Sirena Adjemova

le téléphone de Tannhäuser

Une grande amie rencontrée à Venise qui entra dans ma vie telle une bonne fée bienveillante et l’accompagna pendant plusieurs années lumineuses…

Il y avait à Venise une diaspora d’artistes russes (qui s’étaient rapprochés de leur dieu Diaghilev, dont la sépulture se trouvait depuis 1929 au cimetière marin de San Michele), que je fréquentais assidument. Cette petite communauté avait pris l’habitude de se retrouver régulièrement pour des « fêtes à la russe » organisées à tour de rôle chez les uns et les autres. La joie de vivre, les chants, l’alcool, les verres jetés par les fenêtres, côtoyaient l’irrépressible mélancolie, l’inconsolable langueur slave dans ces soirées improvisées où l’on récitait des vers, chantait des vieilles mélopées russes, où l’on riait et pleurait dans un maelström sentimental à nul autre pareil…

C’est là, lors d’une de ces soirées mémorables, que je rencontrai Sirena. Immédiatement quelque chose se passa entre nous : comme si nous nous connaissions depuis bien longtemps déjà. Je devins son ami, me rendant aussi souvent que possible chez elle pour passer l’après-midi à l’écouter égrener ses souvenirs, à me faire revivre l’épopée des Ballets russes, dont elle connaissait chaque danseur, chaque acteur de la troupe, me procurant des détails, des anecdotes, des photographies, de vieux enregistrements, qui m’ont beaucoup servi à constituer le fonds qui fait de moi aujourd’hui un des spécialistes de ce sujet et de cette époque.

Sirena recevait encore quelques élèves à qui elle transmettait son admirable instinct d’artiste… et de femme d’affaire. Elle connaissait tous les arcanes du métier et aussi les pièges dans lesquels il ne fallait pas tomber. Pour moi, elle fut d’une aide précieuse, suivant de près l’évolution de ma carrière, devenant parfois une sorte d’impresario, me téléguidant vers des agences artistiques qu’elle avait fréquentées, oubliant parfois que certaines d’entre elles n’existaient plus depuis belle lurette ! Je me gardais bien de le lui dire.

Sachant mon amour pour la musique française du XXe siècle et le projet que j’avais en ce temps-là d’enregistrer tout ou partie des musiques de film de Jacques Ibert, elle ne manqua pas de me diriger vers les descendants du compositeur, avec lesquels elle avait un lien de parenté, dans le seul but de faciliter les choses.

Mais, avant tout, Sirena avait été et demeurait encore une grande amoureuse…

Il y avait dans sa vie un grand secret d’amour : bien que recluse dans son appartement vénitien et presque impotente, elle continuait à entretenir avec ferveur une relation amoureuse platonique avec un heldentenor wagnérien allemand, qui s’était retiré dans une caravane à l’écart du monde civilisé au cœur d’un désert aux USA, après avoir mené une carrière assez prestigieuse sur de nombreuses scènes d’opéra. Régulièrement il quittait sa retraite avec son camper van pour se rendre dans la seule épicerie drive à des kilomètres à la ronde, pour y faire le plein de victuailles et profiter du seul téléphone de la région. C’est alors que Sirena pouvait avoir un rendez-vous téléphonique avec lui : elle attendait son appel en PCV avec l’ardeur juvénile d’une adolescente. J’avais été associé au rituel : compte tenu du décalage horaire, nous attendions la sonnerie salvatrice à des heures improbables, dans une atmosphère de ferveur qu’accentuaient les nombreuses bougies en cire d’abeille qu’avait allumées Sirena. Quelques verres de vodka et du thé venu de Russie nous aidaient à patienter. Des photographies des ballets dans lesquels elle avait dansé dispersées sur les meubles autour de nous et une image particulière en noir et blanc issue des studios Harcourt, dédicacée « with immortal love » par le ténor lui-même, posée en face d’elle, ajoutaient à la magie de l’instant…

Enfin arrivait l’appel de Tannhäuser (c’est ainsi que nous l’appelions, car tel avait été le rôle fétiche de ce ténor ermite). Toute tremblante, Sirena décrochait le combiné et retenait son souffle, moi tenant à côté d’elle contre mon oreille l’écouteur associé. La voix claire et lointaine disait alors les émerveillements de la vie dans le désert californien, le miracle des levers de soleil dans cet environnement hostile, puis les deux amoureux enlaçaient dans un même souffle leurs souvenirs communs évoquant les scènes où ils s’étaient retrouvés. Souvent l’appel était interrompu et il fallait attendre encore et encore. Enfin revenait la voix tant désirée. Sirena, alors, lui annonçait ma présence et un dialogue parfaitement surréaliste s’engageait : « Où dirigez-vous, avez-vous déjà dirigé Wagner, Tannhäuser, Tristan, où et quand ? » Puis il me demandait ce que je pensais de tel fragment d’air, comment je l’envisageais, et puis il se mettait à le chanter, s’interrompait, me demandait mon avis, puis c’était mon tour de chanter tel autre passage et, petit à petit, nous glissions vers Tristan, et nous chantions à 2 voix le duo d’amour du 2e acte, moi tentant en voix de tête la partie d’Isolde, Sirena battant la mesure tout en pleurant toutes les larmes de son corps… Allo allo, l’appel s’interrompait à nouveau, puis l’étrange master class reprenait de plus belle, ponctuée par la voix de Sirena qui s’ajoutait au duo masculin. Souvent la conversation durait plus de deux heures et se terminait par un échange frénétique de baisers des deux amoureux dans le bigorneau par-delà les océans…

Puis suivait un terrible silence – je n’osais plus prononcer une seule parole – et nous nous retrouvions dans la cuisine en tête-à-tête partageant toujours mutiques une boîte de caviar accompagnée d’un champagne de qualité qu’elle se faisait régulièrement livrer par la succursale du Harry’s Bar voisin, pendant que je m’efforçais de déboucher la bouteille en faisant le moins de bruit possible pour ne pas troubler l’atmosphère mystique du sanctuaire.

Presque à chaque fois que je revenais la voir, la rencontre se terminait au crépuscule par le téléphone de Tannhäuser, toujours en PCV, toujours nimbé de cette ferveur mélancolique et romantique dont les slaves et les germaniques ont le secret. Souvent, l’heure du vaporetto étant passée, je restais à veiller auprès d’elle, qui me chantait alors de vieille mélodies russes et des airs d’opéra jusqu’aux premières lueurs de l’aube.

Que de souvenirs avons-nous partagés ensemble, chère et divine Sirena, qui, aujourd’hui encore, viennent frapper à la porte de ma mémoire et me rapporter ce parfum de gaité et de liberté qui enveloppait nos rencontres. Devenus voisins à la Giudecca, nous avons été tous deux d’incurables insulaires reliés par la passion de vivre et notre vraie patrie était l’amour de l’art.

до свидания и спасибо, Milady !

Patrick Crispini, extrait de Instants d’années, Duino Productions

Danseuse et actrice, Sirena ADGEMOVA est née Marie-Madeleine Adjemoff le 12 juin 1928 et décédée à Venise le 23 janvier 2005. Prodige de la danse, elle reçoit à l’âge de 13 ans la médaille d’or de la reine Elisabeth de Belgique en tant que plus jeune danseuse étoile. Avec le même statut, elle va briller comme soliste au sein de la troupe des Ballets de Monte-Carlo fondés en 1932 par Vassili Grigorievitch Voskressenski, dit le colonel W. de Basil, et par René Blum, le frère de Léon Blum, issus de la fusion du ballet de l’Opéra de Monte-Carlo et du ballet de l’Opéra russe à Paris, héritiers des célèbres Ballets russes de Serge de Diaghilev. On la retrouve notamment aux USA en 1945 dans une interprétation inoubliable de Shéhérazade, reprenant la célèbre chorégraphie de Michel Fokine au côté d’Oleg Tupine.

Sirena est alors présentée comme la première nouvelle danseuse venue d’Europe à apparaître en Amérique après la Seconde Guerre mondiale. Sa carrière est également liée au grand chorégraphe Serge Lifar ainsi qu’à José Torrès. De 1947 à 1949, on la retrouve danseuse étoile du ballet Metropolitan Opera de New York, développant en même temps sa carrière de chanteuse à la Julliard School à travers des « musical comedies » et des apparitions très remarquées sur la chaîne de télévision new-yorkaise de CBS au côté de George Balanchine et Agnès de Mille. Dès lors, sa carrière s’oriente vers le cinéma et la télévision où ses dons de comédienne et de chanteuse, associés à son métier de danseuse font merveille. Ainsi, de 1950 à 1958, on la verra dans plus de 78 shows à la télévision américaine avec Ed. Sullivan, Jack Parr Shaw, ou Dinah Shore, dans diverses incarnations pour les films « Shlitz Beer » ou lors d’une tournée de 6 mois à Hollywood pour la West Coast.

En 1952, elle apparaît dans le premier cinérama comme danseuse étoile dans « Le Ballet d’Aïda ». Sur scène, elle joue devant 20’000 personnes au côté de Michael Todd « A night in Venice » à Joan Beach ou dans « Salomé » à Hollywood Bowl avec Charles Laughton. Puis elle enchaîne avec deux « Musical Comedies » : « New Faces » avec Martha Kitt à Broadway et la reprise de « Show Boat » en tournée. Elle participe également à des concerts de Negro Spirituals, notamment dans les églises de Harlem et un tour de chant en Espagne et en Suisse.
À la télévision anglaise, on la voit dans « Café Continental », à la télévision italienne dans « Arrivi e partenze », avec Mike Bongiorno, notamment en compagnie de Charles Chaplin et Salvador Dali, ainsi que dans des concerts à la Villa Medici

Filleule de Nubar Gulbenkian, le « Monsieur 5 % des pétroles » et l’homme des Rolls-Royce, elle épouse en 1949 Jean-Marie Loutrel, l’auteur de « Wallou » et responsable de production au cinéma, notamment pour Orphée de Jean Cocteau (1950), Martin Roumagnac de Georges Lacombe (1946) et Les violents de Henri Calef (1957), avec lequel elle vivra pendant 10 ans, puis épousera le haut fonctionnaire français Michel Fourré-Cormeray, premier directeur du Centre national de la cinématographie, auprès duquel elle vivra de 1960 jusqu’à la mort de ce dernier en 1965.

Au cinéma, elle a joué :
1949 – le personnage de Kalina dans La Danseuse de Marrakech de Léon Mathot ;
1952 – Yvonne Calabrier dans Mon gosse de père de Léon Mathot ;
1956 – la danseuse dans Du sang sous le chapiteau de Georges Péclet ;
1956 – la baronne de Pierre dans Si Paris nous était conté de Sacha Guitry ;
1968 – Sirena dans Sissignore réalisé par Ugo Tognazzi ;
1969 – Sparta dans Toh, è morta la nonna ! de Mario Monicelli.