Blog-notes

Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de l’univers
la plus dense, la plus utile et la moins apparente.
(Feuillets d’Hypnos, René Char)

Saint Exupéry : le Dernier vol

Borgo, 31 juillet 1944, sa dernière mission : n° 33S176

par Patrick Crispini

C’était sa dernière mission. Ses supérieurs hiérarchiques avaient reçu des ordres précis : il fallait l’interdire de vol, dès son retour à la base.

Désormais il serait rivé sur le plancher des vaches pour le restant de ses jours avec, en plus, ces crises de rhumatismes, héritage de sa famille paternelle  (son petit frère François en était mort à 15 ans, dans ses bras !), ce corps de plus en plus délabré ou tant de cicatrices ont inscrit pour toujours les traces sensibles de ses accidents d’aviation.

Devenir un vieux totem baroudeur, momifié de son vivant, que l’on exhibe au milieu de ses admiratrices et des salons du 6e arrondissement, avec Gaston Gallimard battant la mesure. Non merci, sans façon !

Privé de vol, condamné à ne plus jamais piloter : impensable.

Car voler a toujours été sa raison de vivre, depuis qu’il a réussi, sur l’aérodrome d’Ambérieu-en-Bugey, à peine âgé de 12 ans, à convaincre le pilote Gabriel Salvez de l’emmener avec lui dans les airs : un baptême de l’air improvisé, au grand dam de sa famille, qui ignorait tout de la manœuvre.

Voler d’abord. Puis, avec l’Aéropostale, servir « la ligne » et, par-dessus tout, coûte que coûte, livrer le courrier : une affaire de chevalerie. Didier Daurat, leur patron à tous, son père de substitution, lui avait dès le début annoncé la couleur : « Votre particule, rien à faire, au cambouis comme tout le monde ! »

Oui, la chevalerie, c’est autre chose : un besoin d’effort et de camaraderie pour unir les hommes, une nécessité de grandeur, de dignité, mesurée à l’immensité, au cosmos. Autre chose, en tout cas, que ces missions de petits bureaucrates, de fonctionnaires, auxquelles il faut bien se consacrer, dans ces temps dépourvus d’idéal et d’humanité.

***

On lui a accordé cinq missions, un point c’est tout. Une aumône, parce qu’il a insisté sans relâche auprès du haut commandement allié, qu’il a fait jouer ces relations, qu’il veut à tout prix servir encore et qu’on ne sait pas comment s’en débarrasser autrement. Les nouveaux engins sont trop sophistiqués pour lui. Il est trop vieux, compromis pour certains : au nom d’une vision pacifiste, utopique, il aurait tenté des conciliations maladroites avec Vichy. Il y a aussi son départ inopiné pour les États-Unis et sa volonté absurde de tenter d’y négocier un engagement des américains dans le conflit. Avec, peut-être aussi, en s’appuyant sur sa notoriété, de devenir le porte-étendard d’une résistance encore à créer de toute pièce.

Erreurs d’analyse, maladresses, qui vont lui coûter cher : il est tout de suite rangé parmi les déserteurs par les pétainistes, comme  un traître par les gaullistes et les américains se contentent de le considérer comme un « grand écrivain » qui se mêle de ce qui ne le regarde pas, un dandy has been. Il vient de terminer son Petit Prince, en grande partie écrit à New-York, mais encore à peu près inconnu au bataillon à cette époque.
Bref, lui, le grand auteur célèbre, le mondain renégat, l’aristocrate d’une autre époque, il embarrasse tout le monde, il gêne.

Finalement, on l’autorise à rejoindre en Corse le groupe de reconnaissance II/33, qu’il avait déjà intégré au début de la guerre, avant de partir pour les USA.

De nouveau, il va pouvoir voler et, par-dessus, encore servir

***

Aujourd’hui, 31 juillet 1944, c’est en principe sa dernière mission : n° 33S176, nom de code « soda » : mapping est de Lyon. Repérage photo, comme d’habitude. René Gavoille, le général en charge de la base pour les français, qui est devenu son ami, a mis au point un stratagème pour essayer en douceur de le clouer définitivement au sol : lui révéler à son retour la date du débarquement allié en Provence, ce qui, de facto, le rendrait impropre au vol, de peur qu’il tombe aux mains de l’ennemi.

Avec sa jeep, impénétrable derrière les verres opaques de ses lunettes de soleil, il est arrivé, contrairement à ses habitudes,  anormalement tôt sur le terrain.

Plus tard, lors de l’inventaire, on constatera que son lit n’a pas été défait et qu’il ne s’est pas couché. On trouvera deux lettres sur sa table. Dans l’une il est écrit : « Si je suis descendu, je ne regretterai absolument rien. La termitière future m’épouvante. Et je hais leur vertu de robots. Moi, j’étais fait pour être jardinier… »

Il n’est pas inscrit au tableau du jour, mais il insiste pour voler quand même.
Avec l’aide du lieutenant Raymond Duriez, son ami, il a déjà commencé à enfiler la souris, la lourde combinaison chauffante recouverte de résistances électriques pour supporter les moins 50 degrés qui règnent dans le cockpit à ces altitudes, la salopette de mécano de sa jeunesse, des chaussons chauffants, le laryngophone, le serre-tête pour les écouteurs, le masque à oxygène, la bouteille de secours à fixer sur la cuisse gauche, les gants fourrés, le gilet gonflable, le parachute dorsal, les outils de navigation…

C’est la première épreuve, la plus dure aussi : il a senti tout son corps lui rappeler ses anciennes blessures. La fêlure à la base du crâne, consécutive à son crash au Guatemala et les huit jours de coma qui s’en suivirent, les rhumatismes à tous les étages, sa vieille carcasse qui gémit de partout.
N’en rien montrer, ou le moins possible.
Penser à ce vieux comédien épuisé qui doit endosser pour la millième fois son costume de théâtre pour entrer en scène, malgré la fatigue, malgré les tourments de la vie, toujours fidèle au rendez-vous et donnant le change quand le rideau se lève. Sa scène à lui, il ne la manquerait pour rien au monde : c’est le ciel toujours recommencé.

Antoine de Saint Exupéry aidé pour enfiler sa combinaison de vol
Photographie : John Phillips, grand reporter à Life, reportage de mai 1944 (© éd. Gallimard-tous droits réservés)

Lundi, 8 heures 45 : la météo est au beau fixe. Le P-38 F5B n° 223 vient de prendre son envol sur la piste du terrain de Borgo près de Bastia. Coincé dans le cockpit étroit du Lightning, Saint-Ex continue à endurer ses douleurs terribles, les poumons oppressés par la montée en altitude et l’abus de tabagie. 

Tout cela crie, tout cela pèse au-delà du tolérable, exacerbé par la pression qui règne dans le monstre d’acier : un monoplace de 6 tonnes à double fuselage avec deux moteurs de 1500 chevaux chacun, capable de monter à plus de 10’000 mètres à 650 km/h… 

Ce type d’avion de chez Lockheed, chasseur lourd, très performant, à long rayon d’action, capable d’accélération rapide, a été désarmé, rafistolé et refilé par les Yankees aux français, sans instruction, sans notice : il se pilote à la grâce de dieu. On y est à la merci de n’importe quoi… Des pilotes émérites, victime de problèmes techniques, y ont laissé la vie lors de missions précédentes.

Saint-Ex lui-même en sait quelque chose : le 6 juin, sur le 126, il y a eu un feu au moteur gauche qui l’a obligé à faire demi-tour ; le 15 juin, sur le 273, lors d’une mission sur Toulouse, il a connu une panne d’inhalateur d’oxygène ; le 29 juin, sur le 292, jour de son 44e anniversaire, en mission sur la Savoie, il a une panne de moteur qui l’oblige à voler à basse altitude, dériver vers Turin, survoler en rase-motte la plaine du Pô, Gênes,  slalomant entre les tirs nourris des batteries ennemies sans être touché, atterrissant finalement sur un moteur à la base de Bastia-Borgo, une fois de plus miraculeusement passé entre les gouttes... Une sacrée baraka ! 

Pour épater ses supérieurs, il a même réussi, au passage, à prendre quelques clichés des installations allemandes au-dessus du port de Gênes : un peu plus tard, en développant les images, les amerloques n’en croiront pas leurs yeux.  Quel casse-cou, ce type, mais quel cran ! 

Antoine de Saint Exupéry aux commandes de son avion à Borgo en Corse, mai 1944
Photographie : reportage de John Phillips, grand reporter à Life (© éd. Gallimard-tous droits réservés)

La vie est un sursis : tout cela n’a pas d’importance. Maintenant il vole, il peut à peine respirer, mais il vit. Le ciel bleu de cette journée « volée » lui semble une promesse de légèreté, une possibilité d’échapper à l’insupportable pesanteur, à ce foutu monde, qui n’en finit pas de se déchirer.

Jusque-là, il a respecté scrupuleusement le plan de vol, a survolé Grenoble, Annecy, Chambéry, tout près de Lyon, là où il est né : il a fait les prises de vue qu’on lui a demandées.  La routine… Guillaumet disait : « faire le job ».

La proximité des lieux de son enfance, les difficultés avec l’oxygène qui se raréfie, on ne sait pas trop, une mélancolie insondable qui, tout à coup, le submerge de nouveau. Quelque chose de décisif est en train de se passer dans sa tête : « J’ai bouclé la boucle, j’ai fait le tour, il est temps de revenir au point de départ et de couper le contact »…

Antoine de Saint Exupéry, son frère cadet François et sa mère à Saint-Maurice-de-Rémens

C’est au moment de repartir qu’il se décide enfin : s’écarter du plan de vol, dévier, dériver, juste un instant, aller survoler, une dernière fois, le château de Saint-Maurice-de-Rémens, royaume de son enfance.

Lui, le rêveur, l’ours chasseur de nuages, privé si jeune de père, il avait fait de ce domaine son empire. Une bâtisse un peu décatie d’aristocrates désargentés, tenue par des femmes, où s’affairait et virevoltait, pour son plus grand bonheur, sa mère adorée, la femme de sa vie. C’est là qu’avec ses frères et sœurs, il avait inventé le Chevalier Aklin. On attendait l’annonce des premières gouttes de pluie… Puis on courait du fond du parc vers le château à perdre haleine, et le premier qui prenait une goutte sur la tête devait s’écrouler. Le vainqueur, celui qui avait su passer entre les gouttes, était sacré Chevalier Aklin. Il était fort à ce jeu.

Sa mère se réjouissait de le voir bouger, trop grand dans ses culottes courtes, maladroit, se cognant tout le temps, partout, aux portes, aux armoires, un colosse aux pieds d’argile. Par dessus tout, elle aimait le voir, lâchant son violon, dévaler les escaliers quatre à quatre pour aller courir comme un fou jusqu’au fond du parc, escalader le portail d’entrée, inventer des machines volantes et, les jours de mauvais temps, triompher des gouttes de pluie. « Un diable de petit garçon, un peu taciturne à l’étude, mais si vivant, inventif et tellement joyeux avec ses frères et sœurs… ». Passer entre les gouttes… Oh oui ! Il était fort à ce jeu-là.

Par la suite, il avait continué : combien de fois, frôlant la mort de près, en avait-il réchappé, comme par miracle ? Un miraculé, écrivait-on dans les gazettes, un héros béni des dieux… Ses camarades à Toulouse, du temps de l’Aéropostale, disaient qu’il avait la chance des innocents. Mermoz lui avait prédit qu’il vivrait cent ans…

le château de Saint-Maurice-de-Rémens dans les années 20, au moment de l’héritage de la propriété
en faveur de Marie de Saint Exupéry, mère d’Antoine. © Succession Saint-Exupéry – d’Agay

Maintenant, à 44 ans, aux commandes de ce zinc ingouvernable, suffocant après avoir grelotté, prématurément vieilli, usé, il est en train de survoler le château de de son enfance, le parc, si minuscule tout en bas, alors qu’il lui avait paru si vaste durant ces étés de vacances qui n’auraient jamais dû finir.

C’est sans doute cela, devenir adulte. Voir les choses telles qu’elles sont – avec cette absence de poésie, de fantaisie et d’émotion avec laquelle ceux qui savent croient devoir transmettre aux plus jeunes ce qu’ils appellent les réalités de la vie – alors qu’il faudrait les voir telles qu’elles devraient être. 

Se mesurer à l’obstacle, donner un sens à sa vie, mais demeurer de son enfance comme d’un pays…

« Je n’aurais jamais dû grandir ». Il  se met à pleurer… « Si je vise bien, mes larmes pourraient faire de grosses gouttes qui tombe dans le parc… Mais qui pour les éviter, maintenant que personne n’y court plus depuis longtemps ? ». Il retient son souffle : « Un désert, c’est là ma planète. Mais qui, dans ce désert, pour m’apprivoiser maintenant ? »

Après ? Il a bien fallu revenir à la base, remonter vers le sud. Mais le cœur n’y est plus. Il sait ce qui l’attend à son retour : le comité d’accueil au mess, les officiers de Borgo, les jeunes loups du régiment – à qui il s’efforce de cacher ses infirmités et qu’il entraîne, comme un meneur de meute, dans ses virées nocturnes – qui lui jetteront des regards en biais, à lui, le héros de l’Aéropostale, maintenant réduit à devenir un petit retraité bureaucratique, le général Gavoille qui, avec ses louvoiements d’opérette,  lui intimera l’ordre de rendre sa plaque, en lui promettant une vague décoration pour mérite de guerre…

Non, tout cela est impensable.

Et Consuelo, si loin à présent, si désénamourée, son oiseau des îles de Buenos-Aires, sa « musa argentina », sûrement en train de se consoler dans les bras d’un autre…

Non. Impensable. Il faudrait ne pas revenir… Il faudrait en finir.

De ce vol, à midi plein, il faudrait tirer une dernière bouffée, à pleins poumons, comme de la cigarette du condamné… puis laisser la machine s’embraser ou, mieux encore, les mitraillettes crépiter.

L’avion s’est approché de la Côte qui surplombe la Méditerranée, volant maintenant très bas, presque en rase-motte, prêt à piquer. « Je finirai en croix dans la Méditerranée » avait-il dit un jour à Alger à son ami Christian Fouchet, aviateur de la France libre. 

Une dernière cigarette… La fumer jusqu’au bout…

Consuelo et Antoine de Saint Exupéry, à Nice, dans la demeure du Mirador, 1931 ©Succession Consuelo de Saint Exupéry

Qui a tiré ? La DCA allemande ? Un pilote de Messerschmitt en reconnaissance qui a vu passer le P-38 3’000 mètres au-dessous de lui, qui affirmera, beaucoup d’années plus tard, l’avoir abattu ?

Personne, en vérité. Abattu, il l’est déjà, depuis longtemps : fini, cassé, dézingué.

Survivant, mais désespérément seul. Les frères volants de sa chevalerie, les Mermoz, les Guillaumet, les Reine… tous morts depuis longtemps, réduits en poussière. Mermoz – Jean l’Archange – l’indestructible, l’invincible, qui s’est fait avoir, lui aussi, emporté dans son hydravion new look.

Comment continuer à vivre sans ces gars-là, ces camarades – un pour tous, tous pour un – comment continuer à respirer, alors que la bombe nucléaire est prête à exploser, que la termitière technologique, le robot domestique, la grande illusion de la toile interconnectée ont déjà commencé à étendre leur pouvoir inhumain sur les territoires de liberté ? Surtout quand, avec une rare lucidité, plongé soi-même au cœur de la société américaine, on  a pu mesurer les prémices de ce grand désastre annoncé, qui ne manquera pas, bientôt, de contaminer la vieille Europe.

Impossible, impossible…

La fumer jusqu’au bout, la cibiche, la mignonne, la belle à consumer… La fumer comme on grille sa vie, avant la dissolution. Il faut se résoudre à se dissoudre.

Alors, tout à coup, sans crier gare, tirant le manche, il a plongé, les yeux grands ouverts. Il n’y a même pas eu de bruit à l’instant où il a sombré dans l’abîme. Il s’est enfoncé, il a glissé, englouti, sa carcasse enveloppée par la carlingue comme dans un linceul au firmament….

Et ça a été fini.

à gauche : Saint Exupéry à Alghero en mai 1944 par John Phillips, grand reporter à Life (© éd. Gallimard-tous droits réservés)
à droite : Antoine de Saint Exupéry enfant en 1906 à Saint-Maurice-de-Remens

Il faisait beau, ce 31 juillet 1944.

À la base de Borgo, l’adjudant affecté au contrôle des plans de vol a commencé à regarder sa montre, vaguement inquiet. Faut-il faire une note à transmettre d’urgence au général ou patienter encore un peu ? Avec ce fantaisiste d’écrivain, on peut s’attendre à tout. La vieille école qui n’en fait qu’à sa tête.

Alors, il a mis ses pieds sur la table : « Je lui donne 10 minutes ».
Puis il a ouvert la fenêtre : « Je l’entendrais bien arriver »
Mais personne va rentrer. Après avoir tout essayé – appels radio, recherches radar – l’officier américain Robinson, à 15h30, signe ce simple commentaire noté sur l’Interrogation report : « Pilot did not return and is presumed lost ».

Revenu à sa base, un pilote allemand, au même moment, prend la pause et regarde le ciel bleu. Décidément, pense-t-il, « cette guerre est trop longue, je serais mieux chez moi. Il faudra bien que tout cela se termine vite ». Il n’a même pas eu envie de mettre une croix sur la liste des avions abattus par le groupe – pourtant il lui a bien semblé en avoir touché un – mais on n’a rien vu, pas de crash, pas de traînée, rien, un silence étrange…

Et ce jour-là, à l’heure de midi, dans les collines au-dessus de la baie, les cigales ont continué à chanter de plus belle…

Dernière photo connue d’Antoine de Saint Exupéry à Borgo en Corse, juillet 1944
Photographie : reportage de John Phillips, grand reporter à Life (© éd. Gallimard-tous droits réservés)