La Fleur d’Oreste
ou la nuit de Pantelleria
par Patrick Crispini
Oreste, parmi toutes ses résidences, possédait une maison d’architecte un peu troglodyte, qu’il avait fait construire autour d’un vieil olivier dans les roches des falaises de l’île de Pantelleria.
On disait dans la région que cet arbre vénérable avait plus de mille ans.
Cette année-là il m’avait invité pour la première fois dans la retraite qu’il affectionnait par-dessus tout et où il pouvait s’adonner en paix à l’une des cordes de son arc : la peinture.
Une semaine avait déjà passé à arpenter cette île étrangement fascinante, qu’il me faisait visiter à pas de sioux, comme s’il voulait que j’en subisse malgré moi, pas à pas, les sortilèges.
J’y avais découvert des sols volcaniques aux propriétés énergétiques étonnantes, des vasques d’eaux aux couleurs rouges ou bleues, comme peintes par un Gauguin halluciné, des champs d’orangers odorants comme des promesses d’amour, des lémuriens qui paraissaient indifférents à nos déambulations apparemment désordonnées, mais qui, dans la tête d’Oreste, répondaient à un voyage initiatique qu’il s’amusait à me dévoiler au fur et à mesure.
Je commençais à comprendre qu’il existait ici une magie sourde et enivrante que dissimulait une apparente aridité de désert, une allégresse issue de la terre que cachait l’austérité des rivages escarpés. Ce jour-là, nous avions passé la journée avec un vieux paysan, qui nous avait fait déguster son huile onctueuse et mordorée, puis un peu de ce vin doux si particulier à cette île perdue, à mi-distance entre la pointe de la Sicile et les côtes africaines.
Rentré dans l’antre de notre demeure, enchâssée dans son écrin de rocailles, nous avions mangé une cuisine exquise et goûteuse, chanté des vieilles chansons en patois milanais, dont Oreste avait fait son péché mignon et qu’il composait en secret avec une vieille amie guitariste des petites heures, qu’il avait sans doute séduite jadis par la mandoline de son regard.
La nuit était douce et claire : on entendait le rythme sauvage de la mer frappant à nos pieds sa cantate écumante.
Vers minuit, nous nous étions retiré dans nos chambres et je m’étais endormi d’un sommeil de juste.
C’est alors que j’entendis, frappant doucement à la porte, la voix d’Oreste murmurant de le suivre dans la nuit.
Mal réveillé, maugréant contre cet assaut, je le suivis néanmoins.
En silence, nous nous chaussâmes et gravîmes la colline qui surplombait la maison.
Parvenus à son sommet, nous nous retrouvâmes assis côte à côte, dans cette obscurité qu’auréolait une pleine lune surplombant le pré sablonneux.
Nous restâmes ainsi plus d’une heure sans dire un mot. J’ignorais toujours la raison pour laquelle il m’avait extirpé de mon sommeil. Comme je commençais à m’impatienter, il posa sa main sur mon bras pour me rassurer avec un sourire malicieux.
Puis, tout à coup, alors que je m’assoupissais lentement, il me fit un signe : « là-bas », me dit-il.
J’avais beau regarder, je ne voyais rien. Puis, peu à peu, j’aperçus une sorte de point incroyablement luminescent, un éclat de blancheur perdu quelque part devant nous sur cette colline ravinée.
Suivant son injonction pressante et son insistance, je finis par me lever et pris la direction du point.
Lorsque je fus à quelques centimètres, je m’aperçus qu’il s’agissait d’une sorte de fleur, espèce de cactus qui avait fleuri subitement dans ce décor insensé. La chose, ma foi, était assez surnaturelle.
Je revins vers Oreste.
C’est ainsi qu’il m’expliqua que cette fleur était d’une espèce fort ancienne, très rare, toujours solitaire, et que sa particularité, bien connue dans l’île, était de ne fleurir qu’une nuit, lors de la pleine lune.
Il me dit alors : « vas la cueillir » !
Je m’empressais de retourner vers cette fleur. Au moment où je l’enserrais, toutes ses pétales tombèrent en poussière et la lumière, instantanément, s’anéantit pour toujours dans les ténèbres.
Bien sûr, j’étais à la fois triste d’avoir accompli l’irréparable et furieux de m’être fait rouler de la sorte. Quant je fus à nouveau près de lui, Oreste, dont les yeux brillaient d’une étrange lueur, se pencha vers mon oreille et murmura :
« Mon ami, mon frère : la Beauté est rare et unique. La contemple qui peut. Ne la cueille pas qui veut. Il serait bien que tu retiennes cette leçon, n’est-ce pas ? »
Nous redescendîmes dans le silence.
Jamais je n’ai oublié cette nuit. Aujourd’hui encore, j’entends souvent la voix d’Oreste dans mon oreille me rappeler que la vérité, aussi aveuglante soit-elle, mérite des égards et, comme dit le grand poète Rainer-Maria Rilke :
« L’infinie patience de ceux qui ont l’éternité devant eux ».
Poème et toile d’Oreste Jannelli