Blog-notes

Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de l’univers
la plus dense, la plus utile et la moins apparente.
(Feuillets d’Hypnos, René Char)

MON VALAIS DE CŒUR

Des souvenirs… … parmi beaucoup d’autres…

I. LA PRINCESSE DES AROLLES

par Patrick Crispini

VERCORIN

J’ai avec le Valais des liens profonds et insurpassables. Dès mes quatre ans, j’y suis venu et revenu chaque année, sans interruption, d’abord avec mes parents puis, désormais comme adulte, chaque été, pendant les vacances, avant d’y séjourner aussi l’hiver, puis de penser m’y installer pour le reste de mes jours, ayant « posé mes papiers », comme l’on dit, à la Commune de Chalais, dont dépend administrativement le village de Vercorin où j’avais résidence.

C’est là, pendant mon enfance, que j’ai partagé avec mes petits camarades du village des moments, des fêtes et des jeux inoubliables, et que sont nées mes plus durables amitiés (certaines, parmi les plus précieuses, perdurent encore aujourd’hui). Avec les enfants venus de Belgique ou de France, nous organisions de gigantesques jeux de pistes, dont nous rentrions comblés et épuisés de bonne fatigue.

C’est à Vercorin que j’ai fait les plus belles découvertes au cœur de cette incomparable nature alpestre dont j’ai arpenté avec mon père – un vrai chamois qui adorait gravir la montagne et marcher pendant des heures – presque tous les sommets alentours. C’était un temps où chaque jour nous préparait à des émerveillements, où chaque course en montagne était prétexte à réunir les familles lors de formidables casse-croûtes, où les produits de ce terroir prolifique se dégustaient en d’autant de raclettes géantes, où le vin des caves amies remplissait les verres, pendant que l’accordéon de mon père ou celle de François Antille accompagnait les ritournelles des chansons entonnées au soleil. 

Mon père, qui avait toujours été un cycliste et un footballeur passionné, organisait nos excursions comme autant d’épreuves sportives : un jour, par exemple, nous partîmes à pied de Vercorin par le vieux chemin de Pin-Sec (la route asphaltée n’existait pas encore), via Vissoie, Saint-Luc puis Chandolin, tout cela à pied, puis ascension de la Bella-Tola… et retour, toujours à pied, soit plus de 12 heures de marche dans la même journée. Certes, grâce à lui, je vivais des moments inoubliables lors de ces courses où nous traversions des paysages sublimes et partagions des moments d’émotions avec toutes les familles amies qui se joignaient à nous.

Mais, à force de grimper, de crapahuter, de suer par monts et par vaux, j’ai fini par détester tout ce qui pouvait ressembler à de la marche forcée. Je me suis mis à développer une aversion pour la transpiration, pour tous ces lieux, vestiaires, salles d’entraînements, terrains de foot, où mon père semblait trouver son bonheur… Depuis ce temps-là, « No sport », la fameuse devise de Churchill, est devenue la mienne…

Heureusement, entraîné par beaucoup d’autres dans le village, mon père se détourna peu à peu des grandes équipées et commença à s’adonner à la pétanque, un loisir nettement plus sédentaire. La folie de la boule s’était répandue dans la station comme une traînée de poudre et des tournois s’organisaient un peu partout, faisant le bonheur des restaurateurs, tous ces pointeurs et tireurs du dimanche consommant largement en boissons ce qu’il transpiraient pendant les matchs. Après les lotos au bénéfice du ski-club ou de la paroisse, qui animaient étés comme hivers les divers cafés du village, la pétanque devint l’occupation principale des indigènes et des vacanciers, du moins ceux qui ne s’adonnaient pas au tennis ou au golf, pain béni pour les responsables de l’office du tourisme qui n’avaient plus besoin de trop se creuser la tête pour mettre sur pied des manifestations un peu plus « culturelles »…

LA PRINCESSE DES AROLLES

De mon côté, un autre passe-temps m’avait accaparé. Caché derrière un bosquet, je m’étais mis à guetter l’apparition, sur le balcon d’un vieux chalet voisin du nôtre, d’une jeune princesse, toujours impeccablement vêtue dans ses robes Vichy, sa belle peau ambrée protégée sous l’ombrelle que lui tendait sa maman, sa chevelure ondulée tombant comme celle de Mélisande le long de ses épaules nues. Avec son port de danseuse, ses ballerines toujours assorties à la couleurs de ses jupes, cette divinité tombée du ciel ne pouvait être qu’inaccessible aux gamins que nous étions, flanqués de nos pantalons courts qui révélaient nos genoux marqués par les griffures occasionnées par nos innombrables grimpées dans les arbres alentours. Depuis notre cachette, mes camarades, lorsqu’elle apparaissait sur la terrasse, ne pensaient qu’à lui jeter des petits cailloux pour capter son attention. Pour eux, la « vision » n’était qu’un jeu, mais pour moi elle était émerveillement. Je faisais tout pour les empêcher de lancer leur funestes gravillons : jamais « ma » Princesse, pensais-je, ne devrait être effleurée, même de loin, par la moindre salissure.

Fermant les yeux, je me serais bien vu, à genou sous son balcon, lui chantant mon amour accompagné à la guitare. Mais je ne savais jouer que du piano, et le seul instrument disponible alentours se trouvait précisément dans le chalet de ma bien-aimée, temple sacré, impénétrable, dont le nom était « Les Arolles ». Un jour, toujours planqué dans mon talus, j’entendis retentir quelques notes du « Petit âne gris » de Jacques Ibert, délicieuse pièce enfantine que je venais de jouer moi-même lors d’une audition de ma classe de piano au Conservatoire de Musique de Genève. Aucun doute : c’était elle qui jouait ! Ah que j’eusse aimé joindre mes deux mains par-dessus les siennes pour accompagner son jeu exquis. J’espérais quelques fausses notes pour lui trouver quelque motif d’imperfection. Or elle n’en faisait pas. Là aussi, elle était parfaite. Mais, à chaque fois que je me mettais à rêver,  l’appel de mon père, qui détestait qu’on ne mangeât point à l’heure, me rappelait que c’était déjà l’heure du repas et qu’il fallait que je rapplique au plus vite.

Je me mis dans la tête que seule la musique pourrait peut-être nous rapprocher. J’avais fini par savoir que son père était un musicien reconnu dans la région : tant de fois aurais-je voulu oser l’aborder pour que, sous un prétexte musical quelconque, il me fasse entrer dans le saint des saints et que je puisse enfin approcher « ma » Princesse, entendre le son de sa voix, pouvoir lui dire quelque chose, n’importe quoi, qui sache lui exprimer mon amour transi… Mais rien ne se passa. À cette époque, j’étais un petit garçon rondouillard et timide : la seule « reine » que j’avais fréquentée jusque-là avait été une chanteuse qui partageait avec moi sur scène le duo du Roi et de la Reine dans Le Jeu du Feuillu de Jaques-Dalcroze. J’avais 8 ans, elle en avait 18, s’appelait Andrienne, me dépassait de trois têtes et, si on l’avait choisie pour constituer ce couple bien improbable, c’est parce que sa voix cristalline s’accordait plutôt bien avec la mienne !

Jaques-Dalcroze : Jeu du Feuillu

écouter : extrait, Le Roi demande une Reine. Patrick Crispini, Andrienne Delor, Jean Delor, Choeur de "Ceux de Genève" ; Choeur d'enfants de Genève, Solistes de l'Orchestre de la Suisse Romande (Philips – P 625 102 L)

Plusieurs étés, j’ai continué à me cacher pour guetter une apparition de ma Princesse. Mais ses parents la tenait fermement éloignée des autres enfants du village, et il n’y avait aucune chance que je puisse la croiser au détour d’un chemin. Peu à peu, les apparitions s’espacèrent.

D’autres copines s’étaient jointes à nos jeux : Lorène la nancéenne, qui devint ensuite mon amie pour la vie et une figure de la vie locale aimée par tous, Marlène la précieuse fille de nos amis Montani et Véro, sa sœur, toujours en train de rire. D’autres encore. Nous partions à la recherche de bassins naturels dans la Réchy pour nos baignades et plongeons improvisés.

Le nouveau petit groupe m’avait désigné pour rédiger les énigmes, rébus et autres textes, ainsi que les plans des jeux de pistes que nous organisions chaque semaine. Muni de crayons de couleurs, de papiers cartonnés et de ciseaux, je passais de longues heures à préparer tout cela, puis à rechercher dans le village où et comment cacher les indices des différentes étapes du jeu. Avec Dominique, nous étions autorisés à prendre le téléphérique et descendre en plaine pour courir les magasins, afin que quelques commerçants veuillent bien nous donner des babioles susceptibles de motiver les participants. Je m’étais mis dans la tête qu’il fallait aussi que ces jeux servent à apprendre quelques chose. J’avais déniché un petit bouquin qui décrivait les lieux historiquement intéressants mais, Vercorin n’étant pas Rome, je m’arrachais les cheveux pour pouvoir à chaque fois renouveler les sources d’intérêt du parcours. Nos parents nous laissaient plutôt libres, mais il était défendu de sortir du périmètre du village. Pour une des pistes, il avait fallu que je me démène comme un beau diable pour essayer de convaincre les adultes de nous laisser descendre jusqu’à la Chapelle du Bouillet, qui se trouvait dans la forêt à mi-chemin entre Vercorin et le petit hameau de Briey. L’endroit était magnifique et la petite chapelle permettait de concilier à la fois la curiosité historique et l’étape pour se restaurer. Finalement, plusieurs figures du village voulurent nous accompagner et préparèrent le goûter qui combla de très loin tout ce que je pouvais souhaiter de mieux pour l’entreprise. Une autre fois, une surprise nous attendit. J’avais prévu pour notre jeu une halte sur le mont, dans la prairie qui surplombe le village (on n’y avait pas encore gâché la beauté du paysage et construit les détestables bâtiments qui s’y trouvent aujourd’hui). Mais je n’avais pas tenu compte de la venue du Concours hippique qui, dans ces temps-là, s’y déroulait chaque année pour le bonheur de tous, attirant chevaux et publics dans ce coin de paradis habituellement calme. J’avais dissimulé mes petits indices – dans lesquels j’avais mis des friandises – dans plusieurs cachettes sur le pré. Le lendemain, lorsque je me rendis sur les lieux pour une dernière vérification, je ne pus que constater que tout avait disparu : les chevaux (ou peut-être leurs propriétaires) avaient pris leur part du butin !

Pendant la trêve de l’été, mon professeur de piano avait demandé à maman qu’elle puisse trouver un instrument sur lequel je puisse faire mes exercices et travailler mes doigts. Prenant son courage à deux mains, à la fin de la messe dominicale, elle s’était dirigée vers le prêtre-ouvrier qui avait officié et qui était en charge de la paroisse de Vercorin. La musique – surtout classique – n’était pas vraiment sa tasse de thé, mais il m’autorisa à venir jouer sur l’orgue de l’église, à condition que je veuille bien remplacer occasionnellement l’organiste titulaire si cela s’avérait nécessaire. Un après-midi, alors qu’il revenait de travaux aux champs, il me surprit en train de jouer à pleins jeux des extraits de l’opéra Parsifal de Richard Wagner (j’appréciais déjà beaucoup l’opéra et Wagner était un de mes dieux). Il me demanda à quoi correspondait tout ce vacarme. Je le lui dis et ajoutai que j’envisageais d’en jouer quelques fragments lors de la prochaine messe. il me dit : « Ah non, pas Wagner ! C’est beaucoup trop long. Débrouille-toi pour trouver plus court, pas plus de dix minutes pour le tout. Et puis de la musique de chez nous, pas de ces grands machins que personne ne supporte… ». Je savais qu’il était connu pour réduire ses sermons et ses offices à la portion congrue et très apprécié pour cela. Il n’y avait donc pas à discuter : je mis la pédale douce et rentrai dans le rang…

J’avais un nouvel ami dans ma vie : un chien étrange nommé Rex qui ne me quittait plus d’une semelle. Cet animal avait pour moi un amour sans limites. Sa maîtresse ne savait plus que faire : dès que nous rentrions à Genève, les vacances terminées, le chien hurlait à la mort la journée faite, refusait la moindre nourriture, se laissait dépérir. Il y eut même le projet de le prendre chez nous en ville, mais la chose ne put se réaliser. Le couple propriétaire du chien, d’adorables vieilles personnes que j’aimais infiniment, finit par vendre le bien qu’il possédait à Vercorin, espérant que l’éloignement finirait par apaiser Rex. Mais rien n’y fit : le chien se laissa mourir et je n’ai pas besoin de dire quel immense chagrin fut le mien devant un tel mystère face auquel je n’avais rien pu faire…

Quelques années plus tard, à cette tragédie s’ajouta un autre drame qui marqua la fin de cette époque enchantée. Olivier, mon camarade mi-tessinois mi-valaisan, qui était devenu mon meilleur ami, et avec qui je partageais tant d’exaltations et de sentiments naissants de l’adolescence, passait toutes ses vacances auprès de ses grands-parents tessinois, les Robbiani, qui l’adoraient, dans un chalet aux volets jaunes qui jouxtait celui que nous louions. Des liens étroits unissaient nos deux familles, nourris par les origines italiennes communes. Les parents d’Olivier et sa sœur préféraient les mirages mondains de la station de Crans-Montana, mais Olivier, lui, conservait toute sa fidélité à notre petite station, plus modeste certes, mais qui lui convenait mieux que le paradis de la jet-set d’en face. Ainsi avons-nous grandi ensemble, été après été, nos culottes courtes faisant place peu à peu aux pantalons pattes d’eph …

Il était devenu un beau jeune homme, fier et libre comme cet oiseau sans cage qu’il était depuis toujours. Désormais, nous volions chacun de nos propres ailes et nous commençâmes à nous perdre de vue. Un funeste samedi d’hiver, il partit avec d’autres camarades pour faire la fête à Zinal dans une discothèque au fond du Val d’Anniviers. Sur le retour, la voiture fit une embardée sur la route qui reliait Vissoie à Vercorin. Chute vertigineuse, tous les occupants morts dans l’accident… Une catastrophe pour le village, une tragédie pour ces familles touchées en plein cœur. Quant à moi, j’étais terrassé, anéanti : avec la disparition soudaine d’Olivier, c’était toute notre jeunesse qui, d’un seul coup, s’évaporait. Mais les plus inconsolables furent ses grands-parents. Admirables de courage et de dignité face à une douleur irrépressible, ils se réfugièrent dans le silence et les larmes et ne revinrent plus jamais à Vercorin.

Notre famille s’était ensuite installée dans un raccard qui se trouvait primitivement à Pin-Sec, avait été démonté, transporté, élément par élément, puis remonté entièrement à Vercorin. Posé sur quatre pilets, chacun surmonté d’un disque en pierre appelé palet, qui supportaient l’ensemble, cette petite grange tout en bois, avait été réaménagée à l’intérieur pour pouvoir y habiter. À dire vrai, l’ensemble ressemblait à une espèce de maison de poupée sur pilotis, constituée d’une pièce en bas avec une petite cuisine encastrée où toute la vie s’organisait et qui disposait également d’un minuscule étage mansardé composé d’une chambre à coucher avec deux lits et d’une tout aussi minuscule salle de bain. Pour y prendre sa douche et pouvoir se tenir debout, il fallait ouvrir la lucarne du toit, et tenir le pommeau de la douche à l’extérieur, comme on le voit dans les Vacances de Monsieur Hulot, le génial film de Jacques Tati. Malgré l’exiguïté des lieux, nous y fîmes des fêtes mémorables et des gueuletons : quinze personnes au moins, serrées comme des anchois, chantant, buvant, se trouvaient ravies de festoyer dans un espace si peu conventionnel. Les années que nous passâmes dans ce petit nid furent sans doute les plus belles belles de toutes celles vécues en Valais.

Toute cette joyeuse vie était exaltée par les expéditions secrètes vers les coins à champignons – bolets et chanterelles dont on faisait des bocaux après le séchage au soleil, dont l’odeur emplissait toutes les pièces du chalet – ou les cueillettes de myrtilles dans la pénombre de la forêt vers Sigeroulaz, et les virées dans l’admirable Val de Réchy, où tout semblait préservé des envahissements de la civilisation moderne. C’est là, les pieds immergés dans la fraîcheur de la rivière, bercé par le chant de la cascade, surplombé par les vols de choucas dont les cris résonnaient au-dessus du Lac du Louché, égaré dans les méandres de l’Ar du Tsan, les fringales ayant été assouvies du côté de Tsartsey ou du Crêt-du-Midi, que je préparais, au milieu du cirque admirable de sommets et d’alpages, muni de mes partitions de musique dans le sac de montagne, les programmes de mes futurs concerts…

Je continuais à venir de temps en temps y séjourner quelques jours. Mais l’époque des longues vacances était désormais terminée. Ma vie professionnelle commençait à prendre corps, il fallait que je parte sur les chemins pour apprendre mon métier de chef d’orchestre, mes études au conservatoire étant achevées et ma maturité en poche. L’été se déroulait ainsi en moult déplacements dans toute l’Europe pour suivre des master classes auprès de grands maîtres, des académies d’été, des cours et des concours. Le reste du temps, il fallait essayer de gagner un peu d’argent pour financer tous ces déplacements qui coûtaient très chers. Grâce à un parent qui travaillait dans l’hôtellerie, j’avais trouvé une opportunité insolite : le soir, je faisais du piano-bar dans un grand hôtel de Genève. J’y apprenais aussi l’humilité : lorsque vous jouez dans l’ambiance feutrée de ces salons où l’on cause et l’on boit, personne ne vous écoute, vous faîtes partie de ce qu’Erik Satie appelait « la musique d’ameublement », mais dès que vous vous arrêtez quelques instants, les clients réclament le pianiste ! Parfois, très tard dans la nuit, mon esprit s’évadait, regagnait les cimes, se prenait à guetter l’apparition d’une princesse depuis trop longtemps évanouie…

J’ai continué à songer à ma Princesse des Arolles, espérant toujours la voir apparaître à nouveau sur son balcon. Mais je n’ai jamais su ce qu’elle était devenue. C’est beaucoup plus tard, à l’occasion d’un concours des chorales du Valais où j’avais été engagé comme membre du jury, que je croisai le père de mon adorée lointaine. Il faisait partie, lui aussi, de ce jury, était devenu un vieux monsieur, mais continuait à porter beau. Il avait l’heureux prénom de Cécil – prédestiné pour un musicien – et nous nous prîmes à nous tutoyer. Nous nous revîmes ensuite, lors de rencontres musicales, mais jamais je n’ai osé lui parlé de sa fille, lui dire à quel point elle avait illuminé mon enfance.

Peut-être est-ce mieux ainsi : un rêve, à peine caressé de loin, dans l’imagination d’un gamin de huit ans, demeure-t-il plus vivace que la révélation d’une réalité quelle qu’elle soit. Mais, lorsque j’entends, encore aujourd’hui quelques notes de la musique de Jacques Ibert, il me vient des larmes aux yeux… et une étrange senteur de pins m’envahir…

LE LIEU D’ACCUEIL

Comment oublier tant d’instants incomparables vécus sur cette terre du Valais ! Et tant d’autres encore qu’un jour il me faudra bien livrer d’une manière ou d’une autre. Au détour d’un chemin, d’un regard, d’un verre partagé dans la lumière du crépuscule, le Valais vous offre bien plus que l’hospitalité d’un cadre de vie ou le vitrail de belles amitiés offertes à la lumière.

Prenant le temps de vous arrêter un instant, en vous penchant, en posant doucement votre joue contre le sol, tout en écoutant sans le perturber le chant fugitif du petit oiseau au-dessus de vous, en ne bougeant plus que d’un mouvement de paupière, alors vous sentiriez peut-être un battement presque imperceptible vous envahir, celui d’un pays qui ne se livre ni ne se délivre sans consentement, d’une contrée qui s’accorde à la lyre de la terre, où l’on ne vitupère qu’entre gens bien nés, d’un terroir qui donne à mesure de ce qu’il possède, sans souci de retour.

Attentif, mais encore mieux, accueillant, vous pourriez entendre le froissement d’air de quelque chose qui s’insinue, une ardeur, une sève montante, le cliquetis d’une vieille chevalerie qui déjà s’éloigne, les sonnailles d’un troupeau, le patois fier et rugueux gouleyant dans quelques gosiers qui s’en souviennent encore.

Immobile, comme une plaque de verre miroitant à la lumière, vous commenceriez à ressentir, à humer le parfum d’un bouquet à nul autre pareil. Et vous devineriez qu’à cet instant pourrait se libérer en vous la secrète alchimie qui vous lie depuis toujours à ce pays qui vous a flairé, par patiente mesure peu à peu toléré et, d’un geste qui adoube entre deux verres entrechoqués, qui vous a un jour reçu. Sans les prononcer, en les bénissant au creuset de vos lèvres fermées, vous pourriez saisir, au vol des sons ouatés qui vous entourent, ces murmures qui signifient « terre chérie », « lieu d’accueil », « gens de bonne vie »… et vous sauriez alors vous laisser pénétrer par eux comme par un pollen fécondeur d’âme.

Patrick Crispini, 30 mars 2025