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la plus dense, la plus utile et la moins apparente.
(Feuillets d’Hypnos, René Char)

Nicolas Ledoux : le Sel de l’Utopie

extrait de : La Clôture féconde, du chaos à l’harmonie

par Patrick Crispini

Face au chaos : le sel de l’utopie

L’architecture, à travers ses utopies, donnant corps et structures, cadre et habitat à « la description contemplative des formes », s’est elle-même projetée, parfois, dans la transcription du mouvement du chaos vers l’harmonie, dont nous évoquons ici quelques aspects philosophiques.

C’est le cas de La Saline Royale d’Arc et Senans, chef-d’œuvre de Claude-Nicolas Ledoux [1736-1806], architecte visionnaire des Lumières, manufacture destinée à la production de sel, créée par la volonté de Louis XV et construite entre 1775 et 1779, dix ans avant la Révolution Française.

En quoi cette réalisation tout-à-fait exceptionnelle, prodigieusement novatrice, transcrit-elle ce programme philosophique ? Il suffit, pour le comprendre, de se trouver, face au bâtiment d’entrée, qui protège et donne tout à la fois accès à l’enceinte du domaine dessiné par Ledoux.

Nommé en 1771 « commissaire aux salines de Lorraine et de Franche-Comté », Ledoux reçoit du roi Louis XV une commande visant à bâtir une usine monumentale à Arc-et-Senans, destinée à la production de sel, qui doit répondre à trois exigences essentielles : planifier au mieux un territoire situé à proximité d’une source d’énergie importante (la forêt de Salins), réaliser des bâtiments satisfaisant à des normes d’exploitation industrielle, imaginer une architecture qui concilie les exigences d’une entreprise royale avec le développement d’un habitat ouvrier. Surpassant très vite les conditions initiales de la commande, Ledoux va concevoir une cité idéale, organisée selon un diagramme circulaire, conciliant sa maîtrise d’architecte avec une vision métaphysique acquise auprès de la fraternité maçonnique, à laquelle il a adhéré.

Mais c’est sous Louis XVI que débutent les travaux, la première pierre posée en 1775, l’exploitation démarrant dès 1779. L’ensemble est prodigieux d’équilibre et de proportions : bâtiments des activités techniques (tonnellerie, forge) alternent avec les demeures d’habitation des ouvriers, disposés en un demi-cercle de 370 mètres de diamètre, séparés les uns des autres pour éviter les risques d’incendie.

La circulation y est inscrite dans la forme pure du diamètre « comme celle que décrit le soleil dans sa course », orienté vers l’est lors du solstice d’été et, inversement, à l’ouest vers le coucher de l’astre lors du solstice d’hiver, le clocher de l’église de Senans à l’horizon participant à cet axe symbolique.

Claude Nicolas Ledoux, Saline Royale d’Arc-et-Senans. En haut, vue aérienne actuelle.
En bas : Plan général de la Saline de Chaux, in L’architecture considérée sous le rapport de l’art,
des mœurs et de la législation, tome Ier, 1804 © Bibliothèque nationale de France.

Sur la partie rectiligne du demi-cercle sont disposés les ateliers d’extraction du sel (ou bernes) qui alternent avec des bâtiments administratifs, au milieu desquels trône la maison du directeur, au centre du diamètre, à la fois organe de gestion faîtier célébré par un escalier monumental et Temple spirituel (on y trouve une chapelle), vers lequel convergent les allées rayonnantes qui traversent la grande cour centrale et soulignent la philosophie solaire du site. Un fronton triangulaire, percé d’un oculus circulaire figurant l’emblème maçonnique de l’œil omniscient, surplombe l’édifice, est soutenu par six colonnes à bossages, alternant tambours ronds et cubiques, faisant ainsi dialoguer en élévation le cercle et le carré dans une symbiose géométrique et architectonique, cependant que la lumière vient y parachever l’équilibre souverain.

Grâce à l’orientation, savamment étudiée, du bâtiment, l’oculus de la façade laisse les rayons du soleil pénétrer dans la chapelle à l’heure solaire vraie de 10 heures 20 le matin et, au solstice d’hiver, lorsque le soleil est au plus bas de sa course, éclairer l’autel placé en haut des marches…

Une organisation hiérarchique assez sophistiquée permet aux ouvriers et à leurs familles d’y accéder. Des jardins individuels destinés à la détente et au repos des ouvriers sont prévus dans la proximité de la cité.

Claude-Nicolas Ledoux, Saline Royale d’Arc-et-Senans. coupe du bâtiment de la direction prise sur la largeur,
in L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation, tome Ier, 1804 © BnF.
Maison du directeur, siège du pouvoir politique et spirituel : sur la gravure, on voit au centre un prêtre célébrer le culte.

Comme l’observe l’écrivain Jean Verdun, lors d’une visite en 1984, la Saline est « aussi personnelle à Claude Nicolas Ledoux que Don Juan l’est à Mozart ou Don Quichotte à Cervantès […] Le lieu tout entier dégage un climat particulièrement propice à la réflexion et très voisin de celui que l’on va chercher dans un temple. Comme il s’agit d’une usine selon le mot de Ledoux lui-même, le qualificatif de sacré semble mal approprié […] Et pourtant ! Par la dimension qu’y prend l’Homme, la Saline d’Arc-et-Senans se sacralise. Ledoux l’a dotée de colonnes et cela lui fut reproché, les colonnes devant être réservées aux temples des dieux ou aux palais des rois. Au centre de ce cercle, dont une moitié seulement a été tracée, qui n’éprouve cependant aujourd’hui le sentiment que l’Homme se dépasse lui-même ? Ledoux a eu l’audace d’écrire : « Est-il quelque chose que l’architecte doive ignorer, lui qui est aussi ancien que le soleil ? »

Dans cette enceinte, l’harmonie du lieu, son équilibre né des formes et des proportions devaient, selon Ledoux, favoriser un espace où pourraient cohabiter les corps de métier dans la Paix et la Vertu, au service du Bien. Ainsi ses occupants, saulniers, berniers, tonneliers, maréchaux-ferrants, mais aussi boulanger, aumônier ou chirurgien travailleraient au bien-être de tous, la perfection formelle de l’ensemble inspirant cette belle utopie, dans la continuité de Thomas Moore [1478-1535] et de la pensée humaniste de la Renaissance.

Bien entendu, ce règne de béatitude ne put jamais vraiment s’épanouir à la Saline : le travail y demeurait très pénible, le taux de maladie et de mortalité gangrenaient la communauté des ouvriers, la surveillance y était sévère, s’agissant, entre autres, de prévenir la contrebande du sel, or blanc aussi précieux que lourdement taxé.

Un élément symbolique vient nous rappeler cette dure réalité, nous replaçant du même coup dans la perspective métaphysique du rapport entre chaos et harmonie. Le visiteur, face à la porte du bâtiment d’entrée, se trouve immédiatement confronté au chaos originel. Sous le péristyle, flanqué de huit colonnes doriques (premier des trois ordres grecs en architecture, donc plus rudimentaires, en comparaison avec les colonnes à bossages sophistiquées de la maison du directeur), une grotte chaotique enserre la porte d’accès de ses lourds éboulis de pierres et rochers à peine dégrossis. L’ordre harmonieux est encore à naître…

Claude-Nicolas Ledoux, Saline Royale d’Arc-et-Senans, la « grotte » chaotique sous le péristyle du bâtiment d’entrée.

voir aussi : deux autres illustrations du chaos
Jean-Féry Rebel [1666-1747], Les Élémens, symphonie nouvelle, I- Le Chaos, 1738, par le Palladian Ensemble
Claude-Nicolas Ledoux [1736-1806], les Salines d’Arcs-et-Senans (à partir du chaos du péristyle du bâtiment d’entrée)

Le message voulu par Ledoux est, ici, on ne peut plus clair : pour accéder au domaine intérieur du cercle où règne l’harmonie, il faut d’abord franchir l’épreuve du chaos (où se tient le bâtiment des gardes), reprenant en écho les vers initiatiques « Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate » (Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance), face aux neuf cercles de l’Enfer de la Divine Comédie de Dante. Un rite de passage, une porte à franchir, est nécessaire pour entrer dans l’enceinte où le nouvel ordre règne par la volonté de l’architecte.

Mais l’architecture métaphysique de Claude-Nicolas Ledoux nous livre encore une autre clé capitale : la porte d’ombre du chaos, dans l’organisation semi-circulaire, se trouve dans le même axe que la maison-lumière du directeur. Elle en est l’antipode, le contrepoids philosophique, mais le chemin de l’un vers l’autre (que l’on peut qualifier d’initiatique) s’inscrit sur la même diagonale, en un mouvement inéluctable, inséparable. « Pour la première fois, a dit avec malice l’architecte au Roi, on verra sur la même échelle la magnificence de la guinguette et du palais ». Synthèse du Profane et du Sacré, de l’industrie et du spirituel, la Saline est aussi le lieu des échanges mystiques : on n’y produit pas seulement l’or blanc mais, à travers cette architecture spiritualiste, un sel alchimique qui unit le soufre, materia prima, au mercure philosophique… Ainsi s’érige, par le plan de l’architecte, la voie royale vers la clôture féconde.

Claude-Nicolas Ledoux, Saline Royale d’Arc-et-Senans.
En haut, la Maison du directeur et détail de colonnes : le monde de l’harmonie gouverné par les solides et le soleil.
En bas, le péristyle du bâtiment d’entrée avec détail d’une des urnes renversées d’où s’écoule la saumure :
le monde du chaos gouverné par le minéral non encore dégrossi et le sel en voie de cristallisation.