’on est dans la reconnaissance, on se trouve dans le culturel au sens anthropologique du terme.

P.C. : La notion même d’échelle n’est pas exclusive à l’Occident. Toute civilisation a produit son propre système de codification. Il y a des différences importantes, entre notre système dominé, comme je l’ai dit, par la Mathématique, et la norme musicale en Inde, par exemple, qui est basée sur la notion d’atmosphères, d’états d’âmes… Cela m’amène à parler des notions de Juste et de Faux. En effet, toute personne extérieure à notre culture en général, et à notre variété musicale en particulier, serait surprise de nos schémas normatifs. Cela n’aurait aucun sens pour elle. Il est à souligner que, durant le vingtième siècle, de nombreuses confrontations entre deux cultures étrangères ont été entreprises. Même si cela n’a pas toujours abouti à la création d’un nouveau langage musical, toutes ces tentatives ont toujours été très enrichissantes pour leurs protagonistes. Néanmoins, force est de constater que, trop souvent, les notions de Juste ou de Faux sont confondues avec l’idée même de norme.

J.-L. G. : Cela nous amène à considérer la musique comme étant la résultante culturelle d’une civilisation particulière, chacune d’elle générant ses propres repères, ses propres critères de reconnaissance. La Culture comme cadre de reconnaissance du langage musical.

P.C. : Pendant longtemps, la musique dite savante — parce que transmise par l’écrit — n’appartenait qu’à un monde, le monde ecclésiastique. Signes sur parchemin, la musique devient la norme canonique du chant religieux. La logique voudrait que l’on n’ait qu’une seule école puisque tout ce langage est codifié, normalisé. Et bien c’est le contraire qui se produit. Pourquoi ? On découvre la dépendance à un espace temps et à un lieu. Les moines qui vont chanter le Magnificat ou le Dixit Dominus, vont interpréter la norme de référence, n’hésitant pas, parfois, à lui imposer des écarts importants, liés notamment aux conditions propres d’un lieu donné, à son architecture voire à ses résonances.

Ainsi Claudio Monteverdi (1567-1643) écrira-t-il les Vêpres dans un esprit quadriphonique en pensant à la Basilique Saint Marc de Venise.

J.-L. G. : La norme est, si je vous comprends bien, la base de départ d’une lecture possible d’une écriture qui elle-même est issue d’une norme. Cela suggère une donnée importante de tout phénomène de création : maîtriser un vocabulaire, « une norme » propre à un médium afin de pouvoir s’en extraire pour « créer » ; pour produire une interprétation, une lecture particulière et singulière. S’opposent ainsi, oserais-je dire, l’objectivité normative et la subjectivité créatrice. Les évolutions matérielle et socioculturelle d’une civilisation peuvent imposer d’autres normes plus concrètes. N’y a-t-il pas une relation plus ou moins directe entre les lieux consacrés à la musique et les différentes formes de son expression ?

P.C. : Le langage musical est basé sur deux éléments premiers : le Contrepoint (lecture horizontale de la musique) et l’Harmonie. Dès que l’on souhaite réunir des instruments de familles diverses, il est nécessaire de mettre de l’ordre dans un ensemble de sons superposés, régis selon des principes très précis. Nous sommes face à un domaine inépuisable de l’univers du son.

Le cas du Quatuor est exemplaire à ce sujet. Ce qui fait la richesse du Quatuor c’est qu’il contient quatre voix. Un accord parfait nécessite au minimum trois voix : un son de base (la tonique), une tierce, et une quinte. Le Quatuor avec ses quatre instruments a très rapidement trouvé sa forme achevée, devenant la référence obligée par laquelle tout compositeur se devait de passer (Beethoven, Ravel, Schubert, Bartók, Ligeti, Messiaen, etc.). Nous avons tendance à oublier que, si le Quatuor a pris une telle importance au XVIIIe siècle, c’est parce qu’il n’y avait que deux lieux — si l’on excepte l’église — où nous pouvions jouer de la musique, à savoir le théâtre d’opéra et le salon.

Nous avons oublié cela parce que, de nos jours, nous avons la chance d’avoir, avec l’auditorium et la salle de concert, des lieux spécifiques pour l’expression et l’écoute de la musique. Du fait de son économie en instruments, en volume sonore et en même temps de la pureté de sa forme, le Quatuor convenait de manière idéale aux contingences des habitations des élites sociales. Cette manière quelque peu pragmatique d’envisager la création d’une norme musicale, nous explique qu’il peut y avoir création d’une forme, non pas à partir de principes esthétiques, de structures musicales, mais à partir des seules contraintes matérielles d’un lieu. Le Quatuor devient lettre de noblesse, en partie parce que nous « devons » faire avec !

J.-L. G. : Les besoins sociaux ont une place centrale dans l’évolution d’un langage artistique. Francis Haskell dans son ouvrage, Mécènes et peintres, a très bien montré le rôle du commanditaire dans le processus de l’élaboration d’une œuvre. Ce dernier est primordial vis-à-vis de la question de la norme, car dans une certaine mesure, il devient la référence du goût et peut influer sur une norme sociale de la Culture. Le commanditaire, comme l’auditeur dans un second temps, vont chacun selon leurs moyens et leurs motivations interagir vis-à-vis de la réception et la diffusion de la musique.

P.C. : La question de la diffusion est capitale, en effet. C’est à partir du moment où s’est fait sentir le besoin de fixer la musique afin de pouvoir la diffuser, que des échelles sonores, et ensuite la gamme, sont apparues. Avant, certes, il y avait des Codex, mais la reproduction de la musique n’était pas une préoccupation. La musique était alors pensée comme un phénomène unique et ponctuel.

J.-L. G. : L’unicité de l’événement musical, à son origine, est très intéressante parce qu’elle soulève la question de notre rapport à l’art en général. Les moyens de haute qualité dont nous disposons désormais pour conserver la musique et la diffuser devient pour certains créateurs un problème vis-à-vis de l’expression de leur art. Des chefs d’orchestre comme Pablo Casals ou Celibache ont lutté contre tout enregistrement, prétextant la rencontre originale et unique de l’interprétation. Et à ce titre, je partagerais assez cet avis, notamment vis-à-vis de certains objets visuels tels que la fresque ou même le retable. Pouvons-nous pénétrer ou même seulement entrer en contact avec ces « objets » si nous les arrachons à leur lieu d’élaboration ? La réponse est oui, mais malheureusement bien partiellement. Ce fameux « musée imaginaire » si cher à André Malraux, d’une diffusion de la culture par des moyens mécaniques, ne nous fait-il pas courir le risque de rencontres biaisées, nous obligeant, par là même, à nous conformer, à appréhender notre environnement culturel par le prisme d’une norme culturelle globale ?

P.C. : J’ai souvenir de l’expérience d’un violoncelliste qui a souhaité visiter une tribu africaine afin de s’informer et d’échanger avec eux sur leur pratique de la musique. Le musicien classique a joué ses Suites de Bach devant le regard attentif des membres du village. Très intrigués par cet instrument, ils avaient une forte envie de le toucher. À son tour, le musicien africain a joué sa propre musique tandis que le violoncelliste notait sur du papier à musique les structures musicales. C’est très rapidement devenu une catastrophe. Le musicien africain était incapable de jouer deux fois la même chose, tout simplement parce que pour lui, il n’y avait aucun « sens » dans une éventuelle répétition.

Cette anecdote est très éclairante quant à notre conception de la norme en matière musicale.

Nous autres, occidentaux, sommes issus d’une civilisation de la répétition et lorsque nous écrivons de la musique, nous tenons compte tout d’abord du côté perfectible de l’œuvre, c’est-à-dire de savoir à partir de quel instrument nous allons fixer cette écriture, et dans un second temps, — désir de pérennité —, de savoir par quel moyen nous allons conserver, puis diffuser, l’expression de ce langage. Et c’est depuis que nous avons ces problèmes-là, qui semblent pour nous inhérents au phénomène sonore, que la norme musicale, envers et contre tout, a toujours été appliquée.

Avec le pianoforte puis le piano à queue actuel, nous avons créé un instrument stable. Il s’agissait de répondre à une évolution des goûts. Un lieu spécifique pour la pratique et l’écoute de la musique s’est imposé de lui-même. Il y a dans la création musicale comme une nécessité à « cadrer » ce qui est produit à un instant unique et particulier. Nous touchons ici, selon moi, à un point important du rapport de la musique avec la norme. Est-ce un principe de plaisir ou au contraire une contrainte qui génère et conditionne une norme ?

J.-L. G. : La création d’une musique comme son accueil par un public sont pris dans leur propre historicité. Vous êtes compositeur. Il m’intéresse de savoir quel rapport vous entretenez avec une convention d’écriture musicale. Nous avons vu, déjà, qu’en terme de réception, est reconnue comme appartenant à la sphère musicale ce qui, dans un large spectre, est déjà connu comme tel. Pouvez-vous nous parler, par ailleurs, de la pratique d’un compositeur comme Béla Bartók (1881- 1945) à qui vous avez consacré une étude ?

P.C. : Bartók était lui-même instrumentiste et extrêmement pointilleux sur tout ce qu’il faisait. Il était d’une précision d’horloger. Comme beaucoup de gens issus de la tradition romantique, il ne supportait plus les dérives emphatiques de ce courant. Il fallait, selon lui, que la musique corresponde de manière exacte au son écrit sur la partition, et pas autre chose. Afin que l’on ne déroge pas à ce principe, il a, à la fin de chaque pièce musicale, écrit la durée précise de l’exécution. Le problème qui se pose à nous est que Bartók a lui-même enregistré une partie de ses œuvres. Or que constatons-nous ? La durée fixée, exigée par le compositeur, n’est pas toujours respectée par le compositeur-interprète lui-même.

J.-L. G. : Le créateur dérogeant au principe même qu’il a instauré et à partir duquel doivent être exécutées ses œuvres. N’est-ce pas là justement le paradoxe de toute activité créatrice ?

P.C. : La question qui se pose à nous est de savoir pourquoi il a éprouvé le besoin de créer un cadre strict. La norme n’est plus ici un mètre étalon mais une sorte de référence au-delà de laquelle intervient la notion de goût, bon ou mauvais. Il y avait chez Bartók le désir de réagir contre une déviation de ce qu’est la musique, c’est-à-dire des libertés prises par de nombreux compositeurs de la fin du XIXe siècle. Bartók n’en voulait plus. Son seul souhait était de remettre les pendules à l’heure : il crée alors une nouvelle norme. Mais en même temps, cette norme est une contrainte insupportable.

Dès lors, il ne reste plus qu’à « casser » la norme qu’il s’est lui-même imposée.

Ce phénomène d’un écart vis-à-vis de la loi exigée par le compositeur s’amplifie par l’intermédiaire de l’interprète qui, voyant que le compositeur déroge à ses propres principes, s’autorise une plus grande liberté dans l’interprétation. Cela est possible jusqu’à un certain seuil où les libertés prises sont telles qu’elles incitent un autre compositeur à vouloir renouer avec les paramètres initiaux. Il est à noter que la musique — phénomène volatile qui ne possède pas de manière naturelle une enveloppe définie — se trouve dans l’obligation de s’imposer une série de paramètres quitte à les remettre en cause par la suite. Cela semble être comme une donnée inhérente à tout objet. Il n’en reste pas moins que ce dernier finit par voir son système, son enveloppe se déformer.

On peut observer cela dans la physique des sous-ensembles flous. Un ensemble, aussi solide et homogène soit-il, finit toujours par tendre vers une déformation ou une distorsion. Si nous regardons la musique sous cet aspect, nous comprenons mieux que toute loi qui cerne et structure un objet musical finit toujours, elle aussi, par « déformer » sa propre loi d’organisation. Les facteurs qui incitent à cette transformation sont divers. Cela va de la sensibilité de l’interprète à sa volonté de marquer de son empreinte l’interprétation ou, plus simplement, des phénomènes physiologiques, comme les battements du cœur, mais à un moment donné, la nécessité de « re-cadrer », de renouer avec la norme s’impose.

J.-L. G. : Ce glissement vis-à-vis d’une tradition musicale, qui comme vous venez de nous l’expliquer nécessite parfois pour le compositeur de revenir à une écriture originelle, incite par ailleurs certains compositeurs à oser franchir le point de rupture. Il en va ainsi d’un créateur de formes tel qu’Arnold Schoenberg (1874-1951). Avec ce dernier va s’écrire une nouvelle musique, voire une autre « philosophie de la musique » pour paraphraser Theodor Adorno. Schoenberg est une figure emblématique du renouveau du langage musical à l’aune du XXe siècle.

« Peu d’hommes auront influé, avec une telle puissance, sur le destin de la musique » déclare Pierre Boulez.

P.C. : Schoenberg est issu de la tradition romantique, et ses premières œuvres s’inscrivent dans une tradition musicale où l’on retrouve Brahms, Wagner, Liszt ou encore Bruckner. Il s’agit pour un tel novateur plus d’une évolution que d’une révolution à proprement parler de la langue musicale.

Il suffit de mentionner la très fameuse Nuit transfigurée. Schoenberg finit par se trouver devant l’évidence que sa création musicale est trop sous la dépendance de Wagner. Il veut rompre avec cette filiation devenue étouffante pour lui. Il y a eu, par ailleurs, toute une veine qui a poursuivi dans la tradition wagnérienne. Elle n’est d’ailleurs pas à déconsidérer, bien au contraire. Je pense à des musiciens comme Henri Rabaud, Florent Schmitt, César Franck, etc. De son côté, Schoenberg percevant « l’enflure » de la déformation de la norme musicale d’alors veut repenser le système.

Il élabore progressivement un nouveau mode dans lequel la note est pensée en tant que globalité, c’est-à-dire non plus en rapport avec une échelle mais en tant que corpus, de grappe de notes. Il invente ainsi le Dodécaphonisme. Il n’y a pas foncièrement de rupture totale avec le système traditionnel de la musique. Le dodécaphonisme, avec sa structure en douze notes, prouve bien que le système tonal est maintenu. Il n’a pas changé le vocabulaire musical mais bien plutôt l’agencement des mots les uns vis-à-vis des autres, définissant ainsi une nouvelle syntaxe.

J.-L. G. : Schoenberg avait conscience de la césure qu’il opérait. Il n’était pas seul, d’ailleurs. Alban Berg (1885-1935) et Anton von Webern (1883-1945) ont joué un rôle considérable dans cette entreprise de déconstruction de la prosodie musicale. C’est néanmoins avec une réelle prétention nationaliste que Schoenberg voulait mettre en place un nouveau système musical afin que la musique allemande domine le reste du monde occidental pendant les décennies qui allaient suivre ce temps des fondations. Quelle a été la réception des pièces de Schoenberg par les compositeurs français ?

P.C. : La très forte personnalité de ce compositeur et sa volonté hégémonique expliquent pour beaucoup les réactions de plusieurs compositeurs français. Un homme tel que Poulenc était très curieux des théories schoenbergiennes, mais le côté dogmatique de la méthode lui était insupportable. Ses orientations esthétiques et théoriques se sont exprimées dans des registres différents. Le « Groupe des six » insufflé par Jean Cocteau, par exemple, est issu de cette réaction quasi politico-esthétique.

J.-L. G. : La rupture épistémologique que nous constatons avec la figure de Schoenberg en matière musicale peut s’étendre à l’ensemble des domaines de la représentation. La musique n’était pas très en avance vis-à-vis des autres arts dans ce grand mouvement que l’histoire culturelle reconnaît sous le label « Avant-gardes ». L’ensemble des arts, dans une dynamique convergente, propose, à la fin du XIXe siècle, de manière quasi synchronique, de nouvelles propositions de langages. Toutes ces normes qui maintenaient une cohésion dans ces différents systèmes ont été, alors, vivement contestées, voire mises à mal. Ce changement de normes n’implique pas, néanmoins, une acceptation par une sphère sociale plus large ; c’est d’ailleurs ce qui constitue l’une des ambiguïtés de la réception critique des mouvements d’avant-garde.

C’est la classe dominante, la classe bourgeoise, du moins une partie, qui a senti, mais aussi aidé à la promotion et à la diffusion de ces œuvres novatrices. Nous sommes face au paradoxe que des individualités brutalisent un vocabulaire esthétique figé par la tradition et les institutions et, qu’en même temps, c’est le public auquel ils voulaient « échapper » qui est le seul capable d’assimiler les conséquences et la richesse de ce « crime » de l’acceptable. La norme comme facteur d’une acceptation et de distinction sociales. Ne sommes-nous pas avec le modernisme devant le procès de la définition, ou plutôt de la redéfinition des objets qu’ils soient sculpturaux, picturaux ou, en ce qui nous concerne, musicaux ?

P.C. : Il y a deux éléments qui se percutent et entre lesquels se situent l’art en général, et la musique en particulier. Le premier élément est basé sur l’esprit humain et la connaissance de sa finitude, de sa condition humaine : tout n’est que fragilité… La plupart des esprits en état d’agir sont dans le clan des suiveurs, de ceux que j’appellerai les « perpétuateurs ». Ces derniers ne se posent pas de questions ni sur le matériau, ni sur la substance. Vous connaissez la fameuse phrase de René Char : « le fruit est aveugle, c’est l’arbre qui voit ». Ils perpétuent un langage soit par mimétisme, soit par tradition sociale. Et puis, de l’autre côté, des gens éprouvent le besoin de rompre avec un système de forme. Vous parlez de Schoenberg, mais nous pouvons citer, bien avant lui, Monteverdi qui a eu une attitude similaire. Lui aussi a joué un rôle considérable dans l’évolution de la musique.

Deux événements majeurs ont marqué sa carrière : Mantoue, c’est-à-dire l’argent, le pouvoir qui lui a donné la possibilité d’aller dans la direction qu’il souhaitait ; et puis Venise, c’est-à-dire l’imprimatur, ce qui sous-entend la diffusion des œuvres.

Cette digression pour dire qu’il y a dans la musique quelque chose qui gêne, à savoir qu’il est impossible de fixer « l’infixable ». La musique est, par définition, la négation de la fixation.

Et, qui plus est, l’interprète que je suis n’a de raison d’être que dans la mesure où aucun de mes prédécesseurs n’a pu « fixer » la musique de Beethoven, de Brahms… Et d’ailleurs, il n’y aurait aucun intérêt à vouloir tenter une telle entreprise. Malgré toutes les interprétations et les volontés à atteindre une certaine vérité, de nouvelles propositions peuvent exister et trouver un accueil vis-à-vis d’un public. C’est par l’absence de fixation que nous autres interprètes existons.

J.-L. G. : J’abonde avec plaisir dans votre sens, car cela ébranle toute tentative positiviste de « médiateurs » qui ont la prétention de détenir ou de délivrer la vérité sur l’essence de telle ou telle production artistique. Je ne prétends pas qu’aucun discours ne soit entièrement recevable en soi, mais il est important, dans une époque ou « tout peut être art », de réintroduire le jugement, c’est-à-dire de reconnaître, par avance, que notre lecture de l’œuvre d’art sera partielle et partiale. C’est pour moi, une des plus belles leçons que l’art puisse nous fournir. J’aime cette phrase de Louis Lavelle qui nous éclaire quant à la richesse de l’interprétation d’une œuvre : « L’écriture enferme la pensée dans un corps mort, mais qui, à tout instant, ressuscite ». Il va de soi que chaque lecture, provoquant cette résurrection, engendre un discours propre à son auteur, qui rend caduc le leurre d’une objectivité historico-esthétique.

P.C. : Inhérent au signe, à la forme, à la structure, et au temps… il existe quelque chose qui fonde le mystère même de la musique, qui fait que le son est continuellement en laboratoire. Nous pouvons être en présence d’une parfaite architecture comme dans une symphonie de Brahms, il ne demeure pas moins que, tel un vitrail, elle est perméable à une sensibilité extérieure. Tout oppose Monteverdi et Brahms, sauf une chose : ils travaillent sur la même substance qui est toujours mobile.

C’est pourquoi l’interprète existe. Parce que ce dernier, avant d’aller aux œuvres de ces deux compositeurs, se confronte d’abord à la substance. Il y a, pour lui aussi, un rapport direct avec la matière musicale. Son travail est d’en faire ressortir les qualités intrinsèques.

Puis, en fonction de son intérêt intellectuel ou de sa sensibilité, il se dirige plutôt vers un Luigi Nono (1924-1990), un Olivier Messiaen (1908-1992) ou un Gérard Grisey (1946-1998), — la liste serait longue — ou, au contraire, retourne à la musique baroque parce qu’il ne supporte pas le côté impondérable de la musique contemporaine.

L’interprète est l’être suprême dans la musique, avec le compositeur bien sûr. Le compositeur est celui qui cherche à fixer à partir de l’infixable, et l’interprète est celui qui à partir du fixé, c’est-à-dire de la norme, cherche à renouer avec l’infixable. Tel un va-et-vient dialectique. Les deux sont complémentaires et sont des forces vitales dans l’existence de la musique. Il y a un foisonnement initial, comme un nœud gordien qui lie entre eux Monteverdi, Brahms et Pierre Boulez, pour ne citer que ces trois personnalités très différentes. La rencontre avec la matière musicale est au départ la même, pour les trois. Après, chacun, dans son contexte, réagit selon ses affinités et son tempérament. Le fil historique est aussi une composante importante dans l’approche et la construction d’une écriture musicale personnelle ; l’individu étant lui-même participant et résultat de l’écriture de l’Histoire et des différentes composantes qui l’ont imprégné.

J.-L. G. : A ce titre, il est intéressant de voir combien de fortes personnalités de l’histoire de la musique ont réagi de manières si différentes vis-à-vis de la norme musicale. Je veux parler, par exemple, des divergences entre Schoenberg et Bartók.

P.C. : Tous les deux sont issus de la tradition germanique. L’un était viennois et voulait donner à la musique allemande les moyens d’une hégémonie, l’autre était hongrois et nationaliste. Schoenberg s’est intégré dans les traditions et, à un moment, a opéré une rupture radicale. Il garde le même matériau mais le transforme. Schoenberg ne se posait pas de problèmes philosophiques extra-musicaux. Son attention se portait uniquement sur la forme de son vocabulaire. On crée un nouveau code, mais on ne change pas les principes de bases. Bartók, à l’inverse, ne s’intéressait pas à la règle. Son problème était la matière musicale. Il s’agissait, pour lui, de savoir ce qu’il pouvait avoir de commun avec l’homme des origines. Sa recherche était d’ordre transcendantal. Dans la mesure de ses possibilités financières, il a fait une série de voyages pour récupérer les « invariants » musicaux. Ces excursions en terres balkaniques et en Afrique du Nord lui ont permis de constater l’existence d’une série de principes absolument itératifs, que l’on retrouve un peu partout sur la planète. Les œuvres qui naissent de ces divers principes sont logiquement fort différentes, mais il est curieux de constater la présence de points communs, comme l’attraction de la quarte et de son intervalle, le cycle des tonalités par rapport à l’échelle des sons, etc. Malgré ces permanences qui traversent toutes les civilisations, nous arrivons à reconnaître le style de tel ou tel compositeur. Il est certain qu’il faut mettre en évidence les voies divergentes empruntées par ces deux compositeurs. Tous les deux sont partis du même constat d’une situation de la création musicale à la fin du XIXe siècle et ont développé leur réflexion, dans un axe formel pour le premier et métaphysique pour le second.

J.-L. G. : Il suffit de regarder du côté de la psychanalyse pour voir combien la permanence de données inhérentes à la nature humaine est féconde. « Il semble donc qu’au cours de l’histoire, l’épuisement des techniques successives laisse subsister intacts certains faits acoustiques fondamentaux, certaines formes éternelles toujours capables de revivre et de nourrir la pensée musicale ». Comme le rappelle très justement Gisèle Brelet, « chaque compositeur qui veut faire œuvre véritablement originale doit se créer une nouvelle matière sonore, c’est-à-dire imprimer une forme nouvelle à la sonorité […] Le musicien doit donc imprimer d’abord au sensible sonore une forme originale avant de l’intégrer définitivement en cette forme du second degré qu’est l’œuvre musicale ». Pouvons-nous conclure, pour autant, que la première partie du XXe siècle se caractérise par les deux voies ouvertes par Schoenberg et Bartók, qui auront la fortune critique que nous savons ?

P.C. : Non évidemment. Il y a l’apparition d’un « électron libre », d’un troisième personnage qui vient brouiller les cartes et battre en brèche les normes musicales. Il s’agit d’Igor Stravinsky et de son fameux Sacre du Printemps (1913). Une nature démentielle qui crée un langage qui ne ressemble à rien de ce qu’avait pu produire l’histoire de la musique jusqu’alors. J’ai une tendresse toute particulière pour ce dernier, car à l’égal d’un Pablo Picasso, il n’hésite pas à rompre toutes les barrières. C’est une démarche « patchwork », où toute morale est absente. C’est au sens propre du terme un « amoral » qui n’hésite pas à puiser dans tous les courants artistiques. Quant au respect d’une éventuelle nonne musicale, vous pensez bien qu’elle subit de sévères outrages. Sacrilège figure du créateur démiurge qui, après avoir phagocyté les influences, les digère et transforme à sa manière sans soucis d’écoles ou de formes.

J.-L. G. : T.W. Adorno conteste « l’autorité organisatrice » prônée par Stravinsky. Dans l’essai qu’il lui consacre, le philosophe écrit que : « Si l’on considère ce qui existe, le progrès de la musique vers la pleine liberté du sujet s’avère lui-même irrationnel pour autant qu’il dissout, avec le langage musical englobant, la logique facile des rapports de surface. Alors qu’en réalité la musique n’est jamais parvenue à la logique pure, on va jusqu’à lui imputer la vieille aporie philosophique que le sujet en tant que porteur de rationalité objective reste lié à l’individu dans sa contingence dont les marques dénaturent l’action de cette rationalité ».

P.C. : Les trois figures prototypes dont je viens de parler forment pour moi une sorte de triangle idéal vis-à-vis du sujet qui nous préoccupe. Le plus extra-normé est celui qui a le moins théorisé sur la musique, à savoir Stravinsky. Il a écrit un livre intitulé, La poétique musicale, dans lequel il fait l’apologie du travail laissant peu de place à une source d’inspiration, sorte de génie créateur.

À contrario, le plus normatif est Bartók, alors qu’il semble vouloir embrasser le monde entier. Il y a, chez lui, une obsession à trouver et à définir une norme globale, une sorte de standard universel qui transcenderait les civilisations. Et enfin, selon moi, le plus ambigu de tous demeure Schoenberg. L’impression extérieure donne l’idée qu’il a voulu reconstruire une nonne, mais en vérité il n’a fait que jouer avec les dés. La musique, si nous la considérons de manière primaire, est un ensemble de signes abstraits pour lesquels il est nécessaire de posséder des clefs de lecture.

Néanmoins, à partir de cette abstraction va se construire une matière qui est de l’ordre de l’impalpable mais qui pourtant a trouvé son origine dans l’inspiration du compositeur. Matière musicale au diapason de laquelle, l’interprète doit se mettre.

J.-L. G. : À vous écouter, j’ai la sensation que la création, l’expressivité artistique ne peut se faire que dans un mouvement, dans un élan qui va à l’encontre même de tout conformisme. Il est curieux de constater que – nous venons d’en voir des exemples – quelle que soit la logique de création, tout processus aboutit à une contestation de la norme de départ. Il y a comme une nécessité à se mettre en marge d’une convention signifiante et acceptée comme telle. Il en va de même pour les autres arts pour lesquels l’innovation d’un langage est très souvent venue d’un « en-dehors », d’une sphère normée qui finira par être perméable aux nouvelles propositions.

P.C. : On pourrait croire que si l’interprète et le compositeur sont une et même personne, ils deviennent par-là même le couple idéal. Et bien, non ! Il y a un malaise et je m’interroge sur cela.

Car rares sont les grands compositeurs qui ont été, en même temps, de bons interprètes de leurs œuvres. Souvent, ils ont été leur plus mauvais serviteur. Ravel, Debussy n’ont pas su interpréter leurs pièces. Il y a, néanmoins, des exceptions comme Bartók ou Poulenc. Mais prenons la seule détermination du tempo. Il varie selon le compositeur. Le même signe s’inscrit immédiatement dans un relativisme dont l’interprète devra tenir compte ou prendre le risque de s’en écarter.

Ce qui nous amène à conclure qu’en musique l’objectivité est une impossibilité, et la rechercher est une aberration. Néanmoins, en tant qu’interprète l’obligation relative de respecter la norme du compositeur dépend aussi du style de l’œuvre et de sa destination publique. Une œuvre pour l’opéra exige que l’on tienne compte des contingences inhérentes à ce type de représentation.

De manière conventionnelle, nous utilisons le même signe, nous devrions appliquer une intensité « neutre », or dans la pratique, il y a toujours un glissement qui s’opère.

J.-L. G. : Votre propos est réjouissant vis-à-vis de l’interprétation, même si nous nous trouvons face au paradoxe de l’obligation de déroger à la norme qui est le fondement même de l’œuvre exécutée. Cela m’évoque le film qu’a réalisé Henri-Georges Clouzot sur et avec Pablo Picasso. On voit le peintre modifier, camoufler une succession de figures sur la même toile. Il nous montre, tel Paul Valéry dans ses Cahiers, comment un mécanisme de création fonctionne, opère avec la matière et les normes de représentation… liberté totale, ici, de l’inspiration du créateur de forme, dont Picasso se joue non sans humour. Il n’empêche que de nos jours nous disposons de tout un appareillage d’enregistrement, de conservation qui conditionne notre réception des œuvres. Nous vivons, disait Walter Benjamin, en 1935, à « l’ère de l’œuvre d’art, de sa reproductibilité technique ». Dans cet essai célèbre, il laisse sous-entendre une perte du sacré dans notre rapport à l’art. Je pense, pour ma part, que le côté positif d’une possibilité de diffusion quasi totale des « objets », a, en même temps, le désavantage de « standardiser » leur réception, nous imposant une nouvelle norme du goût, de « ce qu’il faut écouter, ce que nous devons voir… ».

P.C. : Je perçois deux axes de réponse à votre interrogation. Le premier, négatif, est que notre volonté de vouloir fixer et donc de diffuser les œuvres, a fini par créer des références qui ne sont pas forcément des normes : un type de son, un type d’acoustique… mais qui peuvent entraîner des situations de malaise, voire de déception vis-à-vis d’un public qui ne retrouve pas les mêmes « valeurs » d’écoute lorsqu’il se rend au concert. Tout devient affaire de références.

Dès lors, le créateur, de plus en plus, se retrouve obligé de se confronter à ces références pour construire ses propres normes et créer des langages de plus en plus autonomes. Nous arrivons parfois à des situations difficiles, à savoir que si la matière musicale ne change pas tellement, les signes, eux, changent et demandent à l’interprète l’obligation d’en faire, tout d’abord, l’acquisition pour pouvoir seulement lire la partition. Plus la civilisation est verrouillée par un système normatif, plus le créateur a besoin de se créer un « langage commando ». Ligeti, Boulez, Stockhausen, etc., ont leur propre langage, leur propre écriture. Autrement dit, dans la musique, la norme et l’excès de références créent l’individualisation à outrance afin d’échapper à un nivellement global. À cause de cela, le compositeur n‘a plus vraiment le temps, ni la possibilité de se constituer son propre corpus de langage.

Le point positif de la situation actuelle – et qui est d’importance – est que pour la première fois, le compositeur va pouvoir être en synchronisation parfaite avec son inspiration. Avant l’informatique, la traduction de l’idée passait par l’écriture des notes sur le support papier. Il fallait en même temps penser ct écrire selon les deux axes, horizontal et vertical. Or, désormais, grâce à ces nouveaux outils – certes, après un apprentissage -, on peut arriver à synchroniser son idée avec la forme.

C’est un phénomène unique dans l’histoire de la musique. Peut-être que grâce aux moyens les plus sophistiqués de l’informatique, on reviendra, comme dans l’exemple du musicien africain que j’ai cité, à une création de l’instant. Utopie d’un retour à la même source. Si nous arrivons à cela, je suis convaincu que nous nous dirigeons vers un monde esthétique extraordinaire.

J.-L. G. : Notre siècle, en matière musicale, a vu un télescopage brutal entre deux univers que nous pouvons légitimement penser comme étant, à l’origine, antinomiques. Des musiciens comme Erik Satie (1866-1925), William Russell (1905-1992) ou encore Edgard Varese (1885-1965), John Cage (1912-1992), et le mouvement de la « Musique concrète » avec Pierre Schaeffer et Pierre Henry, ont tous opéré des tentatives pour détourner des éléments de « la vie qui nous environne » – gouvernée par l’aléatoire et l’indétermination – et les considérer comme « matériaux sonores » en les intégrant dans des compositions ordonnées, élaborées selon les canons de la science musicale. Cette ouverture sur un extérieur, au sens plein du terme, provoque une association si incongrue que toute idée de norme implose, et se doit d’être entièrement repensée ou, pourquoi pas, abandonnée.

P.C. : Il ne s’agit pas d’un phénomène véritablement nouveau. Dès le XVIIe siècle, les clavecins étaient montés avec des systèmes de bruitages. On jouait des œuvres de François Couperin (1668-1733) et en même temps on faisait entendre des bruits de casseroles, le bruit de l’orage… la musique d’alors était un véritable spectacle. Néanmoins, pour préciser les choses, il est vrai que, par l’intermédiaire des compositeurs que vous citez, pour la première fois, nous sommes sortis de la seule sphère musicale. Jusque-là la bienséance faisait que l’on restait toujours dans le matériau purement musical, au sens classique du terme. Le récitatif, la cadence, la variation restaient de la musique. Avec eux on casse les cloisons et les hiérarchies. Il n’y a plus la Grande musique ou la casserole. Mais la Grande musique pensée, élaborée selon des lois strictes et, à un moment, une sonnerie de téléphone. Pour ma part, j’y vois une dimension morale.

J.-L. G. : Voire même politique ! La plupart de ces ouvertures et réflexions sur le matériau sonore trouvent leur apogée dans l’après-guerre. C’est aussi, dans une certaine mesure, une filiation de la part des musiciens avec la pensée et les œuvres d’un Marcel Duchamp et de son fameux apport du « ready-made » qui va bouleverser les catégories de la critique et de l’histoire de l’art. La musique rattrapant alors les arts plastiques.

P.C. : Pour conclure, je dirai que le compositeur ne tolère et n’accepte la norme que s’il doit vivre de sa pratique. Dès qu’il peut créer sans avoir un rapport matériel avec l’objet de sa création, là, il peut envisager de la dépasser et de la transcender. Et Dieu merci, beaucoup de nos prédécesseurs et de nos contemporains ont vécu ou vivent avec cette préoccupation. Les autres ne peuvent pas, c’est un luxe impossible. Le compositeur et l’interprète – ce couple impossible et passionnel – représentent les forces indispensables à la circulation de la musique, le yin ct le yang de l’expression toujours en éveil. En définitive, il n’est qu’une norme pour le musicien : l’humilité avec laquelle il doit se mettre au service de la musique toujours renouvelée, toujours recommencée. C’est le diapason paradoxal de ce métier qui, pour être hors norme, n’en est pas moins fait d’espace et de matière, d’architecture et de plan.

Rigueur et rêve : tout le reste est littérature.

Patrick Crispini – Notice Bio-Bibliographique

Chef d’orchestre et compositeur italiano-suisse de renommée internationale, Patrick Crispini est né en 1952 à Genève où il accomplit l’essentiel de sa formation. Il débute sa carrière en 1964, auprès d’Herbert Graf au Grand – Théâtre de Genève, avant de la poursuivre dans différentes villes européennes (Berlin, Lyon, Londres…). Sélectionné par l’Académie Internationale de Nice, puis par la Fondation Herbert von Karajan et 1a Mozarteum-Hochschule de Salzburg, il est invité comme chef dans divers orchestres et fondations européens.
Il est aujourd’hui directeur artistique de l’Orchestre des Concerts Européens et directeur musical du Théâtre de la Madeleine à Paris. Il est aussi professeur au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon, à la Schola Cantorum de Paris et à la Fondation Dino Ciani en Italie.
Il a composé diverses œuvres pour voix et orchestre ainsi que trois opéras : Petrarca (1980), Atlantis (1984), Citizen Welles (2013). Conseiller musical auprès de plusieurs festivals en France et à l’étranger (Fondation Bullukian, Lyon; Universum Artium, Florence…), il participe comme jury étranger au Prix Honegger de la Fondation de France (1986-87). Il est aussi le créateur et le Directeur artistique des Etoiles de la Voix.
L’ensemble de la discographie de Patrick Crispini est disponible aux Editions E.C.O. (European Concerts Orchestra). Une partie de ses textes est éditée aux Editions Plain Chant (Paris).

Références des ouvrages cités ou ayant servi à la préparation de cet entretien

  • Adorno (Theodor W.), Philosophie de la nouvelle musique, trad. all. H. Hilldenbrand, A. Lindenberg. Paris, Gallimard, coll. Tel, 1962 (1ère éd.1958)
  • Ballif (Claude), Voyage de mon oreille, Paris, U.G.E., coll. 10/18, 1979.
  • Benjamin (Walter), L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (Bd. originale 1935, 1ère éd. fr. 1936), in Œuvres Il, Poésie et Révolution, trad. M. de Candillac, Paris, Denoël, 1971, p. 171-210
  • Berg (Alban), Pourquoi la musique de Schoenberg est-elle si difficile à comprendre ?, in Berg, Ecrits, trad. all. H. Pousseur, G. Tillier, D. Collins, Paris, C. Bourgois, 1985 (1ère éd. 1957).
  • Boulez (Pierre), Penser la musique aujourd’hui, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1994 (1ère éd. 1963).
    Brelet (Gisèle), Esthétique et création musicale, Paris, P.U.F., 1947.
  • Haskell (Francis), Mécènes et peintres : l’art et la société au temps du baroque italien, trad. angl. F. Durand-Bogaert, et al., Paris, Gallimard, 1991 (1ère éd. 1963).
  • Lavelle (Louis), La Parole et l’écriture, Paris, L’artisan du Livre, 1942.
  • Quignard (Pascal), La Haine de la musique, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1997 (lère éd. 1996).
  • Rosen (Charles), Schoenberg, trad. angl. P.-E. Wil1., Paris, Minuit, coll. Critique, 1979.
  • Schaeffer (Pierre), À la recherche d’une musique concrète, Paris, Seuil, 1952.
  • Schloezer (Boris de), Scriabine (Marina), Problèmes de la musique moderne, Paris, Minuit, coll. Critique, 1977 (1ère éd. 1959).
  • Schoenberg (Amold), Style et idée, trad. d’après la version anglaise (1975) par Ch. de Lisle, Paris, Buchet-Chastel, 1977.
  • Stravinsky (Igor), Poetics of music, in the form of six lessons, préf. Darius Milhaud, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1947.
  • Vuillermoz (Emile), Histoire de la musique, édition complétée par J. Lonchamp, Paris, Livre de Poche, 1996 (lère éd. 1973).
  • Webem (Anton), Chemin vers la nouvelle musique, trad. all. Servant, D. Alluard, C. Huvé, Prés. D. Alluard, C. Huvé, Nouvelle éd. Paris, J.-C. Lattes, 1985 (lère éd. 1980).
  • Revue InHarmoniques, n° 1, décembre 1986, Le Temps des mutations, Paris, Ircam/Centre Georges Pompidou/Ch. Bourgois.