Blog-notes

Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de l’univers
la plus dense, la plus utile et la moins apparente.
(Feuillets d’Hypnos, René Char)

Rainer-Maria Rilke
entre le jour et le rêve

par Patrick Crispini

À la lisière du monde

C’est qu’il nous faut consentir
à toutes les forces extrêmes ;
l’audace est notre problème
malgré le grand repentir.

Et puis, il arrive souvent
que ce qu’on affronte, change :
le calme devient ouragan,
l’abîme le moule d’un ange.

Ne craignons pas le détour.
Il faut que les Orgues grondent,
pour que la musique abonde
de toutes les notes de l’amour.

Rainer-Maria Rilke, in Vergers, 24

[…] l’amour est pour l’individu une éminente occasion de mûrir,
de devenir quelque chose en soi-même, de faire de soi un monde,
un monde en soi pour le profit d’un autre,
c’est une grande et immodeste exigence qu’on adresse à un autre,
qui l’élit entre tous et l’ouvre à de vastes desseins.

Rainer-Maria Rilke, in Lettre à un jeune poète

Rainer-Maria Rilke (1875-1926), est né à Prague le 4 décembre 1875 au sein d’une famille rompue. Très vite il rejette d’instinct un père absent et sans envergure, ayant la certitude d’une paternité plus noble, et doit subir le travestissement en petite fille auquel le contraint sa mère évanescente, (de René, son vrai prénom, il est devenu Sophia)… 

Placé adolescent dans des institutions militaires puis universitaires en Allemagne pour y mener des études qu’il jugera sans saveur, il quitte à 20 ans la Bohème ancestrale et Prague, dépourvues de raisons d’être, pour ne plus jamais y revenir. Promis à une existence terne et bornée, il rédige ses premiers textes et ressent le besoin de se délester de vêtements désormais trop étriqués. Lors de voyages essentiels en Russie avec Lou Salomé, l’initiatrice, il apprend à absorber pour mieux contempler et devenir caisse de résonance du monde.

Lou-Andrea Salomé et Rainer-Maria Rilke vers 1900

Marqué par « l’horreur du domicile », comme le poète Charles Baudelaire, jamais « installé », il finit par rejoindre une communauté d’artistes à Worpswede et fait la connaissance de la femme-sculpteur Clara Westhoff, talentueuse et indépendante, qui consent à une union sans attaches, dont ils auront une fille : Ruth.

Élève d’Auguste Rodin, Clara permet à Rilke, à l’aube du nouveau siècle, de rencontrer le père spirituel tant espéré. Auprès du vieux sculpteur, toujours farouche aux dogmes malgré les effluves de la célébrité, le poète devient pour un temps « secrétaire particulier » et puise l’énergie qui libère ses premiers vrais tracés d’artiste.

Peu à peu s’énonce en lui la conviction d’un espace issu de l’effort, du labeur incessant, du devoir de croire en soi. Oser pétrir l’argile du vivant pour tenter d’en extirper quelque densité, entre le marbre fort d’un Rodin et la palette artisane d’un Cézanne, œuvrant à une « Sainte-Victoire » de l’art authentique.

à gauche : L’Ange du cadran ou Ange du méridien de la cathédrale de Chartres
à droite : croquis de l’Ange du cadran dans un des carnets (63) d’Auguste Rodin, vers 1905 © Musée Rodin, Paris

« Quelle est cette ligne archaïque ? -L’ange ! L’ange de Chartres !
Je tourne autour de lui, je l’étudie, et ce n’est pas la première fois, et comme toujours c’est avec insistance. Je veux comprendre !… Et les heures ont passé. Je pars, épuisé de mes efforts, inquiet… Mais le soir, je reviens. J’admire et il me semble que je pourrais mieux préciser les motifs de mon admiration, maintenant qu’il n’y a plus de soleil sur l’Ange. Je suis dispos comme un bon ouvrier ; ma tâche est de comprendre, et je rassemble dans ce but toutes mes forces. Je contemple. Et toujours, le miracle m’éblouit. Cette fierté ! Cette noblesse ! L’ange de Chartres est comme un oiseau perché sur l’angle de quelque haut promontoire ; comme un astre vivant dans une solitude, rayonnant sur ces grandes assises de pierre. L’opposition est vive entre ce solitaire et les foules assemblées sous le portail, où tout est comblé de figures sculptées et mouvantes. Je me rapproche encore, puis je recule, vers la gauche, tâchant de mettre au point la beauté de cet être adorable.
[…] Par intervalles, je comprends. Sa tête paraît comme une sphère ailée. Ses draperies sont admirables de souplesse, surplissées sur des tuniques. Quel cadre lui font les puissants repos des contreforts ! Du haut de sa solitude il regarde avec joie la ville dans une attitude d’annonciateur. Il porte l’heure sur sa poitrine, et s’offre de profil, le corps effacé, glissé comme une feuille d’acanthe. Que ce corps est chaste ! Ce n’est pas la Samothrace, qui, voluptueuse, se montre nue sous le voile plaqué, collé, des draperies. Ici, la modestie règne. Le vêtement commente austèrement les formes, sans toutefois les priver de leur grâce ; mais il faut un grave motif pour qu’une jambe, un bras avance et fasse saillie.
L’ange est un point dans cet immense soubassement, comme une étoiles dans le firmament encore obscur. Il a un profil pieux, plein de sagesse. Il apporte la Somme de toutes les philosophies. L’heure se marque sur lui comme une sentence sur un livre. Avec quel recueillement il tient et nous montre cette heure, qui blesse et qui tue ! Cet annonciateur surgit du fond des temps anciens pour venir à nous, avec quelle autorité ! Il est plus moderne que nous, il a plus de vie, de fraîcheur, d’énergie.
Dans sa posture d’envoyé, il s’incline un peu, et ce mouvement évoque celui de l’épervier qui s’élance. À ce détail, on reconnaît une inflexion chère à l’art gothique, ce mouvement de révérence que donne le crochet – le profil changera, au temps de la renaissance, pour exprimer le désir le désir et la volupté. D’ascétique, il deviendra, avec Michel-Ange, riche, abondant… Le gothique lui laisse la grandiose simplicité de l’ordre tranquille, cette admirable lenteur, ces charmes réunis de la danse et de l’architecture. La modestie confère une majesté, un sens profond à tous les gestes de la figure, à tous les détails de la composition. Ange vraiment céleste, astre lui-même, il tient le cadran comme un astre. On pense, en le regardant, que l’heure est la résultante de la procession silencieuse des astres dans le ciel. Bel être sans sexe, sirène, Ange, tu es adorable de grâce, tu possèdes la ligne de souplesse, la ligne oblique balancée, presque de danse, équilibre que l’œil adore avec mélancolie, qui parle d’enlacement et d’instabilité !
Tu as été conçu par des cerveaux héroïques, tu es le dernier vestige d’un siècle sublime. –Lecteurs, allez voir l’Ange de Chartres. Il est encore là ; pour combien de temps ? »

Auguste Rodin, in Les cathédrales de France, éditions Armand Colin, 1914

Après la révélation de l’Ange du Méridien, devant la cathédrale de Chartres en compagnie de Rodin, s’ébauchent dans son œuvre d’invisibles tracés avec l’Ange qui succèdent aux imprécations à un dieu silencieux.

Ange dans le replis des roses, Ange-enfant, dissimulé derrière des carreaux de fenêtres anonymes.

Mais viennent les turpitudes : Paris fascinante et hostile évoquée dans les Carnets de Malte Laurids Brigge, villes indigentes vouées à leur déroute, à leur perte. Après le Livre d’Images, le Livre d’Heures, puis le Livre de la Pauvreté et de la Mort, les mots du poète se retranchent progressivement de la prose pour les terres raréfiées de la parabole, de la décantation.

Il s’efforce de confondre sa propre vie avec l’exigence de la page blanche. Il écrit des vers avec son souffle, il souffle avec des vers.

Sonnets d’Orphée, Élégies de Duino ; le poète accorde sa lyre aux rythmes élégiaques, effleurée par un miel nouveau et secret. Désormais « protégé » par le lien discret de cercles aristocratiques, souvent au Château de Duino près de Trieste, chez les Turn und Taxis, sans résidence fixe, apatride, citoyen d’une sorte de principauté de la Poésie, il nourrit les ramifications de son immense correspondance.

Avec des femmes, ses protectrices, il entretient des « conversations d’âmes », puisant dans sa féminité originelle des accords intimes. Mais jamais il n’envahira, ni ne se laissera tenter par de plus intimes ancrages.

Peu après la fin de la Première Guerre mondiale, au moment où son espace terrestre se rétrécit, terni par de lancinants soucis de séjours, il trouve en Valais, en compagnie de « Merline » Blandine Klossowska, mère délaissée du jeunes Balthazar Klossowski, qui deviendra le peintre Balthus, une sorte de havre mi-ermitage mi-tour de conte de fée, à Muzot, sur les collines de Sierre, où sa cellule de travail est devenue aussi minuscule qu’illimité son horizon.

Baladine Klossowska (Merline) [1886-1969], La Contemplation intérieure (Rilke dormant sur un petit sofa à Muzot),
Aquarelle sur papier, 1921 © Salzburg Museum (Fonds Pierre Klossowski, 2000)

Sur l’aquarelle ci-dessus, Rainer Maria Rilke a écrit ce poème (dans l’après-midi du 13 octobre 1921) :

[POUR BALADINE]
Le chagrin est une lourde glèbe.                          [Der Gram ist schweres Erdreich]
Y prend racine obscurément un sens heureux [darin wurzelt dunkel ein seeliger Sinn]
pour, épanoui, s’en arracher ;                              [dass er sich blühend entringe ;]
comme en toi, mon sein paisible,                        [wie war in dir, mein stiller Schooss]
tout cela était néanmoins anonyme !                 [alles trotzdem namenlos : ]
C’est dehors que les choses ont nom.                [draussen erst heissen die Dinge.]
Elle ont nom doute, elles ont nom temps,         [Heissen nach Zweifel und heissen nach Zeit]
mais nous déposons soudain                              [aber da legen wir ]
le bonheur entre les noms.                                  [Seligkeit plötzlich zwischen die Namen.]
Alors pénètrent la biche pure                              [Und dann tritt auch die reine Hirschkuh]
et la puissante étoile                                             [und der starke Stern ]
dans le cadre apaisés.                                           [dazu in den befriedigten Rahmen.]

La « vue intérieure » partagée) René                  [(Die gleichzeitige « Innenansicht » René] 

Herveline Delhumeau, Chats bleus, illustration pour le spectacle Entre le jour et le rêve © HD Productions, 2002
Rainer-Maria Rilke, Le sublime est un départ in Vergers, 33

« Il faut se faire commençant », écrit-il. Tel l’astronome ou l’entomologiste qui observent par le prisme d’une optique l’immensément grand ou l’infiniment petit, il confère à ses derniers poèmes en français l’humilité de la miniature.

« Entre le jour et le rêve », il pose sur le bord de sa fenêtre ouverte la feuille blanche recueillante, telle une plaque photosensible capturant l’empreinte de l’immanence.

Il est heurté par les atteintes d’une maladie sournoise et inquisitrice – peut-être consécutive à une piqûre de rose dans son jardin – et disparaît, épuisé par la leucémie, le 29 décembre 1926.

Sur la pierre tombale de la sépulture qu’il s’est choisie, telle une paternité reconquise, adossée à l’église dans l’enclos fortifié de la cité haute de Rarogne balayée par des vents austères, fidèle aux lieux de limites, « lisière » qui sépare ici le Valais alémanique de sa partie francophone, résonnent désormais les vers énigmatiques, gravés selon sa volonté :

« Ô rose, pure contradiction, volupté de n’être le sommeil de personne sous tant de paupières »…

Rainer-Maria Rilke, Quatrains valaisans, extrait du manuscrit, 1924

Ganz am Anfang sind wir, siehst du.
Wie vor Allem.
Mit Tausend und einem Traum hinter uns und ohne Tat.
Ich kann mir kein seligeres Wissen denken,
als dieses Eine:
daß man ein Beginner werden muß.
Einer der das erste Wort schreibt hinter
einen jahrhundertelangen Gedankenstrich.

Nous sommes, vois-tu, au commencement.
Comme à l’aube de toute chose.
Avec mille et un rêves derrière nous et sans avoir agi.
Je ne peux concevoir plus voluptueux savoir :
il faut se faire commençants,
quelqu’un qui écrit le premier mot suivant
un point de suspension nourri par tant de siècles.

Rainer-Maria Rilke, in Notes sur la mélodie des choses, 1898

Le lieu de l’accueil

à Setsuko Klossowska de Rola
dans le soleil partagé.

Que des roses, sceau parfumé des secrets rilkéens, soient encore les interprètes de notre reconnaissance auprès de la Comtesse Setsuko Klossowska de Rola – dont l’amitié et la confiance lumineuses honorent notre travail et nous ont permis de présenter au public, lors d’une production du spectacle « L’Ange et la Rose » en Suisse romande, une toile peinte à Muzot par Balthus, un exemplaire original de « Mitsou » et un dessin à elle dédié par le Maître,– également auprès de sa fille Harumi, pour nous avoir autorisé à utiliser des extraits des « Lettres à un Jeune Peintre » pour la première du récital « Entre le Jour et le Rêve » – créé au Grand Chalet de Rossinière, ultime résidence du peintre -, et auprès de la Fondation Balthus, qui furent nos intercesseurs dans ces miraculeux moments.

 « Vos belles roses sont venues vers moi comme deux mains charitables et douces ».

Ainsi Elisabeth Dorothée Klossowska – peintre au doux nom de Baladine, mère de Pierre et Balthazar Klossowski, dit Balthus – accueillit-elle à Genève, dans le vent vif d’octobre 1920, cet hommage « de la dernière seconde » de Rainer-Maria Rilke, concluant une nouvelle rencontre peu fructueuse, où le poète, selon son habitude, était demeuré ardent, mais trop distant.

Ambassadrices d’un sentiment naissant entre le poète et sa muse – à laquelle, plus tard, il donnera le nom de Merline – ces fleurs rejoignaient le cœur d’une femme blessée, séparée de l’historien d’art Erich Klossowski, élevant seule ses deux enfants. Elles prolongeaient d’anciennes rencontres à Paris, où l’écrivain, lors d’une vie itinérante, avait déjà croisé le destin de cette famille, dans l’embrasement intellectuel et artistique de Montparnasse.

Mais les temps avaient changé : après l’immobilisation due à la guerre, fatigué par une santé chancelante et démuni de passeport, Rilke l’apatride songeait maintenant à une installation stable, soit par un retour en Allemagne, soit en Suisse, dans les Grisons, où il lui paraissait avoir trouvé un havre de paix propice à son travail.

Grâce à l’entregent de sa précieuse protectrice et admiratrice Yvonne de Wattenwyl, qui jouissait à Berne d’appuis importants, Rilke pouvait espérer trouver enfin une solution à son attente, un asile à sa quête. C’est pourtant à la suite de l’intermède genevois, entre des conférences et d’autres conversations d’âme, que Rilke fit, si l’on peut dire, le ménage dans sa vie.

Il élagua des ramifications devenues encombrantes dans sa correspondance et prit plaisir à un meilleur usage de la langue française suivant ainsi l’exemple de Merline, née à Breslau en Allemagne.

Baladine Kossowska, le jeune Balthus et Rainer-Maria Rilke durant une excursion au Beatenberg en 1922

Amants, ils se retrouvèrent à Beatenberg – sur la montagne – et, peu après, firent ensemble le voyage vers le Valais. Grâce à Baladine – qui remarqua l’annonce d’une location dans la vitrine d’un coiffeur à Sierre – ils se retrouvèrent ainsi dans la Noble contrée, à Muzot au-dessus de Sierre, à regarder du champ voisin, devant un bol de framboises et de lait, une vieille tour médiévale, qui leur sembla pouvoir devenir le lieu de l’accueil.

Cette petite maison appartenait à une veuve, dénommée Cécile Raunier, avec laquelle Rilke fut incapable de s’engager dans un bail durable. Ils tentèrent un long siège d’attente à l’hôtel Bellevue, où le poète luttait contre une « indécision » chronique.

Finalement lui vint l’idée de contacter à Berg son amie Nanny Wunderly pour lui suggérer de convaincre son cousin Werner Reinhart de prendre à son compte la location temporaire, au risque d’une sous-location, s’il advenait à Rilke de reprendre son errance…

Rainer-Maria Rilke, extrait d’une lettre à Nanny Wunderly-Wolkart, avec un croquis de Muzot

Le 20 juillet 1921, l’affaire fut conclue, sous des conditions qui parurent au poète d’abord contraires à sa « liberté », puis qui finirent par lui laisser entrevoir un aménagement propice à son inspiration. De toutes ces forces, attentive et présente, Merline contribua à rendre leur intérieur avenant : une nouvelle vie pouvait commencer.

Étant lui-même dépendant, Rilke s’était employé à créer d’attractives servitudes avec ses interlocuteurs. Il prit donc à cœur de s’intéresser de près à la vie scolaire et aux dons précoces des deux fils de Baladine, fondant ainsi des bases de confiance pour la carrière d’écrivain de Pierre… et le destin de peintre du jeune Balthus.

Mais la situation matérielle de la famille était difficile : les enfants étaient retournés en Allemagne et Rilke entreprit des démarches auprès de connaissances pour tenter de les aider, ce qui eut pour conséquence de ramener ensuite les enfants à Paris.

Compagne inspirante, aux aquarelles délicates, Merline, cependant, ne pouvait devenir pour le poète la gouvernante et l’intendante dont il avait nécessité. Le 8 novembre, après huit mois de vie commune, où Rilke manifestait toujours son refus de permanence, Baladine reprit donc seule la route vers l’Allemagne…

Le lendemain, Rilke lui écrivit : « Muzot désormais vivra de ce cœur que tu lui as éveillé ».

Balthazar Klossowski (Balthus), Paysage de Muzot, 1922 , © collection particulière

Quelques retrouvailles se produisirent encore, notamment pendant les vacances des enfants.

C’est pendant cette période que s’installa la précieuse correspondance entre Balthus et Rilke – connue aujourd’hui sous le titre : « Lettre à un Jeune Peintre » -, attisée par le passage du chat Mitsou dans la vie du jeune homme, à propos duquel le peintre réalisa ses premières planches et le poète, émerveillé, une préface pleine d’un enseignement prophétique. Effleurant encore, comme peut-être pour mieux le conjurer, le thème central de la dépossession et de l’immanence aux êtres et aux choses.

Balthazar Klossowski (Balthus), Mitsou, une planche (détail) 1919 , © Metropolitan Museum of Art

« Trouver. Perdre. Est-ce que vous avez bien réfléchi à ce que c’est que la perte ?
Ce n’est pas tout simplement la négation de cet instant généreux qui vint combler une attente que vous-même ne soupçonnez pas. Car entre cet instant et la perte, il y a toujours ce qu’on appelle – assez maladroitement, j’en conviens – la possession. Or, la perte, toute cruelle qu’elle soit, ne peut rien contre la possession, elle la termine, si vous voulez ; elle l’affirme ; au fond ce n’est qu’une seconde acquisition, toute intérieure cette fois et autrement intense ».

Rainer-Mara Rilke, Préface à Mitsou, 1924

Comtesse Setsuko Klossowska de Rola et Balthus dans l’atelier du Grand Chalet à Rossinière © Photo Alvaro Canovas

Sei es das Singen einer Lampe oder die Stimme des Sturms,
sei es das Atmen des Abends oder das Stöhnen des Meeres,
das dich umgiebt – immer wacht hinter dir eine breite Melodie,
aus tausend Stimmen gewoben, in der nur da und dort dein Solo Raum hat. Zu wissen, wann Du einzufallen hast, das ist das Geheimnis deiner Einsamkeit : Aus den hohen Worten sich fallen lassen in die eine gemeinsame Melodie.

 

Que tu sois entouré par le chant d’une lampe ou la voix de la tempête, par le souffle du soir ou le gémissement de la mer, toujours veille derrière toi une vaste mélodie, tissée de mille voix, où ton solo, de temps à autre seulement, trouve sa place. Savoir quand tu dois intervenir dans le chœur, c’est le secret de ta solitude, de même que c’est l’art de la relation véritable : Se laisser tomber de la hauteur des mots dans l’unique et commune mélodie.

Rainer-Maria Rilke, in Notes sur la mélodie des choses, 1898

RAINER-MARIA RILKE (1875 – 1926)

REPÈRES CHRONOLOGIQUES

  • 1875. 4 décembre : naissance à Prague. Le père, ancien officier, fait une carrière médiocre et se retrouve employé dans une compagnie de chemins de fer. La mésentente règne entre le père et la mère et le couple se dissout. La mère, Phia Rilke, dévote et coquette à la fois, s’éloigne; Rainer Maria souffre de cette absence et d’un amour maternel insuffisant : les oeuvres de sa jeunesse en portent de nombreux témoignages. Toute sa vie RILKE tentera de renouer avec une paternité dissimulée, évoquée notamment dans un lien que Phia aurait eu quelques mois avant sa naissance avec une personnalité suisse du Haut-Valais d’origine aristocratique alors en poste à Prague…
  • 1882. Entrée à l’école primaire des piaristes.
  • 1886. Fin septembre : entrée à l’école des cadets de Sankt‑Pölten, en Autriche, puis,
  • 1890. à l’école militaire supérieure de Weisskirchen en Moravie. Premières publications de vers et de prose dans diverses revues.
  • 1891. Septembre : Rilke quitte Weisskirchen pour l’école de commerce de Linz.
  • 1892. Retour à Prague. Rilke prépare l’examen de maturité par des leçons particulières.
  • 1895. 9 juillet : examen de maturité à Prague. Semestre d’hiver : université de Prague (littérature, histoire, philosophie, histoire de l’art).
  • 1896. Fin septembre : départ pour Munich, où Rilke s’inscrit à l’université. Rédaction des premières poésies, qui figureront dans Offrande aux Lares, Couronné de rêve, Avent ; ainsi que du journal Wegwarten, destiné à être distribué gratuitement.
  • 1897. Rencontre avec Lou Andreas Salomé, de treize ans son aînée. Juin‑juillet : séjour auprès de Lou à Wolfratshausen, près de Munich.
    Début octobre : Rilke suit Lou Andreas Salomé dans la banlieue berlinoise, où il reste, avec des interruptions, jusqu’en mars 1901.
  • 1898. Publication de divers récits, dont plusieurs constitueront les recueils Au fil de la vie, Deux histoires pragoises. Avril‑mai : voyage à Florence et Viareggio. Décembre chez Heinrich Vogeler, à Worpswede, près de Brême, dans une colonie d’artistes.
  • 1899. D’avril à juin : premier voyage en Russie, en compagnie de Lou et de son mari Carl Andreas. 27 avril : rencontre avec Tolstoï, à qui les voyageurs sont recommandés par le peintre Leonid Pasternak. Au retour, rédaction de la première partie du Livre d’heures (Le Livre de la vie monastique).
  • 1900. De mai à fin août : deuxième voyage en Russie; nouvelle rencontre avec Tolstoï à lasnaïa Poliana. Au retour de ce voyage, fin de la première période des relations avec Lou Andreas Salomé. 27 août : arrivée à Worpswede. Publication des Histoires du Bon Dieu.
  • 1901. Mars : mariage avec Clara Westhoff, qu’il a connue à Worpswede. Rédaction de la deuxième partie du Livre d’heures (Le Livre du pèlerinage). 12 décembre : naissance d’une fille, Ruth Rilke.
  • 1902. D’abord à Westerwede, près de Worpswede. Rédaction de la monographie Worpswede. Fin août : départ pour Paris (où il restera jusqu’en mars 1903), avec l’intention d’écrire une monographie sur Rodin (dont la première partie est publiée en 1903). Rédaction des récits qui constituent le recueil Les Derniers et composition d’un grand nombre des poésies du Livre d’images.
  • 1903. Avril : Rilke quitte Paris (pour y retourner quelques mois plus tard) jusqu’en 1905. Composition du Livre d’images et des premières pièces des Nouveaux poèmes. Troisième partie du Livre d’heures (Le Livre de la pauvreté et de la mort), écrite à Viareggio. Première des Lettres à un jeune poète.
    Mi‑décembre : Rome (jusqu’en juin 1904).
  • 1904. Rome, puis, dès juin, séjour en Scandinavie, où Rilke est invité dans deux maisons amies. Février à Rome, début de la rédaction des Carnets de Malte Laurids Brigge, en même temps que quelques‑uns des Nouveaux poèmes.
  • 1905. Divers séjours en Allemagne. Septembre : installation à Meudon, chez Rodin. Octobre et novembre : tournée de conférences (sur Rodin).
  • 1906. Deuxième tournée de conférences. Mars : mort du père de Rilke. Vers la mi‑mai : brouille avec Rodin, Rilke s’installe à Paris.
  • 1907. Publication de la monographie augmentée sur Rodin.
  • 1907‑1914. Début d’une longue période de voyages (Afrique du Nord, Égypte, Berlin, Espagne, Venise). Travaille aux Nouveaux poèmes et au Requiem. Séjour à Paris de mai à octobre 1907, de mai 1908 à février 1910 (où, réconcilié avec Rodin, il loge à l’hôtel Biron). Un de ces voyages (en 1909) mène Rilke aux Saintes‑Maries‑de‑la‑Mer a Aix‑en‑Provence a Arles, en Avignon.
  • 1910. Rilke termine et publie les Carnets. Avril : il fait connaissance de la princesse Marie de Tour et Taxis, à Duino, bord de l’Adriatique, entre Venise et Trieste.
  • 1911. Voyages. Hiver 1911‑1912 à Duino. Trad. du Centaure de Maurice de Guérin.
  • 1912. A Duino, composition des 1ères Elégies. Trad. de « L’Amour de Madeleine ».
  • 1913. Espagne, Paris. Traduction des Lettres portugaises.
  • 1914. Traduction du Retour de l’enfant prodigue d’André Gide. Relation avec la pianiste Magda von Hattinberg (Benvenuta). La déclaration de guerre trouve Rilke en Allemagne, où il reste jusqu’à la fin des hostilités, le plus souvent à Munich. Ses papiers sont placés sous séquestre à Paris
  • 1916. Mobilisé à Vienne en janvier, il est libéré dès le mois de juin
  • 1918. Rilke reprend contact avec son éditeur Kippenberg.
    Traduction de « Vingt‑quatre sonnets de Louise Labé ».
  • 1919. Rilke reprend sa vie errante. Tournée de conférences en Suisse.
  • 1920. Rilke retrouve la princesse de Turn und Taxis. Relation avec Merline (Baladine Klossowska). Relation amicale avec Werner Reinhart, un industriel de Winterthur, qui, l’année suivante, achète à son intention la tour isolée de Muzot, près de Sierre, qui sera pour plusieurs années sa résidence.
  • 1922. Achèvement des Elégies de Duino et rédaction des Sonnets à Orphée. Mariage de Ruth Rilke en Allemagne.
  • 1923. Muzot. Rilke travaille à des traductions de Paul Valéry.
  • 1924. Premier séjour en clinique à Valmont, près de Montreux. Premiers « Poèmes en français », pour appuyer, dit Rilke, sa future demande de nationalité suisse.
  • 1925. Séjours en Suisse et à Paris, qu’il quitte soudain pour Sierre ; nouvelle cure à Bad Ragaz.
  • 1926. 29 décembre : Rilke succombe à une leucémie.
  • 1927. 2 janvier : enterrement au petit cimetière de Rarogne.