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Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de l’univers
la plus dense, la plus utile et la moins apparente.
(Feuillets d’Hypnos, René Char)

Gioacchino Rossini : Malice & Suavité

le nonchalant frénétique, l’horloger du beau chant

par Patrick Crispini

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voir aussi : Rossini : sacrée musique !  – Dans les salons des Muses (Olympe Pélissier-Pauline Viardot)
voir aussi :  Rossini Archives  –  Rossini CD-DVD

L’horloger du beau chant

Que ne lui a-t-on reproché, à ce Signor Vacarmini, et combien nombreux sont ceux qui n’ont pas su lui pardonner ses divines facilités… Facilités ? Est-ce donc une faute que d’écrire comme on respire ? Aria ne vient-il pas d’air ?

Son manque d’innovation, son penchant pour les formes surannées ?

Mais Rossini n’a jamais fait brevet d’architecture. Ce qui l’occupe, lui, c’est l’ivresse toujours contrôlée du belcanto, les pirouettes virtuoses d’échafaudages vite démontés et remontés, le vernis de Stradivarius, un je-ne-sais-quoi de désinvolture et de légèreté qui est son secret de fabrication – made in Rossini – qu’on pourrait nommer le charme rossinien, mais qui dissimule un tour de main redoutablement précis et méticuleux.

« J’ai toujours été grand ami du naturel et de la spontanéité des situations qui constituent l’essence même de l’art » déclarera-t-il un jour.

Alors, trop de notes ? (n’est-ce pas Monsieur Mozart…) Sait-on seulement l’infini désarroi des compositeurs de ce XIXe siècle vocalisant à satiété, serviteurs de chanteurs tout puissants, cantatroces chics, ténors de choc, transformant l’ouvrage en tricot déformé ?

Le tailleur de Pesaro n’aime pas ce qui dépasse… la mesure ; il écrit donc tout – ornements, fioritures, stretti… – afin que ne soit chanté que ce qui est écrit.

Rossini n’est pas un romantique. Il est de l’Ancien Régime (si l’on ose dire, quand on pense au penchant pour les gourmandises de ce gastronome invétéré !). Sa vie n’a rien de sensationnel à mettre sous la dent des biographes.

Pas de Sturm und Drang dans cette existence d’apparente opulence, mais qui cache les sourdes angoisses d’un créateur timide et fragile, dont on ne compte plus les crises de dépression.

Cette fragilité – un segreto d’importanza – ne se retrouve-t-elle pas magnifiée dans le personnage de sa Cenerentola mâtine, sa frêle messagère, Cendrillon des « malices au pays de vermeil », dont la fée est remplacée par un philosophe mutin… et la pantoufle de vair par un bracelet, afin de ne pas contraindre la diva à exposer ses chevilles en public  !

Avec Rossini va commencer l’ère du compositeur, après le règne sans partage des divas toutes puissantes et la loi dictée par les loges de la bonne société aristocratique, vouée à sa propre représentation dans l’arène du théâtre à l’italienne, écoutant d’une oreille distraite les prouesses virtuoses des artistes sur la scène, allant et venant au milieu d’un air pour badiner, comploter, dîner, ou bissant le récital d’un ténor à la mode, interrompant le déroulement de l’opéra sans se soucier le moins du monde de la continuité dramatique.

Comme Haydn et tant de musiciens avant lui, Rossini dépend des caprices de son public. Profitant de sa notoriété (qui rapporte beaucoup d’argent aux directeurs de théâtre), tout en s’efforçant de le flatter, en restant fidèle aux turqueries à la mode, il impose peu à peu un nouveau respect de la partition, notamment auprès des chanteurs, pour lesquels il multiplie les acrobaties, afin de mieux contrôler les débordements.

Les règles du genre, les conventions respectées. C’est la beauté du chant qui les transcende. Pourquoi changer un savoir-faire qui a fait ses preuves, pour des réformes vaines ?

Il faut faire monter la sauce. Épicer et bien doser. Rien d’autre.

« Convention que l’opéra de bout en bout » confiera-t-il à Wagner lors de leur entretien rapporté par Edmond Mouchotte. Le secret, c’est la dynamique… avec un zeste d’humour pour emballer le tout.

Car il y a, chez Rossini, une mécanique irrépressible qui se refuse à l’alanguissement, à ce qu’on appellerait aujourd’hui : la prise de tête. L’énergie emporte tout, injectant ses petites décharges électriques au bon moment, ciselant les mélismes acrobatiques, surprenant par de subits trésors de séductions sensuelles, après avoir picoté l’auditeur somnolent par ses traits rapides et acérés.

Tenir le public éveillé, ne pas le lâcher – au prix d’un fortissimo subito, d’un coup de grosse caisse, d’où le sobriquet d’il Signor Vacarmini -, et maintenir les volutes de ses interprètes dans un corset épousant à la perfection la courbure des voix. Demeurer à chaque instant et pour toujours le maître du jeu, du laçage… celui qui lace… et qui délasse ! On ne dort pas chez Rossini : pas de langueurs ni de longueurs.

Le chant est athlétique, l’aria di sorbetto enlevé, la cabalette aérienne.

« La musique la plus physique que je connaisse » écrit Stendhal, lui aussi sous le charme des effetti complotés par cet horloger du désir.

N’eût été son penchant à ne pas décevoir et vouloir plaire à tout prix, Rossini eût pu voisiner Mozart : une musique à fleur de peau côtoyant une musique à fleur d’âme…

Gaspard-Félix Tournachon, dit Nadar (1820-1910), portrait de Rossini, vers 1856

Le cygne de Pesaro

Gioacchino Antonio Rossini (1792-1868) naît à Pesaro, dans les Marches, au bord de l’Adriatique, le 29 février 1792, fils de Giuseppe, fervent propagandiste des idées révolutionnaires, à ses heures tubatore (trompette de ville), habile corniste et inspecteur des boucheries, et d’Anna Guidarini, fille de boulanger et cantatrice d’occasion.

La carne (viande) et le bel canto (beau chant), la table et la voix : telles seront, sa vie durant, les deux grandes passions du musicien…

Ce sont les ardeurs républicaines de Vivazza et de ses amis (le surnom de Giuseppe Rossini à Pesaro, engagé dès 1797 dans la Légion lombarde, qui réclame le ralliement de Pesaro à la République cisalpine), qui vont entraîner son éviction de ses charges municipales et le conduire en prison, au moment où les troupes du pape reprennent la ville.

La famille doit fuir à Bologne où la mère de Gioacchino réussit à se faire engager comme chanteuse dans la troupe du théâtre. Ainsi le jeune Gioacchino va vivre toute son enfance dans les cintres du théâtre, suivant la troupe dans ses voyages.

N’ayant aucun goût pour l’étude, mais insolemment doué, il apprend les rudiments de la musique sur une épinette, puis le violon, dont à 9 ans il joue dans un petit orchestre, puis le chant. À 12 ans sa jolie voix est applaudie dans un opéra de Ferdinando Paër.

À quatorze ans il est admis au conservatoire, y pratique le cor, le violon et le violoncelle, et commence à gagner un peu d’argent comme répétiteur, chef des chœurs dans de petits théâtres de province, obligé de gagner sa vie et celle des siens.

Cette précocité le rendra toujours très vigilant sur les choses de l’argent : attentif à ses « droits d’auteur », surveillant de près les conditions d’exécution de ses ouvrages (ce qui était rare à l’époque !), il demeurera intraitable en affaire et redoutable dans l’établissement des contrats, malgré une apparente bonhomie dont il jouera toute sa vie avec malice !

S’étant lié d’amitié avec le couple Mombelli – lui est un chanteur en vogue à Bologne, compositeur et organiste à ses heures, son épouse a des prétentions littéraires – il profite de son intimité avec cette dernière pour lui demander un livret qu’il mettra en musique : ce sera Demetrio e Polibio, son premier opéra. Il a à peine 14 ans !

Dès lors il ne va plus plus s’arrêter de composer : six sonates pour cordes, messes, quatuors, une cantate pour voix et chœur, une symphonie, des variations instrumentales… bientôt un nouvel opéra La Cambiale di matrimonio pour le Teatro San Moisè de Venise, créé avec un succès prometteur pendant le carnaval de 1810.

Pour ce nonchalant boulimique, qui se dit (déjà !) paresseux, mais n’en mène pas moins une vie frénétique, le tourbillon infernal commence : il accumule opéra sur opéra, file d’une ville à l’autre, d’une conquête à l’autre – il est mignon, plaît aux femmes plus âgées que lui – enchaîne les commandes, ne dort que d’un œil, mange beaucoup, compose où il peut, sur un coin de table, dans une auberge, en voyage ou dans son lit, laissant entre les notes des taches de confiture et autres reliefs sur les feuillets de musique éparpillés, tout en séduisant les nouvelles prime donne afin de devenir leur impresario mentor et en faire des ambassadrices de sa musique.

À l’occasion il ne craint pas le scandale (une autre manière de faire parler de soi) : en 1811 son nouvel opéra L’Equivoco stravagante, où l’ambigüité des sexes se joue des codes, est jugé scabreux et censuré à Bologne.

Constance Mayer (1776-1821), portrait de Rossini (détail), Pesaro, Casa Rossini

En 1812, année de ses 20 ans, il va donner 5 nouveaux opéras : L’inganno felice, La Scala di seta et L’Occasione fa il ladro à Venise, Ciro in Babilonia à Ferrare, La Pietra del paragone, à la Scala de Milan. Un exploit difficilement égalable !

On admire sa verve, sa frénésie, sa jovialité, on goûte son humour enjoué. On répète ses bons mots. Sa jeune gloire commence : on parle de lui comme d’un nouvel astre de la musique.

L’année suivante il écrit Tancredi, son premier opera seria, genre noble par excellence, qui contient l’aria Di Tanti palpiti, que les italiens surnomment « l’air du risotto », en référence au numéro de haute voltige qu’accomplit le compositeur, fidèle à sa réputation déjà bien établie de gastronome. Adelaïde Malanotte, la maîtresse du directeur de La Fenice, interprète du rôle de Tancredi, n’avait pas aimé l’air initial écrit pour elle et en avait exigé un nouveau. «Vous l’aurez dans une heure », lui répondit Rossini, allant aussitôt s’attabler à l’auberge de la Fenice, commandant « son » risotto et profitant des 20 minutes d’attente pour écrire ce petit bijou immortel, remis ensuite « al dente » à la signora Malanotte !

Dès lors il enchaîne les triomphes. Adulé par le public, les chanteurs et les directeurs d’opéras, il est désormais fort bien payé, veille à ses intérêts… et rencontre à Naples la prima donna d’origine espagnole Isabella Colbran, qui le prend sous son aile et va le faire nommer, à 23 ans, directeur musical du Teatro San Carlo. Elle est plus âgée que lui, mène son monde à la baguette. Pour elle, il va écrire « sur mesure », faisant face stoïquement aux caprices de son épouse et aux crises qui, depuis toujours, secouent le petit monde de l’opéra napolitain.

Johann Baptist Reiter (1813-1890), portrait d’Isabella Colbran, 1835

Il n’a pas encore 24 ans quand est présenté à Rome, le 20 février 1816, ce qui reste aujourd’hui encore son œuvre la plus célèbre : Il Barbiere di Siviglia (Le Barbier de Séville).

Pour respecter le délai de 15 jours qui lui est imposé il n’hésite pas à réutiliser des pages entières de ses ouvrages précédents, camouflant habilement le « larcin » en modifiant ici et là le rythme ou le tempo, ailleurs transposant ou raccourcissant sans scrupule, allant même jusqu’à recopier intégralement l’ouverture d’Aureliano in Palmira, créé 3 ans plus tôt à Milan… elle-même réemployée pour Elisabetta, regina d’Inghilterra de 1815 à Naples, afin d’en faire celle du Barbier… qui paraît pourtant avoir été faite sur mesure pour lui ! Habileté, génie ? Ficelles du métier, sûrement, maîtrisées avec une virtuosité sans égale.

La première sera, pourtant, un des plus fameux fiasco de l’histoire de l’opéra ! Que s’est-il passé ? Des ombrageux, jaloux de son insolent succès, ont fomenté une cabale contre ce jeune Rossini, qui a eu le toupet de reprendre à son compte le sujet du Barbier de Séville déjà traité par Paesiello 34 ans plus tôt, alors que le vieux maître est encore vivant !

Pourtant Rossini a pris ses précautions : pour ne pas indisposer Paisiello et ses amis il a intitulé son nouvel opéra Almaviva ou l’inutile précaution. Mais rien ne se déroule comme prévu : Rossini a imprudemment autorisé le ténor Manuel Garcia, père de la Malibran, qui chante Almaviva, à interpréter un bis de sa composition au moment des vivats mais la sérénade est médiocre, la guitare dont s’est affublé le chanteur sonne faux et, pendant l’accord, une corde casse. Un peu plus tard l’interprète de Basilio se casse la figure au moment d’entrer en scène et chante son Air de la calomnie avec un mouchoir rouge de sang sur le nez ! Puis c’est l’arrivée sur scène, impromptue, d’un chat qui se balade entre les jambes des chanteurs… L’hilarité est complète dans la salle et les sifflets fusent…
Mais dès le lendemain le succès sera au rendez-vous et l’œuvre va faire le tour du monde !

Gioacchino Rossini (1792-1868), Barbier de Séville,
manuscrit de la partition originale (détail).

Désormais le succès de ses œuvres oblige le compositeur, contre son gré, à voyager beaucoup.

Son génie s’impose dans tous les genres de l’opéra, accumulant les succès jusqu’à l’âge de 37 ans : La gazzetta, Otello (1816), La Cenerentola, La gazza ladra, Armida, Adelaide di Borgogna (1817) Mosè in Egitto, Adina, Ricciardo e Zoraide (1818), Ermione, Eduardo e Cristina, La donna del lago, Bianca e Falliero (1819), Maometto II (1820), Matilde di Shabran (1821), Zelmira (1822), Semiramide (1823), Il viaggio a Reims (1825), Ivanhoé, Le Siège de Corinthe (1826) Moïse et Pharaon (1827), Le Comte Ory (1828), Guillaume Tell (1829)…

Sa vie avec la Colbran est devenue irrespirable. Séparés dès 1823, elle va renoncer à sa carrière et s’établir à Bologne pendant qu’il s’installe avec ravissement à Paris, fuyant les diatribes et les querelles qu’on ne cesse de lui faire en Italie, profitant de la protection du roi Charles X, pour le sacre duquel il va écrire le Voyage à Reims, créé au Théâtre des Italiens le 19 juin 1825, théâtre dont il a pris la direction.

Mais il attendra la disparition de la diva en 1845 pour officialiser son union avec celle qui est entrée dans sa vie et a commencé à s’occuper de ses affaires, la très convoitée Olympe Pélissier, courtisane avisée, qui tint un des salons les plus prisés du Tout-Paris, et qu’il épousera – à la barbe et au désespoir de beaucoup ! – le 16 août 1846.

Horace Vernet (1789-1863), Étude d’Olympe Pélissier pour Judith et Holopherne, 1830
© Boston, Fine Art Museum

Il est devenu riche, mondain, plus que jamais épicurien, toujours hypocondriaque et souvent cyclothymique.

À 37 ans sa santé n’est pas très bonne, il est très fatigué. Un infructueux séjour londonien, auquel s’ajoute le succès mitigé de son dernier opéra Guillaume Tell, mitonné à la manière du « grand opéra » pour séduire le public français, ont échaudé sa nature exaltée.

À cela s’ajoute que la révolution de 1830 lui a fait perdre la protection du roi.

Il décide, à la surprise générale, de prendre sa retraite et de vivre de ses rentes.

Après d’incessants voyages, 40 opéras composés en moins de 20 ans… vont succéder 40 années d’un silence volontaire – et relatif ! – pendant lesquelles il n’en continuera pas moins à composer jusqu’à la fin de son existence – « pour son seul plaisir » – au gré des inspirations domestiques, comme en témoignent les quelque 200 pièces regroupées sous le titre Péchés de ma vieillesse, aux titres plus qu’évocateurs : Hachis romantique, Petite Valse à l’huile de ricin, Étude asthmatique, Tarentelle pur sang… qui annoncent, dans leur candeur ascétique et minimaliste le registre miniaturiste où s’illustrera un Erik Satie quelques années plus tard !

De partout on va lui reprocher cette « désertion » : lâche, paresseux, redoutant la remise en question et l’échec, préférant son confort au risque de l’art, doué, certes, mais sans vrai génie… ce sont à peu-près les termes employés par les chroniqueurs dans les gazettes de l’époque. Les déçus demeureront inconsolables, les autres seront ravis qu’un artiste si encombrant laisse enfin une place à ses concurrents et successeurs.

Lui seul sait les vraies raisons de sa « révérence » : sa santé l’oblige à des soins constants, il ne veut pas se répéter, il a l’impression d’avoir tout dit, étant un continuateur des formes classiques plutôt qu’un innovateur toujours à la recherche de nouveauté.

Tout cela ne l’intéresse pas, il a fait son travail… et quel travail ! Lui, l’enfant prodige trop tôt privé d’enfance, il ne peut pas oublier toutes ces années où il lui fallut donner le change, gagner de l’argent pour toute la famille en travaillant d’arrache-pied, jouer le rôle de l’impresario intraitable pour dompter des chanteurs qui n’en font qu’à leur tête, devenir un forçat du papier musique capable de livrer, tout en faisant mine de se jouer, des opéras entiers en moins de 2 semaines. Il n’oublie pas non plus les tournées épuisantes, les cadences aléatoires dans les théâtres mal équipés, et toutes ces courbettes qu’il a fallu faire pour que le fils de boucher musicien qu’il était puisse devenir un artiste unanimement respecté.

Il a été blessé par l’accueil très tiède du public pour son dernier opéra. Sa sève créatrice se serait-elle tarie ? Affronter un échec lui serait insupportable.

Ce qu’il veut maintenant : du calme, du plaisir et jouir des fruits de son labeur.

S’arrêter en pleine gloire, quitte à se momifier soi-même : après tout voilà une situation qui ne manque pas de piquant, surtout quand on n’est pas dépourvu d’humour et d’appétit !

À sa demande on va donc s’efforcer de parler le moins possible de musique devant lui, mais plutôt des menus plaisirs et des histoires d’alcôves qui circulent dans Paris.

Pour qui l’interroge il affirmera plus tard : « Ne savez-vous pas que je suis un grand paresseux (infingardo) ! J’écrivais, quand les mélodies venaient me chercher ; mais quand je vis qu’il fallait que ce fût moi qui allasse les chercher, en bon fainéant (scansafatiche), je renonçai au voyage et ne voulus plus écrire » (à Andrea Maffei).

Gioachino Rossini, caricature d’Étienne Carjat dans Diogène n°20, 21 décembre 1856. Gravure sur bois par Alexandre Pothey (1820-1897).

Il tedeschino (le petit allemand), comme on le surnomme depuis toujours en Italie pour son culte de Mozart ou Haydn, décide de retourner à Bologne où il pense couler des jours tranquilles, mais les émeutes de 1847, qui annoncent les guerres d’indépendance du Risorgimento, perturbent sa quiétude.

Encore marqué par le souvenir des exils de son enfance, dont les sympathies révolutionnaires de son père avaient été la cause, il ne peut cacher son aversion pour les insurrections populaires, ce qui ne va pas manquer de le rendre suspect aux yeux de ses compatriotes.

Il se réfugie à Florence, mais ressent une nostalgie pour la vie parisienne, qu’il va retrouver en 1855 en se réinstallant définitivement dans la capitale française, partageant son existence entre l’appartement de la Chaussée-d’Antin et sa villa de Passy, où sera créée la fameuse Petite Messe Solennelle.

Il y reprend ses habitudes de fin gastronome : sa cave est légendaire, il a sa table attitrée à La Tour d’Argent, chez Bofinger, à la Maison dorée, dont le chef, Casimir Moisson, l’honore d’une création inspirée par le maestro, le fameux tournedos Rossini.

Étienne Carjat (1828-1906), portrait-charge de Rossini, compositeur en cuisinier, 1858 © Musée du Louvre
avec ce quatrain signé Méry :
« Oui, Rossini, Raphaël et Virgile / Sont un soleil qui sont trois noms à lui
Et ces trois fils de la même presqu’île ! / font croire à Dieu, quand on doute de lui ».

Antonin Carême, « le roi des chefs et le chef des rois », s’inspirera de ses « macaronis cuits dans un bouillon de perdreau »… Scrupuleux dans ses recettes gustatives, comme il l’a toujours été dans son écriture musicale, il s’efforce de ravir ses hôtes par des associations de saveurs insolites – le foie gras et la truffe s’y exaltent en bonne place – et prend un malin plaisir à damer le pion aux grands cuisiniers de son temps en rédigeant son propre Livre de cuisine…

On lui prêtera cette formule révélatrice : « Ce que l’amour est au cœur, l’appétit est à l’estomac. L’estomac est le maître de musique qui freine ou éperonne le grand orchestre des passions ; […] Manger et aimer, chanter et digérer sont les 4 actes de l’opéra bouffe qui a pour titre la vie […] Celui qui la laisse s’enfuir sans en profiter n’est qu’un fou ».

Avec Olympe, il s’efforce d’accueillir dans leur salon finement décoré la fine fleur de l’élite parisienne et des hôtes de passages.

En mars 1860, après s’être longtemps fait prié et sans enthousiasme, il finit par recevoir ce Signor Wagner, dont tout le monde lui parle, qui se trouve à Paris dans l’effervescence des représentations houleuses de son Tannhaüser à l’Opéra. Après les hommages d’usage, Wagner tente de convaincre son aîné des vertus de la musique d’avenir (mérites qui glisseront sur les plumes aguerries du cygne de Pesaro comme autant de coups d’épée dans l’eau !), mais dont Charles Baudelaire, lui, va se faire l’évangéliste le plus inconditionnel.

WagnerRossini : inconciliables, rigoureusement incompatibles ! 

Lire : Edmond Mouchotte, Visite de Wagner à Rossini, Paris 1860
Lire : RICHARD WAGNER. Un souvenir sur Rossini, 1869 (Extrait des œuvres en prose, tome IX, traduit par M. J.-G.Prod’homme)

D’une part, voici le fougueux compositeur allemand, fasciné dès l’enfance par les drames de Shakespeare, les légendes germaniques et la philosophie anarchiste, révolutionnaire à l’occasion au côté de Bakounine lors de l’insurrection de Dresde de 1849, fuyant épouse, maîtresses et créanciers, en proie aux cabales du tout-puissant Jockey-club à l’Opéra, prônant avec véhémence la suprématie de l’action dramatique sur le chant et l’abrogation des codes désuets de l’opera seria.

D’autre part, ecco il maestro incontesté de l’opéra italien, bourgeois patibulaire et ironique, pompeusement installé dans un confort qu’il chérit par-dessus tout, dans l’exécration des révoltes d’où qu’elles viennent, défenseur inaltérable de la suprématie de la mélodie, des artifices et délices du beau chant…

D’un côté le divertissement esthétique, l’art souverain du chant ; de l’autre les abîmes psychanalytiques de l’« œuvre d’art totale » (Gesamtkunstwerk) : comment réconcilier ces deux-là ?

Prima le parole dopo la musica : c’est un peu de la vieille Querelle des Bouffons qui ressurgit en plein milieu du XIXe siècle !

La rencontre, qui sera relatée plus tard par le belge Edmond Mouchotte dans sa Visite de R. Wagner à Rossini, restera sans lendemain.

D’autant que l’italien s’est fait un malin plaisir de laisser circuler l’anecdote suivante : déchiffrant au piano la partition de Tannhäuser, Rossini n’en tire que des sons cacophoniques. À son élève qui lui fait remarquer que la partition est à l’envers, il réplique : « J’ai essayé dans l’autre sens : c’est encore pire ! »

Rossini retournera à ses fourneaux, Richard Wagner à la forge schopenhauerienne, d’où va naître bientôt, grâce à l’onction et le financement du jeune nouveau roi de Bavière, à Bayreuth le temple dont il rêve depuis toujours pour ses actions scéniques.

Wagner et Rossini réconciliés… dans la presse !
Caricatures d’André Gill (1840-1885) à propos de leurs musiques jugées tonitruantes…
À gauche, Wagner, in L’Eclipse n°65, 18 avril 1869. À droite, Rossini, in La Lune, 27 juin 1867,

avec une dédicace de Rossini au directeur de L’Eclipse :
« Monsieur F. Polo, J’adhère avec plaisir à la publication de ma caricature
dans votre journal heureux de voir que le singe de Pesaro n’est point oublié.
G. Rossini. Passy 27 juin 1867 ».

Désormais le maestro soigne sa délicate santé et s’occupe des fructueux bénéfices de ses droits d’auteur. Il prend plaisir à simuler cette paresse qu’on lui reproche, derrière laquelle toujours il s’est réfugié, préférant laisser croire à ses divines facilités.

Bien que très entouré, il s’est isolé dans son bel hôtel particulier, drapé d’une gloire incontestée, insensible à l’absence de plus en plus patente de ses ouvrages au répertoire des théâtres. À l’heure du drame lyrique, une nouvelle génération a pris le relais, qui ne se reconnaît plus dans ces musiques « surchargées de vocalises, dépourvues d’intérêt dramatique », comme on peut le lire dans certaines chroniques de l’époque.

Seuls ses Opere buffe – un quart de sa production totale –semblent continuer à plaire…

Il fait mine de ne pas s’en apercevoir, se préoccupe d’une école de chant français, entretient sa réputation d’épicurien à toute épreuve, continue à recevoir le beau monde lors de ses fameux dîners, accepte d’écrire quelques pièces de circonstances, dont un Hymne à Napoléon III, commandé pour la distribution solennelle des récompenses à l’Exposition universelle de 1867 au Palais de l’Industrie. Les coups de canon du finale, les cloches, les chants militaires généreusement déployés par Rossini ne manquent pas de réactiver une avalanche de caricatures, qui reprennent en chœur les allusions à la musique tapageuse de celui que la presse et ses détracteur ont affublé des sobriquets d’il Signor Vacarmini… ou Tambourossini !

Charles Gilbert Martin (1839-1905), caricature de Rossini pour Le Philosophe, 1867 avec un texte autographe de Rossini lui-même : « Monsieur Charles-Gilbert Martin, Je vous autorise de publier dans le journal du Philosophe ma caricature charmé d’y voir reproduire les traits du vieillard de Pesaro, que vous saurez embellir d’oripeaux fantastiques, n’est-ce-pas ? pour adoucir du temps l’irréparable outrage »

Hippolyte Mailly  (1829-1888). lithographie
Éditeur Lith. Destouches, Paris © BNF Paris

Rossini régale… et se régale. Mais sa santé, toujours très fragile, décline : arythmies, rhumes, bronchites, toux incessantes, ictus, problèmes urinaires… tout cela aggravé par un cancer du côlon et ce catarrhe chronique dont il souffre depuis plusieurs années, qui finira par l’emporter un vendredi 13 de novembre 1868, lui qui naquit un 29 février et se préparait à fêter l’anniversaire de ses 19 ans !

Sa dépouille est inhumée au cimetière du Père-Lachaise, puis sera transférée en grande pompe en 1887, dans la basilique de Santa Croce à Florence, où il repose désormais.

Gustave Doré (1832-1883), Rossini sur son lit de mort, 1868

Olympe, qui toujours l’avait patiemment entouré de ses soins et n’avait jamais manqué de le protéger des intrus, lui survivra 10 ans. Elle disparaît le 22 mars 1878, laissant derrière elle les lointains souvenirs de la belle courtisane et femme d’affaire ambitieuse qu’elle fut, prêtant à taux d’usurier des sommes considérables aux plus beaux esprits de Paris. Balzac, parmi tous ses amants, ne lui avait-il pas fait – avec insistance – une demande en mariage restée célèbre ? Mais c’est Rossini qu’elle avait suivi, reconnaissant en lui quelque chose de protecteur, de bon enfant… et un bon sens dans les affaires qui n’était pas pour lui déplaire.

Aujourd’hui l’avenir de l’œuvre rossinienne, c’est surtout à Pesaro, cité de sa naissance sur l’Adriatique, qu’il se joue.
La Fondazione Rossini, outre un festival renommé, travaille à restituer l’ensemble de son œuvre en publiant régulièrement des éditions revisitées qui font référence dans l’étude et la restitution des partitions de Rossini.

Sa musique n’a pas pris une ride : plus que jamais ses opéras sont donnés partout dans le monde, son interprétation sans cesse réévaluée à la lumière des manuscrits et nouvelles connaissances musicologiques, et de nombreux chanteurs fondent le succès de leur carrière sur la carte de visite que représentent ces vocalises ineffables et intemporelles… confirmant ainsi l’augure de Stendhal dans sa Vie de Rossini :

« La gloire de cet homme ne connaît d’autres bornes que celles de la civilisation… »

Lithographie coloriée d’Hippolyte Mailly (1829-1863), caricature évoquant l’Hymne à Napoléon III ,
l’une des dernières œuvres de Rossini, qui lui fut commandée pour la distribution solennelle
des récompenses à l’Exposition universelle de 1867.
Accompagné d’un texte autographe de Rossini lui-même :
« Monsieur Vuillaume, Dantan fit jadis la caricature du compositeur pesarese.
Aujourd’hui devenu pianiste de la quatrième classe il ne s’oppose pas à ce qu’elle soit publiée dans votre journal.
G. Rossini. Passy 28 juin 1967 ».

Péchés de ma vieillesse

« J’étais né pour l’Opera buffa, tu le sais bien, toi !
Peu de science, un peu de cœur, tout est là, sois donc béni et accorde-moi ton paradis ».
Gioacchino Rossini

Dès son installation définitive à Paris en 1855 Rossini reprend sa vie mondaine et redevient une attraction de la vie parisienne. Le compositeur reçoit désormais dans son salon de la Chaussée d’Antin ou dans la villa de Passy.

Ses samedis musicaux sont très prisés et les dîners, au cours desquels il fait déguster ses dernières trouvailles gastronomiques, connaissent un succès grandissant. Il est devenu un « italien à Paris », qui ne séduit plus seulement par sa bonne humeur et son sens inné de la mélodie, mais par un savoir vivre raffiné qui impressionne. Il profite de ces soirées pour faire entendre à ses convives quelques entremets musicaux, « pièces montées », comme il les nomme lui-même, dont l’inspiration est presque toujours au diapason du mode humoristique et parodique.

De 1857 à sa mort, malgré son désir plusieurs fois réaffirmé de ne plus écrire de musique, il ne va pas cesser de taquiner la muse en se distrayant de son quotidien par l’écriture matinale de multiples piécettes, aux titres plus qu’évocateurs : Chœur de chasseurs démocrates, pour voix d’hommes, 7 tam-tams et 2 tambourins, L’amour à Pékin, petite mélodie sur la gamme chinoise, plusieurs préludes hygiéniques, convulsif, inoffensif, prétentieux, blagueur ou soi-disant dramatique, une Valse torturée, une Fausse couche de polka mazurka, une Tarentelle pur-sang, un Spécimen de l’avenir, une Ritournelle gothique, un Petit train de plaisir... ou encore des Gargouillements pour la voix

Bien avant les « pièces froides » d’un Erik Satie, au moment où Jacques Offenbach (qui l’admire !) triomphe, Rossini mène la danse à sa façon : dans le tourbillon frivole du Second Empire ce faux paresseux peut enfin s’offrir le seul luxe qui lui a toujours manqué : le temps de vivre.

Donc il s’amuse, mais il n’en reste pas moins maître d’une habilité redoutable : nombres de ces « péchés » nécessitent une grande virtuosité de la part des interprètes.

Nappés d’exotisme, d’incongruité, souvent d’une douce poésie mélancolique, les Péchés de ma vieillesse, pages instrumentales (essentiellement pour piano) et vocales, constituent un témoignage exceptionnel d’un esprit demeuré vif et libre. Pastiches ironiques, satires ou portraits caricaturés portent la marque indélébile de l’auteur du Barbier, son sens inné de la mélodie et du raffinement.

Gioacchino Rossini, Album pour les Enfants Dégourdis, in Péchés de ma vieillesse, manuscrit autographe

Petite Messe Solennelle

La Petite Messe Solennelle, écrite en 1863, fut exécutée pour la première fois le 14 mars 1864 dans la chapelle de l’hôtel particulier de la Comtesse Louise Pillet-Will de la rue Moncey à Paris.

Albert Lavignac, auteur du Voyage artistique à Bayreuth – où il est écrit que l’« on va à Bayreuth comme on veut, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, en chemin de fer, et le vrai pèlerin devrait y aller à genoux » -, tient la partie de l’harmonium, en présence de Meyerbeer et Ambroise Thomas notamment.

Rossini fuyant comme la peste le style pompeux habituellement dévolu à la religiosité – à cet égard la juxtaposition des mots petite et solennelle dans le titre de la pièce est un clin d’œil révélateur ! – on comprend mieux la présence, essentielle, de l’harmonium, surtout si l’on sait que le compositeur avait songé d’abord à un accordéon (on le dissuada d’introduire cet instrument « trop populaire » dans le cadre d’une messe)…

Mieux qu’une concession aux contraintes du salon, où l’œuvre fut créée, les couleurs de l’harmonium, conjuguées à celle du pianoforte, apportent un je-ne-sais-quoi de « petite chapelle » et d’humilité bien dans l’état d’esprit du dernier Rossini, largement rassasié par ses succès passés.

« Il n’y a pas de grandes pompes dans ma Messe, mais qu’une petite pompe,
celle de l’harmonium…. et pourquoi pas ? »

Le Rossini des opéras n’est évidemment pas absent de cette composition, « le dernier péché mortel de ma vieillesse », comme il l’écrit lui-même sur la page de garde du manuscrit de l’ouvrage :

« Petite messe solennelle à quatre parties, avec accompagnement de 2 pianos et harmonium composée pour ma villégiature de Passy. Douze chanteurs des trois sexes, hommes, femmes et castrats seront suffisants pour son exécution, savoir huit pour les chœurs, quatre pour les solos, total douze chérubins.

Bon Dieu, pardonne-moi le rapprochement suivant. Douze aussi sont les apôtres dans le célèbre coup de mâchoire peint à fresque par Léonard, dit la Cène, qui le croirait.

Il y a parmi tes disciples de ceux qui prennent des fausses notes !

Seigneur, rassure-Toi, j’affirme qu’il n’y aura pas de Judas à mon déjeuner et que les miens chanteront juste et con amore tes louanges et cette petite composition qui est hélas le dernier péché mortel de ma vieillesse, G. Rossini, Passy, 1863 ».

Contrepoint à l’ancienne manière, selon Palestrina, fugues mobiles et endiablées, hommage respectueux à l’émotion naïve des cantiques, subtile virtuosité des parties solistiques, la Petite Messe ne fait pourtant aucune concession à la facilité.

Le caractère intimiste impose un effectif réduit, mais suffisamment étoffé sur le plan des voix, avec un quatuor de solistes intégré à l’ensemble, traduisant l’ultime et malicieuse interrogation que note Rossini dans sa dédicace au Créateur :

« Bon Dieu. La voilà terminée cette pauvre petite messe. Est-ce bien de la musique sacrée que je viens de faire ou de la sacrée musique ? J’étais né pour l’Opera buffa, tu le sais bien ! Peu de science, un peu de cœur, tout est là. Sois donc béni et accorde moi le Paradis ».

On retrouve à chaque instant la « patte » rossinienne : carrures harmoniques en escalier, reproduites d’une manière volontairement mécanique, élégance naturelle de la ligne mélodique et, bien sûr, une pointe d’humour, le zeste d’ironie saupoudré avec parcimonie. Voir, par exemple, le rythme chaloupé – un peu tango – du crucifixus, si éloigné des climats ténébreux traditionnellement associés à l’épisode dramatique du credo, et pourtant tellement émouvant…

Rangée dans un placard et oubliée pendant un temps la Petite Messe connaîtra pourtant une résurrection triomphale.

Son charme particulier et nostalgique va très vite conquérir les mélomanes et le succès de la version originale – généralement préférée à l’orchestration étoffée qu’en esquissa le compositeur en 1867, peu de temps avant sa mort, « pour ne pas laisser à d’autres le soin de le faire » – ne s’est plus jamais démenti. Il suffit de considérer le nombre impressionnant de versions enregistrées sur disque et les fréquentes exécutions de cette œuvre dans le monde entier.

Eugène Delacroix (1798-1863), Rossini soutenant à lui seul tout l’opéra italien, gravure, in Miroir des spectacles, des lettres, des mœurs et des arts du 13 août 1821. On voit Rossini soutenant trois chanteurs de ses opéras au Théâtre-Italien de Paris : le ténor espagnol Manuel García, créateur du rôle d’Otello, père de La Malibran et de Pauline Viardot, la Pasta (Desdemona) et, à droite, Pellegrini qui chanta le rôle de Figaro du Barbier de Séville. Ci-dessous : dessin préparatoire de Delacroix.

Au moment où cette planche fut publiée, en 1821, quarante-cinq des quatre-vingt-une représentations données au Théâtre-Italien à Paris cette année-là furent consacrées aux opéras de Rossini, ce qui montre le succès grandissant du compositeur italien, alors à son apogée, sur les scènes européennes, dominant de sa suprématie les autres compositeurs de son époque. On comprend mieux, dès lors, le dessin de Delacroix… et les acrimonies d’un certain nombre d’entre eux.

Pour conclure, laissons le dernier mot au poète et fin critique qu’était Théophile Gautier , qui note dans La Presse du 8 novembre 1852 :

« Rossini, et c’est là ce que lui donne une si haute place dans l’art, est une nature abondante, facile et simple, malgré tout son esprit. Il a le don ; la mélodie sort de ses lèvres comme la respiration ; nulle fatigue, nul effort ; il arrive à l’inspiration de plain-pied, et n’a pas besoin de s’entraîner par un régime préparatoire pour fournir sa carrière lyrique. Comme les chevaux d’Homère, il atteint en trois bonds les bornes de l’univers, et cela sans écume à ses flancs, sans souffle haletant dans ses narines, tout bonnement parce qu’il est de la race divine. Il possède une de ces prodigieuses organisations italiennes pour qui le travail n’est qu’un jeu, et qui produisent les chefs-d’œuvre à la toise avec une merveilleuse facilité, comme Titien, Tintoret, Paul Véronèse, et tant d’autres noms qui formeraient une litanie interminable. Il ne réfléchit pas plus pour faire un opéra qu’un oranger pour arrondir et dorer une orange ; seulement, il y met moins de temps, c’est son fruit naturel. Le travail, si travail il y a, s’accomplit mystérieusement et rapidement en lui sans qu’il en ait conscience ».