Blog-notes

Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de l’univers
la plus dense, la plus utile et la moins apparente.
(Feuillets d’Hypnos, René Char)

Antoine de Saint Exupéry
LA Ligne et Le Trait

Texte extrait du programme pour « LE RÊVE D’ICARE »,
spectacle créé le 29 juin 2000 à la Fondation Gianadda de Martigny,
pour le centième anniversaire de la naissance de Saint Exupéry

par Patrick Crispini

M’alléger
Me dépouiller
réduire mon bagage à l’essentiel
abandonnant ma longue traîne de plumes
de plumages, de plumetis et de plumets
devenir oiseau avare ivre du seul vol de ses ailes

Michel Leiris, in Haut mal, 1944

« L’amour est avant tout audience dans le silence. 
Aimer c’est contempler. »

Antoine de Saint Exupéry, in Citadelle

Il était né pour le rêve, mais il se fit mécanicien pour les hommes et arpenteur de dunes. Tout en lui respirait et exaltait la contemplation, mais il fut de l’aventure de l’aviation naissante et lui donna ses ailes de noblesse.

Il n’aurait jamais dû quitter le jardin familial, mais il fit de la terre son empire dérisoire et le remit aux allumeurs de réverbères.

Écrivain, il aurait pu tremper sa plume dans l’encre des chroniques nostalgiques, des contes pour enfants sages. Mais c’est avec les mains souillées par le cambouis des moteurs aéroplanes qu’il empoigna son stylo-plume, dissimulant à ses lecteurs que ses romans d’aventure pouvaient être l’œuvre d’un philosophe.

Mondain, il n’aimait rien tant que la simplicité ; fragile, il ne sut être que cassures et fêlures, funambule sur la corde raide de sa vie.

Engagé volontaire, n’ayant eu de cesse d’être au milieu des vivants pour connaître le cœur de l’homme, il meurt en plein vol, le 31 juillet 1944, aux commandes de son zinc, épuisé par l’usure d’un corps depuis longtemps délabré par les séquelles de fractures anciennes, alors qu’on va lui signifier pour toujours son interdiction de voler et que le débarquement allié a déjà commencé.

La découverte très controversée d’une gourmette en 1998, retrouvée dans ses filets par un pêcheur dans les fonds marins proches de Cassis – bijou offert à l’écrivain, en même temps qu’une médaille en or à son épouse Consuelo, lors de leur séjour à New-York, par l’éditeur américain Reynal & Hitchcock pour les remercier de lui avoir confié l’édition du Petit Prince -, témoigne qu’il se serait abîmé, avec son Lockheed P-38 Lightning, quelque part en Méditerranée, près des côtes de Provence.

Le retentissement de l’affaire de la gourmette ne fera, d’ailleurs, que relancer la chasse des plongeurs pour tenter de retrouver l’épave de l’avion de l’écrivain-poète. Plusieurs expéditions de recherche sous-marine vont se succéder, connaissant des fortunes diverses, jusqu’à ce jour du 24 mai 2000, où le plongeur professionnel Luc Vanrell, bien documenté et retournant au large de la calanque de Sormiou, près de l’île de Riou, met en évidence, à 85 mètres de profondeur, les caractéristiques d’une épave qu’il avait repérée plusieurs années auparavant.

Saint Exupéry volait sur un modèle de P38 largement modifié : moteur plus volumineux, turbo et trains d’atterrissage modernisés. « Un à un, j’ai vérifié les différents éléments jusqu’à apercevoir une boîte à clapets que seul un P38 modifié pouvait receler », relatera-t-il. Mais la preuve décisive arrivera un peu plus tard, après le renflouement de l’épave, lors des examens d’expertise effectués par une société spécialisée dans la recherche sous-marine : « les numéros d’identification fournis par le constructeur correspondaient avec l’exemplaire à bord duquel Antoine de Saint Exupéry avait disparu. Nous tenions enfin la preuve irréfutable ».

L’avion retrouvé, le mystère de la mort de l’aviateur demeure intact : est-il mort au combat, victime d’un tir de DCA, d’un incident technique, ainsi qu’il en avait connu lors de vols précédents, d’un manque d’oxygène, d’une erreur de pilotage (n’avait-il une fois oublié de brancher son pilote automatique ou, comme cela se passa lors de son deuxième vol de qualification, de sortir son train d’atterrissage)… Son état dépressif n’aurait-il pas encouragé en lui la possibilité du suicide, comme Icare renonçant aux conseils de l’ingénieux Dédale, se rapprochant de la lumière, précipita sa chute en y brûlant ses ailes ?

Herveline Delhumeau, Icare, lithogravure © HD Productions, 2000

Et subsiste encore cette étrange observation, relatée par un témoin : ne se serait-il pas dérouté, abandonnant son plan de vol initial, pour survoler, à quelques encablures de là, le château des vacances de son enfance à Saint-Maurice-de-Rémens, bouclant ainsi – un instant hors de la trajectoire de la ligne et du trait – le cercle d’une vie ?

« […] Alors je mis le cap sur Grenoble. Le temps était couvert, comme la vie des hommes de ce temps réduits à la termitière. La chasse allemande n’était pas loin, je le savais, je le voulais… Et je fis ce qu’on me demandait, je suivis une dernière fois, la voie moyenne. Je pris mes photos aériennes – que la jolie bureaucratie aveugle classerait et archiverait bientôt dans le fleuve monstrueux de son indifférence diluée. Reconnaissance – ô ce mot gonflé du savoir-faire des cabinets et des ministères ! – vol de reconnaissance, comme on dit exil à la ferveur détrônée du ciel… Trajectoire de mon existence, pérégrination de vieille connaissance au cœur des lignes béantes de mon pays, des terres occupées, dépeuplées d’amour. Brève suspension du temps de ma trop courte vie, sourire du désespoir entre deux rafales. Mitraille où le geste de l’Homme, appauvri de sa sève, renonce au bel artisanat pour la commode satisfaction de l’hécatombe industrieuse.

Mystère du désir d’achever la mission. Mystère du sacrifice, du don de soi, non par orgueil, mais pour la résonance, un instant suspendue au-dessus du vide, de sa vie dans l’arc-boutant d’une petite église perdue dans la campagne. Dignité d’être – encore un peu, si peu – aux commandes de son embarcation, de sa navigation. Cap sans espérance, où l’absence de sillage est promesse d’aurores nouvelles. Tout cela, dans une seconde de lucidité, comme éclate le fruit juteux de la grenade sous la pression, dans la chaleur écrasante de l’été

[…] Une fois encore, je m’écartai. Je m’échappai du plan de vol, de la mission, du devoir accompli. Je virai à pleines voiles vers le Lyonnais, terre de mon enfance, au-dessus du château où ma mère nous laissait jouer, des heures durant, à faire des grands arbres nos châteaux en Espagne, à râper le cuir à l’écorce de leurs branches, à bâtir nos cabanes dans le labyrinthe de leurs ramifications, guettant l’éclosion d’un pétale ou le passage vrombissant de la carlingue d’un bourdon, d’une abeille. Nous étions tellement heureux de n’être forcés à rien, dans cette clôture du jardin d’enfance.

[…] Je vis le parc, et le vieux château abandonné. Tout était si petit, si lointain, si dérisoire. Comme un ventre de femme, grossi un instant par notre passage, conserve la trace secrète de cet arrachement, de ce déracinement. Et je compris que, désormais, c’était mon rêve et mon vol qui, seuls, pourraient l’habiter encore et le colorer de sève… »

Patrick Crispini, in La Parabole des trois vols

À vrai dire, cela faisait déjà longtemps qu’il caressait l’abîme, avec la désinvolture d’un gentleman, sous son apparence d’ours mal léché.

Dans l’unité 2/33 à Borgo, en Haute-Corse où, malgré l’avis négatif de l’État-major – trop vieux, trop célèbre ! -, usant de toutes ces relations, il avait réussi à se faire muter, les jeunes pilotes, devenus ses nouveaux compagnons et qui l’admirent, lui, le vétéran, le pionnier, ne peuvent que constater les efforts surhumains, qu’il doit faire (et qu’il tente de dissimuler), pour tenter d’enfiler sa lourde combinaison de vol, miné par le rhumatisme.

© Photo John Phillips, in Au revoir Saint-Ex, éditions Gallimard, 1994

La nuit, dans sa chambrée, épuisé par les interminables insomnies tabagiques et tant d’heures « volées » de missions en « reconnaissance photographique » (on lui avait concédé cinq vols au plus, mais il allait entamer sa huitième mission), ou dans le cockpit de son avion, un appareil peu malléable auquel il n’arrive pas à s’habituer, il ne cesse de ressasser l’appréhension de la « termitière » à venir, la perte irréversible des valeurs humaines qui ont fondé son existence. Le poids des pensées qui l’obsèdent, peu à peu a alourdi sa grande silhouette, assombri son inclination au pessimisme, exacerbé les désillusions. Dans la nuit qui précède sa disparition, il déclare sa détresse à un Général, dans une lettre qui, jamais, ne rejoindra son destinataire inconnu :

« […] Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif.

Ah général, il n’y a qu’un problème, un seul, de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle. Des inquiétudes spirituelles. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. Si j’avais la foi, il est bien certain que, passé cette époque de « job nécessaire et ingrat », je ne supporterais plus que Solesme. On ne peut plus vivre de frigidaires, de politique, de belote et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus. On ne peut plus vivre sans poésie, couleur, ni amour. Rien qu’à entendre les chants villageois du XVe siècle, on mesure la pente descendue. Il ne reste rien que la voix du robot de la propagande (pardonnez-moi). Deux milliards n’entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot. Se font robots. Tous les craquements des trente dernières années n’ont que deux sources. Les impasses du système économique du XXe siècle. Le désespoir spirituel. […] En cette époque de divorce, on divorce avec la même facilité d’avec les choses. Les frigidaires sont interchangeables. Et la maison aussi, si elle n’est plus qu’un assemblage. Et la femme. Et la religion. Et le parti. On ne peut même plus être infidèle : à quoi serait-on infidèle ? Loin d’où et infidèle à quoi ? Désert de l’homme. […] Moi je hais cette époque, où l’homme devient sous un « totalitarisme universel », bétail doux, poli et tranquille. On nous fait prendre ça pour un progrès moral !

[…] La substance même est menacée. Mais quand elle sera sauvée, alors se posera le problème fondamental qui est celui de notre temps. Qui est celui du sens de l’homme. Et il n’est point proposé de réponse, et j’ai l’impression de marcher vers les temps les plus noirs du monde. Ça, m’est bien égal d’être tué en guerre. De ce que j’ai aimé, que restera-t-il ? Autant que des êtres, je parle des coutumes, des intonations irremplaçables, d’une certaine lumière spirituelle. Du déjeuner dans la ferme provençale sous les oliviers, mais aussi de Haendel. Les choses, je m’en fous, qui subsisteront. Ce qui vaut, c’est un certain arrangement des choses. La civilisation est un lien invisible, parce qu’elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l’une à l’autre, ainsi et non autrement. Nous aurons de parfaits instruments à musique, distribués en grande série, mais où sera le musicien ? Si je suis tué en guerre, je m’en moque bien, ou si je subis une crise de rage de ces sortes de torpilles volantes, qui n’ont plus rien à voir avec le vol, et font du pilote, parmi ses boutons et ses cadrans, une sorte de chef comptable (le vol aussi, c’est un certain ordre de liens). Mais si je rentre vivant de ce « job nécessaire et ingrat », il ne se posera pour moi qu’un problème : que peut-on, que faut-il dire aux hommes ? »

Antoine de Saint Exupéry, in Lettre au Général X, 30 juillet 1944

Dans ce monde, à ses yeux déjà perdu, il va devenir lui-même un « présumé perdu ».

Ce matin du 31 juillet, la météo est bonne et l’aviateur achève de se préparer sur la piste de l’aérodrome de Borgo pour une nouvelle mission de reconnaissance au-dessus de la Savoie. Après les vérifications d’usage, il fait un signe amical à son mécanicien, lance les moteurs, puis décolle. Tout est normal : il est exactement 8 heures 45, note le préposé de service. Saint Ex ne reviendra pas. Sa disparition de pilote est attestée dès 14 heures 30 par la note que consigne l’officier Vernon Robinson dans le rapport des vols du jour :

 « Le pilote n’est pas rentré. Il est présumé perdu ».

© Photo John Phillips, in Au revoir Saint-Ex, éditions Gallimard, 1994

Rien, désormais, ne peut infirmer que sa dissolution dans l’azur n’ait pas été d’ordre poétique, alchimique, philosophique, l’essentiel étant « invisible pour les yeux » : l’aviateur n’a-t-il pas, de son vivant, esquissé les itinéraires de son mythe, comme il dessina, de sa plume à la fois légère et dense, la silhouette messagère de son Petit Prince ?

« […] Seule est importante et peut nourrir des poèmes véritables la part de ta vie qui t’engage, qui engage ta faim et ta soif, le pain de tes enfants et la justice qui te sera ou non rendue. Sinon le travail n’est que jeu et caricature de la vie et caricature de la culture ».

Antoine de Saint Exupéry, in Citadelle

Car avant les vols « de reconnaissance », il y avait eu l’adhésion à la grande idée de l’Aéropostale, où l’héroïsme n’avait d’autre but – jusqu’à l’abnégation de soi, jusqu’au sacrifice – que l’accomplissement de la mission. Noblesse véritable de l’action, dont la devise se résume à : livrer le courrier, à tout prix faire passer la ligne, au-delà de la fragilité des matériels, des équipages, des préjugés, livrée à la boussole et à la débrouille.

« […] Je vénère celui-là qui provoque, étant conquête difficile, cette ascension de montagne, cette éducation en vue d’un poème, cette séduction de l’âme inaccessible, et t’oblige ainsi de devenir ».

Antoine de Saint Exupéry, in Citadelle

Sauver la ligne, coûte que coûte, livrer le courrier, encore et toujours, dans le mépris des périls et des risques, par n’importe quel temps, contre vents et brouillards : telles furent les consignes et le devoir sacré de ses croisés des temps modernes.

Rien ne pouvait mieux rencontrer et féconder les ardeurs de ce jeune aristocrate, un peu désenchanté, que cette nouvelle chevalerie, capable de relier les hommes, grâce au savoir-faire mécanique, aux vrais valeurs de la camaraderie, de l’effort partagé, du but à atteindre. N’avait-il pas conservé en lui un peu du « Chevalier Acklin », ce preux et fol inconscient, qui bravait les gouttes de pluie dans le parc du château de son enfance, et dont il se souviendra, pendant une mission au-dessus d’Arras, sous le feu des bombes, dans son dernier roman Pilote de guerre :

« […] Nous partions de l’extrême fond du parc en direction de la maison, au large des pelouses, à perdre haleine. Les premières gouttes des averses d’orage sont lourdes et espacées. Le premier touché s’avouait vaincu. Puis le second. Puis le troisième. Puis les autres. Le dernier survivant se révélait le protégé des dieux, l’invulnérable ! Il avait droit, jusqu’au prochain orage, de s’appeler « le chevalier Aklin ». Ç’avait été chaque fois, en quelques secondes, une hécatombe d’enfants […] Je joue encore au chevalier Aklin. Vers mon château de feu je cours lentement, à perdre haleine ».

Antoine de Saint Exupéry, in Pilote de guerre

Le Château en 1900 et les enfants Saint Exupéry à Saint-Maurice-de-Rémens (source inconnue)

Né dans le terreau d’une haute noblesse terrienne en 1900 à Lyon, troisième enfant d’une famille de cinq, il perd son père à quatre ans et sera constamment élevé par sa mère, à laquelle il tiendra une abondante correspondance toute sa vie durant.

« […] Ma petite maman, […] ce qui m’a appris l’immensité, ce n’est pas la voie lactée, ni l’aviation, ni la mer, mais le second lit de votre chambre. C’était une chance merveilleuse d’être malade. On avait envie de l’être chacun à son tour. C’était un océan sans limite auquel la grippe donnait droit. Il y avait aussi une cheminée vivante. Ce qui m’a appris l’éternité, c’est Mlle Marguerite. Je ne suis pas bien sûr d’avoir vécu depuis l’enfance […] Ma mère, vous vous penchiez sur nous, sur ce départ d’anges et pour que le voyage soit paisible, pour que rien n’agitât nos rêves, vous effaciez du drap ce pli, cette ombre, cette houle… Car on apaise un lit comme d’un doigt divin la mer. Ensuite ce sont des traversées de la nuit moins protégées, l’avion… »

Antoine de Saint Exupéry, in Lettre à sa mère, Buenos Aires, 1930

Un autre élément est à puiser dans sa biographie : c’est la mort, à 18 ans, de son frère aîné François, des suites d’une infection rhumatismale aiguë. Saint Ex vécut puissamment les derniers instants de son frère. Il se sentit responsable, tributaire – au sens noble de ce mot – du patrimoine de cette vie. Le respect de chaque vie, la conduite de chaque destin lui devint impératif. Il se promit de raconter cette mort en osmose d’une autre manière, par la métaphore et la parabole de son art de pilote. « Vivre, c’est être responsable », dit-il.

Son essence aristocratique, qu’il ne revendique jamais comme un privilège de caste, mais comme un devoir de savoir-vivre, de savoir être, relève d’une noblesse de l’esprit, plus que d’une noblesse de robe. À ses yeux, elle doit le distinguer du monde « petit bourgeois », qu’il exécrera toute sa vie. De là vient aussi, sans doute, sa haine des bureaucraties, des machinismes de toutes sortes, des endoctrinements, de cette société du confort, dont il fuira sans cesse les pièges, avec la crainte chevillée au corps – très baudelairienne – de l’installation et du domicile, tout en flirtant avec les tentations mondaines des jeux de séduction et l’attraction du luxe.

« […] Vieux bureaucrate, mon camarade ici présent, nul jamais ne t’a fait évader et tu n’en es point responsable. Tu as construit ta paix à force d’aveugler de ciment, comme le font les termites, toutes les échappées vers la lumière. Tu t’es roulé en boule dans ta sécurité bourgeoise, tes routines, les rites étouffants de ta vie provinciale, tu as élevé cet humble rempart contre les vents et les marées et les étoiles. Tu ne veux point t’inquiéter des grands problèmes, tu as bien assez de mal à oublier ta condition d’homme. tu n’es point l’habitant d’une planète errante, tu ne te poses point de questions sans réponse : tu es un petit bourgeois de Toulouse. Nul ne t’a saisi par les épaules quand il était encore temps. Maintenant, la glaise dont tu es formé a séché, et s’est durcie, et nul en toi ne saurait désormais réveiller le musicien endormi, ou le poète, ou l’astronome qui peut-être t’habitaient d’abord […] Je suis un étranger. Je ne sais rien. Je n’entre pas dans leurs Empires. Dans quel mince décor se joue ce vaste jeu des haines, des amitiés, des joies humaines ! D’où les hommes tirent-ils ce goût d’éternité, hasardés comme ils sont sur une lave encore tiède, et déjà menacés par les sables futurs, menacés par les neiges ? Leurs civilisations ne sont que fragiles dorures : un volcan les efface , une mer nouvelle, un vent de sable. Cette ville semble reposer sur un vrai sol que l’on croit riche en profondeur comme une terre de Beauce. On oublie que la vie, ici comme ailleurs, est un luxe, et qu’il n’est nulle part de terre bien profonde sous le pas des hommes ».

Antoine de Saint Exupéry, in Terre des hommes

Les enfants Saint Exupéry. De gauche à droite: Marie-Madeleine, Gabrielle, François, Antoine & Simone

Le retour à l’enfance, comme à la vasque d’un paradis perdu, est une clef essentielle pour bien comprendre la pensée exupéryenne. Le parc du château des jeux d’enfance, c’est la clôture indispensable à l’édification du sentiment, le logos du rituel initiatique ; c’est le lieu où se dimensionnent les proportions d’une existence humaine, pas encore « souillée » par les contingences citoyennes, le contrat social, la compétition féroce. Sans cesse il faut y revenir : refonder l’essence de la lutte apaiser les égarements. Pour Saint Exupéry, ce domaine protégé – le jeu, la maison, le havre où vient se reposer le voyageur – rejoint toujours la figure maternelle.

« […] Il était, quelque part, un parc chargé de sapins noirs et de tilleuls, et une vieille maison que j’aimais. Peu importait qu’elle fût éloignée ou proche, qu’elle ne pût ni me réchauffer dans ma chair, ni m’abriter, réduite ici au rôle de songe : il suffisait qu’elle existât pour remplir ma nuit de sa présence. Je n’étais plus ce corps échoué sur une grève, je m’orientais, j’étais l’enfant de cette maison, plein du souvenir de ses odeurs, plein de la fraîcheur de ses vestibules, plein des voix qui l’avaient animée. Et jusqu’au chant des grenouilles dans les mares qui venaient ici me rejoindre. J’avais besoin de ces mille repères pour me reconnaître moi-même, pour découvrir de quelles absences était fait le goût de ce désert, pour trouver un sens à ce silence fait de mille silences, où les grenouilles mêmes se taisaient […]

Je revoyais les grandes armoires solennelles de la maison. Elles s’entrouvraient sur des piles de draps blancs comme neige. Elles s’entrouvraient sur des provisions glacées de neige. La vieille gouvernante trottait comme un rat de l’une à l’autre, toujours vérifiant, dépliant, repliant, recomptant le linge blanchi, s’écriant : « Ah, mon Dieu, quel malheur », à chaque signe d’une usure qui menaçait l’éternité de la maison, aussitôt courant se brûler les yeux sous quelque lampe, à réparer la trame de ces nappes d’autel, à ravauder ces voiles de trois-mâts, à servir je ne sais quoi de plus grand qu’elle, un Dieu ou un navire. Ah ! je te dois bien une page. Quand je rentrais de mes premiers voyages, Mademoiselle, je te retrouvais l’aiguille à la main, noyée jusqu’aux genoux dans tes surplis blancs, et chaque année un peu plus ridée, un peu plus blanchie, préparant toujours de tes mains ces draps sans plis pour nos sommeils, ces nappes sans coutures pour nos dîners, ces fêtes de cristaux et de lumière. Je te visitais dans ta lingerie, je m’asseyais en face de toi, je te racontais mes périls de mort pour t’émouvoir, pour t’ouvrir les yeux sur le monde, pour te corrompre. Je n’avais guère changé, disais-tu.

Enfant, je trouais déjà mes chemises – ah ! quel malheur ! – et je m’écorchais aux genoux ; puis je revenais à la maison pour me faire panser, comme ce soir. Mais non, mais non, Mademoiselle ! ce n’étais plus du fond du parc que je rentrais, mais du bout du monde, et je ramenais avec moi l’odeur âcre des solitudes, le tourbillon des vents de sable, les lunes éclatantes des tropiques ! Bien sûr, me disais-tu, les garçons courent, se rompent les os, et se croient très forts. Mais non, mais non, Mademoiselle, j’ai vu plus loin que ce parc ! Si tu savais comme ces ombrages sont peu de chose ! Qu’ils semblent bien perdus parmi les sables, les granits, les forêts vierges, les marais de la terre. Sais-tu seulement qu’il est des territoires où les hommes, s’ils vous rencontrent, épaulent aussitôt leur carabine ? Sais-tu même qu’il est des déserts où l’on dort, dans la nuit glacée, sans toit, Mademoiselle, sans lit, sans draps… Ah ! barbare, disais-tu. Je n’entamais pas mieux sa foi que je n’eusse entamé la foi d’une servante d’église. Et je plaignais son humble destinée qui la faisait aveugle et sourde… Mais cette nuit, dans le Sahara, nu entre le sable et les étoiles, je lui rendis justice… » 

Antoine de Saint Exupéry, in Terre des hommes

À partir de là, peu importe le lieu des ancrages. Que ce soit au sein d’un chœur de plain-chant à Solesmes, sur une base aérienne, auprès des camarades ou dans l’atelier de l’artisan, la quête d’une transcendance vers une essence spirituelle de l’homme passe par l’engagement. Il n’y a point d’enracinement perpétué par l’hérédité ou l’appartenance à une  classe sociale, mais une naissance à soi-même, au nom d’une conviction, d’une adhésion à des valeurs, justifiées et anoblies par l’action, comme cérémonial du droit d’appartenir à l’humanité.

« […] Je me suis battu pour préserver la qualité d’une lumière, bien plus encore que pour sauver la nourriture des corps. Je me suis battu pour le rayonnement particulier en quoi se transfigure le pain dans les maisons de chez moi.

Quel est l’élan d’amour qui paierait ma mort ?
On meurt pour une maison. Non pour des objets ou des murs.
On meurt pour une cathédrale. Non pour des pierres.
On meurt par amour de l’homme, s’il est clef de voûte d’une communauté.
On meurt pour cela seul dont on peut vivre ».

Antoine de Saint Exupéry, in Pilote de guerre

Henri Guillaumet (à gauche) et Antoine de Saint-Exupéry (à droite) à bord de l’hydravion Lieutenant de Vaisseau Paris à Biscarrosse.
Ils préparent ensemble le vol transatlantique du 7 juillet 1939 vers New York.

Aviateur et séducteur « volatile », Tonio (c’est son petit nom pour les intimes !) est aussi un amant volage. Après ses fiançailles avec Louise de Vilmorin – dont la rupture lui laissera un goût amer – sa hantise de se fixer le conduit à entretenir des relations faciles, des « passades », auxquelles il fait miroiter ses exploits d’aviateur. Dès qu’une de ses conquêtes fait mine de s’incruster, il trouve un prétexte pour s’enfuir, racontant tout à sa mère, dans une correspondance incessante. En octobre 1929, Saint Ex est à Buenos Aires où il a été nommé directeur de l’Aeropostal Argentina, mettant en place la ligne qui va relier l’Argentine à la Patagonie (Buenos Aires à Punta Arenas).

À la fin de l’été 1930, lors d’une réception à l’Alliance française de Buenos Aires, on lui présente Consuelo Suncin de Sandoval, jeune et virevoltante veuve de l’écrivain guatémaltèque Enrique Gomez Carrillo, ami de Maeterlinck, d’Annunzio, Picasso, Verlaine, après un premier mariage avec Ricardo Cardenas.

C’est un coup de foudre ! Maladroit, provocateur par timidité, Saint Exupéry se moque de sa petite taille et, pour se faire pardonner, lui propose sur le champ de faire un tour en avion avec lui. Profitant du vol et de l’angoisse de sa passagère, il menace de lâcher les commandes, si elle ne l’embrasse pas aussitôt…

Un mariage religieux consacre leur union le 12 avril 1931, à Agay, où réside le couple dans le château de Gabrielle d’Agay, la sœur d’Antoine, suivi d’une cérémonie à Nice, dix jours plus tard. La robe de mariée en dentelle noire ne plaît pas à la belle famille, qui prend ses distances avec Consuelo, ainsi que la mère de Saint Exupéry, qui sent son fils lui échapper.

Mariage de Antoine de Saint Exupéry et Consuélo Suncin sur la terrasse du château d’Agay, en 1931. (© coll. archives familiales)

Antoine et Consuelo de Saint Exupéry (source inconnue)

Le couple va connaître une idylle ardente et tumultueuse, traversée de crises tapageuses, où les portes claquent : les époux se séparent… pour mieux se retrouver ! Ils se trompent à tour de bras, chacun vivant à sa manière, mais se retrouvent, au moment où Antoine a besoin d’elle. Elle le protègera toujours, tel le grand enfant désorienté qu’il n’a jamais cessé d’être. En 1942, elle le rejoindra à New York, alors qu’Antoine a commencé à écrire et dessiner son Petit Prince. Muse et inspiratrice, il la confond souvent avec la rose de son livre, la célèbre, puis l’égratigne, dans un jeu de flamme et de glace, où ils se perdent tous les deux.

Antoine finira par se réfugier auprès de la journaliste Sylvia Hamilton, à qui il confiera le manuscrit du Petit Prince, avant de quitter New-York.

Quant à Consuelo, elle se console auprès de Denis de Rougemont, l’auteur de l’Amour et l’occident, qui sera pour un temps son chevalier servant et, dira la rumeur, le vrai auteur des Mémoires de la rose, la biographie de Consuelo, dans laquelle elle règlera un certains nombre de comptes avec sa belle famille et son défunt mari…

Amours tourmentées, orages et passion. En 1943, ayant déjà quitté les Etats-Unis pour rejoindre les Forces française libres en Afrique, Antoine n’avait-il pas écrit à sa muse « farouche et essentielle » : « Soyez ma protection. Faites-moi un manteau de votre amour »…

Mais la grande blessure, l’irréparable béance, dans la vie de Saint Exupéry, demeurera toujours la disparition de son père, alors qu’il n’avait pas 4 ans. Cette absence du père, cette vacance de figure paternelle, sera, certes, comblée par l’affection d’une mère attentive, la complicité malicieuse des nounous, les prévenances de sa grand-mère maternelle, au château de la Môle, près de Saint-Tropez, qui le dorlote jusqu’à l’âge de dix ans, ou encore de sa tante Marie de Fonscolombe, passablement désargentée, mais qui invite toute la famille dans son château de Saint Maurice de Rémens, dans l’Ain…

Saint Ex, longtemps, va rechercher une figure virile, capable d’orienter sa boussole, de lui indiquer un chemin.

Après quelques avatars littéraires, il va trouver ce père de substitution en la personne de Didier Daurat, le chef d’exploitation de la Compagnie Latécoère, auquel, plus tard, il donnera le nom hautement symbolique de Rivière dans son deuxième roman : Vol de nuit. Rivière : Celui qui « coule de source » ?

à gauche: Didier Daurat ; à droite: Pierre Fresnay et Georges Marchal incarnant Didier Daurat et Jean Mermoz
dans le film Au grand balcon de Henri Decoin, 1949

C’est, en effet, cet homme au caractère bien trempé, exigeant, cassant, intransigeant, ombrageux, qu’a choisi, dès octobre 1920 à Toulouse, Pierre-Georges Latécoère, pour recruter et diriger la jeune équipe de casse-cou, qui navigue, par le tramway, entre l’hôtel du Grand-Balcon – où les pilotes mènent joyeuse vie – et les terrains boueux des hangars de la Compagnie. Craint, mais respecté, Daurat instaure un cahier des charges et un règlement rigoureux, à base de ponctualité et d’ordre, ménageant aussi des primes à la rentabilité et des récompenses, pour ceux qui respectent l’horaire et ne « cassent » pas leur appareil… sinon leur pipe ! Chaque pilote, avant d’espérer voler et quels que soient ses titres de gloire, est affecté à la « corvée-mécano », les mains dans le cambouis. Inflexible, ayant l’œil à tout, renvoyant sans ménagement les récalcitrants, il n’hésitera pas à humilier Mermoz, alors qu’il venait d’effectuer pour lui une éblouissante démonstration aérienne : « Je n’ai pas besoin d’artistes de cirque mais de conducteurs d’autobus ».

Il va pourtant insuffler à son escadron l’« esprit de la ligne », qui fera la force de l’épopée aéropostale. Pour Saint Exupéry, il incarne le guide, le maître du « plan », qu’il aspire de rencontrer depuis longtemps. Mais plus encore : il a compris que ce que Daurat exige de ses hommes, les poussant parfois jusqu’à la limite de leurs forces, celui-ci sait se l’infliger d’abord à lui-même, devenant ainsi, non pas seulement l’autorité qui ordonne, mais celui qui, donnant l’exemple, éclaire la route. Mieux qu’un deus ex machina, Didier Daurat est ce veilleur qui, dans la nuit des doutes, ayant enfin accordé sa confiance, vous oblige à devenir sentinelle, à être responsable.

« […] Être homme, c’est être responsable. Et c’est ce sentiment de responsabilité de l’homme sur l’ensemble de la planète, dont il faut rendre compte de plus en plus ».

Antoine de Saint Exupéry, message enregistré sur disques pour Jean Renoir, 1941

Ainsi, comme dans le Compagnonnage, sont mises en évidence les valeurs d’effort, de courage, de volonté, d’abnégation, de chef-d’œuvre, dont l’œuvre entière de Saint Exupéry se fera le chantre, au prix de sérieuses dissonances avec le libéralisme de bon aloi, qui règne alors dans le monde des Lettres et de la pensée en France.

« […] Vous n’avez le droit d’éviter un effort qu’au nom d’un autre effort, car vous devez grandir ». 

Antoine de Saint Exupéry, in Citadelle

Saint Exupéry en 1938

Voler, c’est donner une trajectoire à sa vie, un sens à l’action, un itinéraire à l’imaginaire.

De même que la ligne – ou la rivière, le fleuve, la vie, et maintenant, nous le savons, les corps stellaires, la matière vivante – connaît un point d’élévation, un point d’épanouissement géographique, géométrique, puis une fin, l’ubac, la chute, de même que la phrase écrite ou prononcée connaît le même destin, la courbe du vol exprime ce cycle immuable.

Tour de contrôle, piste d’envol, décollage, ascension, vitesse de croisière, puis descente et atterrissage. La phrase musicale, elle aussi influe par cette courbe, et le rythme lui-même en est tributaire.

C’est pourquoi le vol, la trajectoire, dans le destin de sa courbe, appelle la musique et, par là, la quête de l’harmonie – ordo ab chao.

Dans un de ses traités mathématiques sur les Harmonices mundi, Johannes Kepler (1571-1630) compare les proportions vibratoires pythagoriciennes, faisant écho aux nombres qui régissent l’univers, au vol d’un oiseau.

Johannes Kepler, Tabulae Rudolphinae, frontispice (au centre) et détail (à droite), 1627
À gauche : A. de Saint Exupéry, l’astronome turc du Petit Prince © Succession Antoine de Saint-Exupéry

Pour Saint Exupéry cette même courbe prend la figure du destin, balançant entre les devoirs de la ligne et le trait de la plume, fixant, au risque de le figer, l’élan du vol.

Ce tracé en trois temps dans l’espace – naissance/envol – vie/vol – mort/atterrissage -, qu’on pourrait tout aussi bien accorder à la fusion sensuelle de l’amour (prélude, orgasme, « petite mort »), ou bien encore aux trois âges de la vie humaine (enfance, âge adulte, vieillesse) ou à celle des corps stellaires, trouve sa raison d’être comme véhicule des liens entre les hommes.

« […] Tu es nœud de relations et rien d’autre. Et tu existes par tes liens. Tes liens existent par toi. Le temple existe par chacune des pierres. Tu enlèves celle-ci : il s’éboule. Tu es d’un temple, d’un domaine, d’un empire. Et ils sont par toi ».

« […] On ne meurt point pour des moutons, ni pour des chèvres, ni pour des demeures, ni pour des montagnes…Mais on meurt pour sauver l’invisible nœud qui les noue et les change en domaine, en empire, en visage reconnaissable et familier ».

Antoine de Saint Exupéry, in Citadelle

Dans le sacerdoce de cette clôture librement consentie, où vivent et meurent ces pionniers de l’aviation, le sentiment suprême de la fraternité partagée, régénérée par le courage, peut contrebalancer l’individualisme de plus en plus forcené d’un siècle qui s’est dépris des vraies solidarités, au nom du bien-être matérialiste, du confort, sanctifiant l’ivresse du progrès , porté par les avancées industrielles et technologiques.

« […] La fraternité n’est point le droit au tutoiement ou à l’injure… Ta fraternité est récompense de ta hiérarchie et du temple que vous bâtissez l’un par l’autre ».

 Antoine de Saint Exupéry, in Citadelle

Pour Saint Ex, l’avion n’est pas seulement la consécration du vol, ni le fer de lance des prouesses de l’ingénierie moderne, mais d’abord la « navette » d’un métier à tisser qui relie les hommes à l’échelle de la planète, les rétablissant dans une vérité commune, une essence cosmique à l’échelle des étoiles.

[…] L’avion, ce n’est pas une fin, c’est un moyen. Ce n’est pas pour l’avion que l’on risque sa vie : ce n’est pas non plus pour sa charrue que le paysan laboure. Mais, par l’avion, on quitte les villes et leurs comptables, et l’on retrouve une vérité paysanne. On fait un travail d’homme et l’on connaît des soucis d’homme. On est en contact avec le vent, avec les étoiles, avec la nuit, avec le sable, avec la mer. On ruse avec les forces naturelles. On attend l’aube comme le jardinier attend le printemps. On attend l’escale comme une Terre promise, et l’on cherche sa vérité dans les étoiles. […] Nous voilà donc jugeant l’homme à l’échelle cosmique, l’observant à travers nos hublots, comme à travers des instruments d’étude. Nous voilà relisant notre histoire ».

Antoine de Saint Exupéry, in Terre des hommes 

Survolant les terres, annihilant les frontières, il entrevoit de plus en plus les enjeux terribles d’une planète en péril, livrée aux spéculateurs, aux fonctionnaires, aux bureaucrates, aux ambitions concentrationnaires. Il a fait de sa machine à écrire portative sa vraie patrie, de laquelle s’accumulent ses brouillons dactylographiés, sans cesse raturés, corrigés, dont il tente de démêler l’écheveau, entre chaque mission. Plus tard il confiera ses monologues à un dictaphone, énoncés entre deux bouffées de cigarette, l’une chassant l’autre, toujours suspendue à ses lèvres.

La vie, comme ces volutes de fumée, ne tient qu’à un fil.

Antoine de Saint-Exupéry à Cap Juby (Tarfaya) avec le colonel de la Pena, en 1928, © Succession Antoine de Saint Exupéry

À Cap Juby, dans le sud marocain, où il a été nommé chef d’escale sur la ligne Casablanca-Dakar, et où il est, contre son gré, rivé au sol, seul au milieu du désert avec un mécanicien, alors que ses nouveaux compagnons de route, l’archange Jean Mermoz, l’ami fidèle Henri Guillaumet, volent, eux, de leurs propres ailes, il apprend les vérités premières et essentielles des tribus hostiles qui l’entourent, des gazelles, du caméléon qu’il a apprivoisé.

« […] J’ai apprivoisé un caméléon. C’est mon rôle ici d’apprivoiser. Ça me va, c’est un joli mot. Et mon caméléon ressemble à un animal antédiluvien. Il ressemble au diplodocus. Il a des gestes d’une lenteur extraordinaire, des précautions presque humaines et s’abîme dans des réflexions interminables. Il reste des heures immobile. Il semble venir de la nuit des temps. Nous rêvons tous les deux le soir ».

Antoine de Saint Exupéry, in Lettres à sa mère, juillet 1927

Le voilà, désormais, à des années-lumière du bavardage des salons parisiens, où il excella, jadis, à séduire par son verbe mâtiné de certitudes livresques. Style de vie, conquête de l’attente et de la lenteur. Solitude et immensité. Discipline et rectitude. Il est maintenant prêt pour graver des empreintes sur la page blanche, comme ses pas dans les dunes du Sahara, même si la tempête, à tout instant, peut les effacer.

« […] Le désert n’est pas là où l’on croit. Le Sahara est plus vivant qu’une capitale et la ville la plus grouillante se vide si les pôles essentiels de la vie sont désaimantés ».

Antoine de Saint Exupéry, in Lettre à un otage

Ainsi va prendre corps son premier roman d’auteur : Courrier sud. L’épopée, l’aventure vont s’y proportionner à l’échelle de ce camp retranché -minuscule point sur la ligne, étape improbable et pourtant indispensable à sa survie -, pour mieux se redéployer dans les vertus cardinales de l’allégorie, au service d’une morale, d’une philosophie existentielle.

« […] Je n’ai point compris que l’on distingue les contraintes de la liberté. Plus je trace de routes, plus tu es libre de choisir. Or chaque route est une contrainte, car je l’ai flanquée d’une barrière. Mais qu’appelles-tu liberté, s’il n’est point de routes entre lesquelles il te soit possible de choisir ? Appelles-tu liberté le droit d’errer dans le vide ? En même temps qu’est fondée la contrainte d’une voie, c’est ta liberté qui s’augmente ».

Antoine de Saint Exupéry, in Citadelle

Dessin de Saint Exupéry pour Le Petit Prince
© Succession Antoine de Saint Exupéry

En mai 1943, dans le train d’Oran à Alger, Saint Exupéry rencontre une jeune femme de 23 ans, officier et ambulancière pour la Croix-Rouge, dont il s’éprend aussitôt. A cette femme mariée, qui résiste à ses avances, Saint Exupéry va adresser plusieurs lettres agrémentées de dessins, reprenant le personnage du Petit Prince.

Légende du dessin ci-dessus :
LE PETIT PRINCE : Et ce n’est pas très gentil de ne pas me téléphoner ou de ne pas venir me voir parce que, moi, je ne suis pas si oublieux et que je voudrais bien que…
L’OISEAU : Alors ta lettre, c’est fini ou non ! Il faut maintenant que je l’emporte…
LE PETIT PRINCE : Pardon ! J’écris à une amie qui m’a tout à fait oublié…

Tant parmi nous ont appris par cœur des citations de lui, qu’ils ont ensuite laissé mourir à la devanture des édifices et des écoles, abandonnées au bon vouloir d’artificiers d’officines. Tant ont goûté à la source du Petit Prince, sans jamais plus y retourner, tellement il pouvait paraître mièvre de boire à cette eau si pure. Tant ont voulu mettre Terre des hommes à la sauce humanitaire, qu’ils en ont occulté le sens profond.

« […] La fontaine, si elle a bien été chantée et bâtie dans ton cœur, te verse, une fois que te voilà marié au sable et prêt de te dévêtir de ton écorce, une eau tranquille qui n’est point des choses mais du sens des choses, et je saurai encore te tirer un sourire en te disant la douceur du chant des fontaines ».

Antoine de Saint Exupéry, in Citadelle

Il faut redécouvrir l’homme, son œuvre. La débarrasser de tous ces clichés qui l’ont déformée à force de vouloir la reproduire. Il faut prolonger en nous cette leçon de vie, qui n’impose rien, sinon une petite musique que connaissait si bien Mozart : celle de la fragile condition humaine aspirant à la grandeur.

« […] Il était né de ce couple-là une sorte de fruit doré. Il était né de ces lourdes hardes cette réussite de charme et de grâce. Je me penchai sur le front lisse, sur cette douce moue des lèvres et je me dis : voici un visage de musicien, voici Mozart enfant, voici une belle promesse de vie. Les petits princes des légendes n’étaient point différents de lui : protégé, entouré, cultivé, que ne saurait-il devenir ! Quand il naît par mutation dans les jardins une rose nouvelle, voilà tous les jardiniers qui s’émeuvent. On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise. Mais il n’est point de jardiniers pour les hommes […]

Ce qui me tourmente, ce n’est point cette misère, dans laquelle, après tout, on s’installe aussi bien que dans la paresse […] Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur. C’est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart, assassiné. […] Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer l’Homme ».

Antoine de Saint Exupéry, in Terre des hommes

Antoine de Saint Exupéry jouant du violon avec ses sœurs © Succession Antoine de Saint-Exupéry, 2011

« […] Faire don de la culture, c’est faire don de la soif. Le reste viendra de soi-même ».

Antoine de Saint Exupéry, in Citadelle

L’être humain – ce non-volant qui n’a de cesse de détacher la corde qui le relie à sa pesanteur – rêve à tire-d’aile de figures libres. Envol vers la lumière, remontée du fleuve vers sa source… L’être humain, locataire de son existence, est, dans le court passe-temps de sa vie, un passant fugace, un transitaire, un passager.

À l’aspiration d’échappée libre qui sans cesse le taraude, le cockpit pressurisé d’un avion de ligne est une maigre consolation, un sésame bien imparfait, pour le conduire vers une destination. Chaque passager de la vie a sa destination, ses conquêtes, son cap et sa bonne espérance.

« […] Conquérir c’est convertir. Contraindre c’est emprisonner. Si je te conquiers je délivre un homme. Si je te contrains je l’écrase. La conquête c’est en toi et à travers toi une construction de toi-même. La contrainte c’est le tas de pierres alignées et toutes semblables dont rien ne naîtra ».

Antoine de Saint Exupéry, in Citadelle

Peu, dans cette éternelle histoire, ont l’endurance et l’audace du pilotage.

Le mot « pilote », de l’italien piloto est probablement issu du grec byzantin pedotês, pedon, qui veut dire : gouvernail. Qu’est-ce qu’un gouvernail, sinon le moyen de « gouverner » sa vie ? Connaître pour seul soif de conquête l’empire que l’on peut avoir sur soi-même.

Voler est une affaire de dignité, une chevalerie, un cérémonial.

« […] Je ne connais rien au monde qui ne soit d’abord cérémonial. Car tu n’as rien à attendre d’une cathédrale sans architecture, d’une année sans fêtes, d’un visage sans proportions, d’une armée sans règlements, ni d’une patrie sans coutumes. Tu ne saurais quoi faire de tes matériaux en vrac ».

Antoine de Saint Exupéry, in Citadelle

« La ligne et le trait »: dans les airs ou sur le papier, à travers le plan du vol ou du roman, à l’aube du mythe ou dans la trajectoire des pionniers de l’aéropostale, c’est un même dessein qui habite la quête inlassable de l’Homme : tracer sa vie, aussi droite que possible, tel le funambule sur sa corde, tel aussi le patient jardinier au pied de sa treille… tel enfin l’architecte, dans l’équilibre de ses proportions, dans la logique de ses perspectives !

« […] La basilique la mieux jaillie, s’il n’est personne pour la considérer dans son ensemble, ni pour en goûter le silence, ni pour en faire la signification dans la méditation de son cœur, n’est plus que somme de pierres ».

Antoine de Saint Exupéry, in Citadelle

Antoine de Saint-Exupéry (à gauche) et Henri Guillaumet (à droite) en Argentine en 1930, devant le Latécoère 28

Henri Guillaumet (1902-1940), héros de l’Aéropostale – « le plus grand », dira de lui Didier Daurat – est un pilote qui a ouvert de multiples voies aériennes dans les Andes, vers l’Atlantique Sud et l’Atlantique Nord.

Il fut le grand ami de Saint-Exupéry, qui lui dédiera son livre Terre des hommes.

Il entre à la Compagnie Latécoère en 1925. Mais c’est le 13 juin 1930, alors qu’il survole la cordillère des Andes pour l’Aéropostale, que son héroïsme va devenir légendaire. Pris dans une tempête de neige, en plein hiver austral,son avion s’écrase à une altitude de 3250 m. Seul, sans moyens de survie, il marche cinq jours durant, motivé par l’idée que l’on puisse retrouver son corps, afin que sa femme puisse toucher la prime d’assurance à son décès. Lorsque Saint Exupéry parviendra miraculeusement à le retrouver, Guillaumet lui confiera : « Ce que j’ai fait, je te le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait ». Guillaumet sera abattu par erreur, ainsi que son collègue Marcel Reine, le 27 novembre 1940.

Comme Rivière/Daurat, dans Vol de nuit, cloué au sol, dans la base aérienne, mais contrôlant à distance la progression des appareils dans la nuit, il faut sauver la ligne, tâcher de GOUVERNER SA VIE !

C’est à cet empire que nous convie, plus que jamais, Saint Exupéry.

Né dans la clôture d’un jardin familial, porté vers un besoin de hauteur, apprivoisant une volonté pour en faire un métier, un artisanat, puis un sacerdoce, mettant sa vie en jeu pour que le jeu en vaille la chandelle, son vol inachevé nous rappelle sans cesse à notre devoir d’homme.

Lorsqu’il revenait sur terre, Antoine de Saint Exupéry empoignait son stylo plume pour raconter le vol et, au-delà du vol, la hauteur de l’homme, lorsqu’il renoue avec le ciel. Ses compagnons le savaient bien, qui lui laissèrent dire leurs heures de dureté, de déboires. Parmi eux, il y avait des pilotes plus aguerris, plus techniciens, plus « archanges » dans la virtuosité du pilotage, que ne l’était Saint Exupéry.

Mais tous ont payé de leurs vies cet engagement, et c’est la plume de l’écrivain qui a su leur donner les vrais ailes de la gloire, échappant ainsi à l’anecdote biographique des aventuriers ordinaires.

Il fallait une voix. Une voix qui témoignât de la noblesse de l’engagement, non pas seulement en termes d’exploits, mais dans l’esprit d’une vraie philosophie de l’action.

GOUVERNER SA VIE, ce n’est pas imposer ses vues, c’est avoir des vues qui s’imposent par elles-mêmes. Gouverner, ce n’est pas être le garant du règlement général ou de la voix la plus forte, c’est essayer de devenir une caisse de résonance de la musique qui résonne et se propage naturellement, par contagion de passion. Gouverner, c’est incarner un arc de but, c’est permettre à celui qui y aspire de trouver un sens à sa quête.

Gouverner sa vie, ce n’est pas laver son linge sale en famille, ni faire signer des déclarations dans le vent, ni ordonner le silence, c’est renouer à la bannière de ses convictions intimes, en tentant de les relier aux aspirations de tous. Gouverner, c’est savoir que le seul empire qu’il reste à l’homme à conquérir est celui qu’il peut avoir sur lui-même. Être, parmi tous, l’élu, ce n’est pas être le délégué syndical des revendications de chacun, ni le porte-parole des factions et des clans, ni le gardien du temple. C’est, au sens propre, être révéré, non pas comme le tenant du pouvoir, mais au contraire comme celui qui, s’étant extirpé des pouvoirs, donne chair et lumière par l’exemple de sa conduite.

« Quiconque accède à la contemplation se change en semence ». « Je me suis battu pour préserver la qualité d’une lumière, bien plus encore que pour sauver la nourriture des corps ».

Antoine de Saint Exupéry, in Pilote de guerre

Chacun d’entre nous a son courrier à livrer : travail routinier, moyen courrier, long courrier, peu importe !

LIVRER SON COURRIER, avec la foi du jardinier, l’audace du funambule, la rigueur de l’architecte, c’est sauver une LIGNE de conduite pour magnifier un TRAIT d’union, proportion au service de la seule ponctuation vraiment digne d’une nouvelle grammaire de la vie : créer de nouvelles syntaxes qui, au cœur du message transmis, relient les hommes entre eux. Ainsi la diversité peut-elle être source d’enrichissement :

« Dans ma civilisation, celui qui diffère de moi, loin de me léser, m’enrichit ».

 Antoine de Saint Exupéry, in Pilote de guerre

Ce qui vole en nous, c’est le désir de s’élever, de prendre de l’altitude sans jamais renoncer à l’empreinte du pèlerin sur le chemin quotidien, c’est maintenir un cap au cœur de toute navigation, de toute aventure humaine.

« Unifier, c’est nouer mieux les diversités particulières, non les effacer pour un ordre vain ».

 Antoine de Saint Exupéry, in Citadelle

Aujourd’hui, Saint Ex aurait 100 ans et l’on peut parier qu’il volerait encore, son éternelle clope au bout des lèvres. Au-dessus des nuages, rêvant à un monde meilleur, à une Citadelle, faite d’amour, de respect de l’autre et d’allégresse, il esquisserait un looping, dessinant un mouton dans le bleu du ciel, tout en faisant un pied de nez aux « messieurs cramoisis ». Puis, coupant le moteur de son avion, il flotterait dans l’air, indifférent aux fracas d’en-bas, porté par la musique d’une étoile, où rit encore, et pour toujours, un Petit Prince, déchiffreur d’énigmes et de rose.

« […] Il s’était, comme ce soir, senti solitaire, mais bien vite avait découvert la richesse d’une telle solitude. Le message de cette musique venait à lui, à lui seul parmi les médiocres, avec la douceur d’un secret. Ainsi le signe de l’étoile. On lui parlait, par-dessus tant d’épaules, un langage qu’il entendait seul […] Il leva les yeux sur les hommes. Il cherchait à reconnaître ceux d’entre eux qui promenaient à petits pas leur invention et leur amour, et il songeait à l’isolement des gardiens de phares ».

Antoine de Saint Exupéry, in Vol de nuit