Blog-notes

Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de l’univers
la plus dense, la plus utile et la moins apparente.
(Feuillets d’Hypnos, René Char)

LE SIGNE

ou la calligraphie d’Aurore

par Patrick Crispini (extraits choisis)

Dans le petit village d’Isère, où elle a été institutrice pendant près de 30 ans, sa vie s’est déroulée telle une chanson monotone. C’est seulement après la mort de son frère aimé qu’elle a brusquement ressenti l’appel du monde, vers un improbable orient qu’elle n’avait jamais cessé de rêver depuis sa jeunesse. Dès cet instant, s’informant de tout, des dangers, des routes à suivre, elle a peu à peu pris congé de ses proches, de ses modestes attaches.

Elle a fait tout cela lentement, avec douceur, sans rien heurter ni blesser.

***

Il n’y avait aucun empressement, l’urgence était toute intérieure.

Passant devant une librairie elle vit un jour dans la vitrine un livre d’art illustré de calligraphie japonaise qu’elle acheta.

Elle avait gardé sa boîte de couleurs, celle de ses premiers dessins d’enfant : sans savoir vraiment pourquoi, c’est à ce moment-là qu’elle ressentit le besoin de reprendre des cours de dessin dans une école de la région.
Désormais elle passait ses soirées à feuilleter le livre, à passer son doigt sur les formes si parfaitement modulées.

De mois en mois lui vint un besoin irrépressible de vouloir en apprendre la science, l’art immémorial.

Une de ses collègues, lors d’un voyage au Japon, avait noué des liens avec un maître d’école qui y enseignait le français dans une institution privée, et se souvenait en particulier que celui-ci lui avait parlé d’un voisin, vieux maître solitaire, réputé dans l’art difficile du Shodo.

Sho signifie : calligraphie et do : la voie. Par cette gestuelle à la fois méditative et fulgurante, la forme et la courbe composent une immuable lecture du monde dans la voie éternelle qui, toujours, se recompose et se déchiffre.

***

Dès lors, elle n’eut de cesse de tenter d’entrer en contact avec ce peintre japonais par l’intermédiaire du maître d’école, son voisin. Comme elle désirait depuis longtemps quitter la France, elle s’enhardit à écrire au jeune instituteur japonais, qui lui répondit. Entre eux s’établit une correspondance régulière. Puis elle en vint à proposer à celui-ci de venir lui donner un coup de main bénévole pour son enseignement en échange du gite et du couvert.
Le maître d’école accepta sa proposition.

Alors elle prit contact à Paris avec l’Alliance française, pour tenter de convaincre cette administration pas trop contraignante de lui permettre de pouvoir tenir cette fonction d’assistance pédagogique dans la ville de province où résidait l’instituteur.

On trouva la demande saugrenue, inhabituelle, mais les prétentions financières étant insignifiantes, on finit par autoriser la femme à gagner le pays du soleil levant, à ses risques et périls, afin de tenter son curieux jumelage linguistique.

***

Elle ne précipita rien, mais finit un jour par se retrouver dans ce pays fascinant et mystérieux, dont elle ne savait presque rien, sinon quelques descriptions lues dans les livres des écrivains voyageurs… et la fascination des calligraphies qui emportait toujours plus haut son imagination. Quelques temps après son arrivée dans le quartier populaire de la petite ville, installation qui ne fut pas simple et occasionna de nombreux désagréments matériels de tous ordres auxquels elle était nullement préparée, elle tenta, munie de ses quelques mots d’anglais, une première approche du vieil homme artiste, qui vivait dans un atelier à peu de minutes de chez elle.

Les premières tentatives restèrent infructueuses : le vieil homme, en grognant, lui avait fermé la porte au nez, puis ne répondit plus lorsqu’elle se risquait encore à frapper à sa porte.

Il fallut la saison des pluies et cette étrange soirée durant laquelle tout le quartier avait été privé d’électricité pour que quelque chose, enfin, se dénoue entre eux : elle se trouvait sur le perron de l’atelier une bougie à la main, les cheveux détrempés, désemparée. Est-ce le dérisoire équipage de cette femme échouée dans la pénombre moite qui, ce soir-là, toucha le vieil homme ou, plus prosaïquement, la panne inopinée qui donnait à leur rencontre la forme vacillante d’un mystère propice ? Toujours est-il qu’il se pencha vers la flamme à laquelle il alluma une cigarette, prenant un instant dans le nid de ses propres mains celles de l’inconnue.

Puis, tirant une pleine bouffée d’aise, il s’effaça, la laissant pénétrer dans l’atelier, lui désignant une serviette pour qu’elle y essuie ses cheveux mouillés.

C’est seulement lorsqu’il lui tendit une tasse fumante d’un thé odorant qu’elle songea à l’incongruité de la situation : dans cet éclairage le corps du vieil homme, délesté de sa pesanteur, paraissait moins voûté et son visage ne brillait plus que par la lueur d’yeux pétillants qu’on aurait dit d’un jeune homme. Ne risquait-il pas de se méprendre ? Une femme française, seule et fragile dans la nuit qui, peut-être, recherchait quelque consolation d’alcôve, une aventure avec un artiste du crû, une femelle en manque d’homme ?

Elle n’avait jamais été très heureuse de ce côté-là, ne pouvant s’éprendre qu’admirative, s’étant retrouvée dans le giron d’hommes sans relief qui la colonisaient comme une mère de substitution, au mieux comme une copine de faculté. Elle en avait pris son parti : elle vivrait seule, le monde masculin n’étant qu’une déclinaison à l’imparfait, au passé composé d’un désir qu’elle eût aimé psalmodier dans la conjugaison des temps simples.

***

Il la regarda longtemps, sans dire un mot. Puis il se détourna d’elle, s’assit devant des planches où gisaient de grandes feuilles blanches prêtes à l’ensemencement du trait.
Avec la flamme de sa bougie, il alluma d’autres cierges dont il s’entoura, comme dans une cérémonie dont il était le seul à connaître le rite.

Il la laissa le regarder faire, silencieuse et effacée. Leurs deux respirations, peu à peu, se synchronisèrent dans l’air tiède. C’était comme un unique battement d’ailes qui préparerait l’envol d’oiseaux. Entre eux aucune parole, aucun geste, aucun lien visible.

Seulement cette pulsation sereine, cette lumière ténébreuse, l’odeur âcre des encriers et le froissement soudain du pinceau à lavis dont la pointe, la gorge, le ventre, les hanches, tel un corps chaloupé et baigné d’encre, viennent se diluer sur la feuille bruissant d’un consentement longtemps retenu.

Après l’acte il resta longtemps immobile. Puis alla se coucher sans plus tenir compte de la présence féminine.

Elle se retira sur la pointe des pieds comme du jardin d’un monastère dont la clôture l’eût attirée, puis repoussée.

***

Elle revint souvent, désormais tolérée, admise comme passagère d’un voyage qui ne peut s’évertuer, ni par les mots, ni par les crêtes de l’émotion, ni par la célébration radieuse d’une complicité. Il fallait se taire, attendre, attendre longtemps puis, le moment venu, accompagner à distance la trajectoire de l’essor qui conduit au geste mesuré, puis à la forme, abandonnée.

Parfois il fumait de longues heures, méditant, marchant de long en large, ne lui accordant aucune attention, faisant ses ablutions. Parfois c’est elle qui s’enhardissait, lavait avec des caresses d’amante les poils des pinceaux jûmô, gômô ou kengô, effleurant l’extrémité pointue de la touffe munie de ses « poils de vie ».

De visiteuse impromptue, elle était devenue servante d’un Graal d’encres rouges ou noires, observant minutieusement la haute voltige des torsades du large pinceau chô-chôhô, dont la variété des empreintes de traces était infinie. Et la grâce fuselée du poignet de l’artiste, à la fois gondolier vénitien jonglant sur la fórcola et le toréador paré à l’estocade.

Une simple virevolte pouvait en un instant faire de ce guerrier concentré l’escorte d’une volée de papillons.

Il déployait autour de lui les amples papiers préparés, comme les ailes d’un oiseau livrés à d’insondables esquisses. Il prenait toujours un temps infini à choisir son pinceau, à le caresser, à le lisser, à le reposer, puis à le reprendre encore, à se rasseoir, à fumer, à méditer, sans rien faire d’autre.

Au moment où elle commençait à s’endormir, voulant prendre congé, il précipitait soudain une chorégraphie de gestes minutieux, dont on avait l’impression que chacun des mouvements recoupait un calque imperceptible dissimulé dans l’air ambiant.

Elle suivait alors, les yeux mi-clos, chaque parcelle de ces gestes, retenant sa respiration, suspendue à l’instant où les arabesques de l’encre s’éployaient sur le washi, papier de soie bruissant de cet effleurement.

Elle finit par pouvoir venir chaque semaine, puis chaque jour auprès de lui. Il semblait la regarder à peine, ne comprenant pas un seul mot de ce qu’elle tentait de lui dire de sa vie passée, dans un français mâtiné d’anglais.

Quand elle se taisait, il lui indiquait des formes rudimentaires à recopier, ce qu’elle faisait encore et toujours sans rechigner, sans joie non plus, ni rien qui pût ressembler à l’exaltation qu’elle ressentait lorsqu’il accomplissait le rite de l’écriture sacrée, laissant ses traces noires dans le sable de la feuille immaculée. Parfois il se levait et disparaissait de longues heures, la laissant seule dans le grand atelier vide.

***

A-t-il ressenti, dans le long temps où ils ne cessèrent de se flairer puis, peu à peu, de s’apprivoiser, où un simple soupir éclos au mauvais moment eût pu anéantir la patiente harmonie naissante, quelque chose auquel il pourrait accorder sa lyre ?

Elle, venue d’un occident saturé de certitudes et de conforts, se délestant de tout, que pouvait-elle espérer de cet homme si éloigné de sa propre culture, si indifférent à cette grammaire de sa vie passée qu’il paraissait ne pas comprendre.

Elle s’était convaincue qu’après les quelques mois d’approche il finirait bien par commencer à lui livrer ses secrets, son savoir-faire, qu’elle pourrait enfin acquérir de lui les connaissances nécessaires pour donner naissance à la calligraphie intime qui grondait en elle.

***

Mais ce n’est pas du tout ce qui se passa : jamais il ne lui inculqua la moindre notion de son art, elle devait se contenter de regarder, de regarder encore, d’assister, de voir, voilà tout.

Ainsi, pendant de longs mois, puis quelques années traversées de mille vexations, de toutes sortes de maladies, d’un dénuement de plus en plus flagrant, l’indifférence et l’éloignement progressifs de ses proches et de ses quelques amis japonais, il ne lui livra, entre les volutes de sa tabagie, que l’épaisseur d’un silence seulement troublé, parfois, par le bruit de sa mastication.

Un jour, ni tenant plus, alors qu’elle le suppliait de lui donner un cours de geste, dirigeant ses bras vers les siens pour qu’ils la guident vers la feuille blanche, il ne lui céda que des pages de cahier pour qu’elle y griffonne des exercices, qu’il ne se donna même pas la peine de regarder, la laissant en proie à cette activité mécanique sans rapport apparent avec le véritable acte créateur.

Sans doute prenait-il plaisir à cultiver en elle une souffrance qui le rappelait à lui-même, à ses tâtonnements lorsqu’il se rendait enfant auprès de son maître à dessiner, qui le plantait là, des heures durant, sans lui accorder la moindre attention.

Peut-être est-ce toujours ainsi que le maître, pour son apprenti, doit ordonner les mystères, afin de faire sourdre l’appétence et la soif, le désir de la patience et de l’effort, seuls capables de conduire l’impétrant à la source de lui-même, tel le chevalier surmontant une à une les épreuves dans la geste arthurienne, aspirant aux libations promises de la table ronde ?

***

Le temps passant, ses moyens de subsistances étant épuisés, elle dut se remettre à enseigner des rudiments de français à des jeunes chinois nantis qui ne semblaient s’intéresser qu’aux jeux virtuels sur les écrans continûment allumés de leurs ordinateurs.

Elle ne s’était pas aperçue que, dans ce jeu à deux personnages qui semblait devoir durer indéfiniment, elle avait vieilli, que son visage s’était parcheminé, que ses mains s’étaient mises à trembler.

Mais elle tenait bon et retournait le plus souvent possible dans l’antre du peintre, au grand dam de ses derniers amis japonais qui ne comprenaient rien à son acharnement désespéré.

***

Et puis une nuit – elle n’a pas su pourquoi ce jour-là, cette heure-là –, après un autre jour encore où ils n’avaient pas échangé trois mots, où il lui avait fait répéter à nouveau les mêmes traits sans relief, il est venu la chercher, l’installant en face de lui avec une sorte de tendresse dont il n’avait jamais fait preuve jusque-là, plaçant les feuilles et les pinceaux à la juste jointure de leur face à face.

Ensemble, comme lié par une danse immobile, dans le silence de l’atelier, seulement traversé par les longs glissements du poil des pinceaux trempés dans l’encre, ils passèrent la nuit à esquisser une chorégraphie de signes sur l’étendue blanche disposée devant eux, elle enfin confondue au geste du maître, sûre de tout ce qu’elle avait observé, forte comme si elle avait toujours su, épousant, comme par un miracle inopiné, la gracile inflexion du jaillissement, longtemps immobile et concentré, puis projeté dans l’espace aussi vite qu’un songe déjà disparu dans les pénombres du réveil.

Tout, soudain, lui paraissait devenu facile, comme si les gestes que le vieux sage avait accomplis depuis si longtemps devant elle, étaient tout à coup gravés dans le marbre intérieur, faisant brusquement floraison après tant d’années de germination indigente.

Comme si, d’un arbre où leurs deux ramifications étaient nouées à un tronc invisible, une sève circulait, souterraine, et fécondait leur volonté accouplée comme un pollen dans l’air du jour naissant.

À moment, sur une des grande feuilles recueillantes, il avait jeté des signes nouveaux, qu’elle se prit à reproduire avec exactitude, comme étant devenue le miroir des gestes du peintre.

Prenant sa main, puis son doigt, il lui fit parcourir les courbures et les contours, tous les deux fermant les yeux dans la nuit finissante…

***

Au matin le vieil homme, un instant, lui sourit et, la prenant par la main, lui fit signe de prendre sa place.

Ensemble ils dessinèrent, son bras accompagnant le sien, des signes dans l’air de l’aube. Puis, après un temps infini, il abandonna sa main, lui laissant jeter sur la feuille les mélismes de traits libérés comme des spasmes entre deux apaisements de silence.

Elle ne sentait plus sa main, ni ses doigts, mais son corps répéter les mouvements d’un ballet qu’un danseur, au fond d’elle, malgré elle, avait appris par cœur pendant toutes ces années.

Il la regardait, avec un sourire mutin, une sorte de joie enfantine !

Quand, épuisée, elle manifesta la volonté de retourner chez elle, il roula les feuilles blanches portant les signes dont l’encre avait séché et lui fit, longuement, le salut traditionnel.

Puis, se dirigeant vers la lucarne qu’il avait ouverte, dressant le rouleau vers la lumière du soleil qui venait de poindre, il le déploya lentement, la lumière de l’aube s’y projetant en transparence comme pour un vitrail, et le signe dessiné devint incandescent : des traces de l’encre ne subsistait que le caractère d’un mot dont, sur le moment, elle ne sut pas la signification, mais dont elle se souviendrait pour toujours comme d’un secret précieux adorablement enfoui en elle.

***

Quelques jours plus tard, alors qu’elle s’apprêtait à retourner dans l’atelier, on vint la prévenir que le vieux maître était mort, l’ayant abandonné pour les hautes collines.

La famille de l’artiste, qui ne s’intéressait pas aux choses de l’art, malgré ses protestations véhémentes, débarrassa bien vite le grand atelier pour pouvoir le vendre et dispersa, en moins de temps qu’il faut pour le dire, toutes les œuvres du peintre, laissant le lieu aussi vide que si aucune vie, jamais, ne s’y était déroulée…

Ce fut comme le signal de la fin d’une longue saison flamboyante avant l’automne des récoltes.

***

Tout à fait démunie, n’ayant aucun moyen pour racheter l’une ou l’autre des œuvres, elle n’avait désormais plus de raison de rester dans ce pays devenu étranger.

Elle quitta le Japon, regagna la France où, sans plus aucun avec personne, on la plaça dans une maison de retraite pour revenus modestes.

Vieille, dérisoire, abandonnée par le monde, elle ne parlait presque plus, dessinant inlassablement sur la buée des fenêtres de sa modeste chambre les signes que le maître avait projeté sur la lumière du soleil avant de disparaître.

Elle n’en savait toujours pas la signification. C’était comme un trésor qu’il lui aurait remis et qu’elle transportait comme une promesse.

***

Sa voisine de chambre avait souvent des visites : un jour le fils aîné vint, accompagné de sa fille, qui faisait des études de langues anciennes à l’université. Il avait un peu plu, et la vielle dame, une fois encore, avait dessiné sur la buée d’un des carreaux le motif de son obsession lointaine.

Au moment où elle vit l’étrange graphie dessinée sur la vitre, la jeune femme s’exclama :

C’est un signe d’une calligraphie assez peu connue. Je suis en train d’en apprendre quelques rudiments. Comment connaissez-vous cet art ?

La vieille femme demeura muette.

Vous savez, repris la jeune femme, cela veut dire, à peu près : n’oublie pas que tu es aurore. On peut aussi le traduire par : toujours renaissante.

Il y eut un long silence dans la petite chambre. Puis la jeune fille, lassée par le mutisme de la vieille dame, se rapprocha de sa grand-mère pour parler d’autre chose. Elle ne vit pas alors les deux petites larmes qui coulaient sur les joues de la vieille femme.

Elle se souvenait que sa mère, il y a bien longtemps, avait voulu lui donner le prénom d’Aurore, mais son père, trouvant cette identité sans relief, lui avait préféré celui de Madeleine qu’elle avait dû porter toute sa vie, à son grand déplaisir.

A cet instant il n’y eut rien de plus à dire, n’y rien à ajouter.

On vit encore un certain temps la vieille femme regarder par la fenêtre vers l’horizon des montagnes.

Puis son visage, un matin, disparut, et la fenêtre demeura fermée pendant plusieurs jours…

***

Ce matin une femme de ménage est venue nettoyer les vitres de la fenêtre de la chambre d’Aurore, emportant dans son chiffon ce peu de condensation qui s’y trouvait encore…

Patrick Crispini, in Instants d’années