MON VALAIS DE CŒUR
Des souvenirs… … parmi beaucoup d’autres…
III. LES TEMPS D’ART
par Patrick Crispini
J’avais donc ces liens admirables avec le Valais, mais je ne m’y étais encore jamais produit en tant qu’artiste. Mon activité se déroulait à l’étranger et l’on n’en parlait guère avec mes amis valaisans. Je ne m’en offusquais pas : au contraire, il me paraissait presque souhaitable que ces deux mondes de ma vie ne se se fréquentassent point. Mais les choses changèrent un peu lorsqu’en mai 1998 un concert de la Petite Messe Solennelle de Rossini [écouter] put être organisé dans la Cathédrale de Sion (voir les articles de presse). Le succès de l’opération remonta aux oreilles de mon ami avocat Jacques-Louis Ribordy, avec lequel j’entretenais depuis quelques temps déjà des contacts fructueux où la musique et la peinture tenaient une place essentielle. Au même moment, Jacques Germanier, une autre connaissance, mais dans le domaine du vin cette fois, avait pris langue avec moi, souhaitant organiser des soirées artistiques au Relais du Valais à Vétroz, dont il était devenu le propriétaire. Ce brillant œnologue, redoutable homme d’affaires qui avait fondé les Caves du Tunnel à Conthey et possédait des vignes en Afrique du Sud, souhaitait que je lui concocte des « événementiels » (comme on disait dans son univers commercial).
Et cela d’autant plus que, pensant m’installer en Valais, je venais de lui confier « en attendant » – et en dépôt – mon piano demi-queue de concert. Après m’avoir accompagné pendant mes études à Genève, puis à Venise, celui-ci s’était donc retrouvé à Vétroz dans la salle des Combles, bel espace à la charpente splendidement chevillée et aux vénérables murs en pierres sèches. J’avoue que je n’étais qu’à moitié rassuré de l’abandonner dans ce lieu propice aux rencontres bien arrosées de la vinothèque et aux bombances des repas de mariages qu’on y organisait…
Jacques-Louis Ribordy venait alors de mener à son terme la restauration d’un vieux bâtiment – La Vidondée –qu’il avait offert à sa commune de Riddes – et dont il souhaitait faire un lieu d’expositions et de manifestations culturelles. Cet homme d’art et de culture, en vrai gentleman qu’il était, avait mis beaucoup de ses deniers personnels pour obtenir le meilleur afin d’embellir ce futur espace de rencontres : architecture respectueuse du cadre ancien mais discrètement contemporaine, restructuration des espaces mis en valeurs par des matériaux de grande qualité… Rien n’avait été laissé au hasard et c’est pourquoi il s’était adressé à moi pour le conseiller sur l’achat d’un piano de concert Steinway dont il souhaitait doter la salle. C’est à ce moment que nous envisageâmes de mettre en place une vraie saison artistique où se côtoieraient concerts, expositions, récitals… tout cela manifestant une certaine ligne artistique, un style propre à ce nouveau lieu. Pour des raisons pratiques, je proposais d’y associer le Relais du Valais et de faire d’une pierre deux coups ! Faisant appel à mon réseau d’artistes et à des forces vives valaisannes, nous montâmes rapidement une première saison. Je la voyais comme une sorte d’étendard culturel dans le paysage ambiant. C’est ainsi que naquirent… LES TEMPS D’ART !
De ces TEMPS D’ART, de beaux souvenirs affleurent : le récital DE RIMES ET SANS RAISON que nous proposâmes avec mon camarade Boris Perzoff, comédien à ses heures, complice de Pierre Brasseur et qui tint longtemps un restaurant rue Saint-Jacques à Paris où l’on venait dire de la poésie, qui décontenança plus d’un spectateur lorsque Boris entama la partie coquinement érotique du spectacle ; les sculptures de Daphné Woysch-Méautis autour de la figure d’Icare et notre spectacle LE RÊVE D’ICARE que j’avais écrit et conçu pour célébrer le centième anniversaire de la naissance de Saint Exupery, donné dans le cadre de la Fondation Gianadda le 30 juin 2000, avec Jean Desailly et Simone Valère, mes chers complices du Théâtre de la Madeleine à Paris, récitants du spectacle, venus spécialement de Paris ; les mêmes, invités par le vibrionnant Pascal Thurre sur la colline de la Vigne à Farinet à Saillon pour y être intronisés sur les traces de son premier propriétaire Jean-Louis Barrault, leur cher « petit patron » de la Compagnie Renaud-Barrault ; ou encore la venue à Riddes, pour un récital inoubliable, du grand pianiste franco-libanais Abdel Rahman El Bacha, dont l’amour pour la musique de Ravel nous avait réunis quelques temps plus tôt. Dans cette salle de La Vidondée, nous pûmes ainsi organiser de fructueuses rencontres, des échanges et même des répétitions d’orchestre. Nous y enregistrâmes aussi quelques séquences du film UN CHANT LIBRE réalisé en 2002. Je ne peux oublier non plus que c’est à La Vidondée que nous fêtâmes, avec tous ses amis du Valais, le quatre-vingtième anniversaire de mon père…
Le pianiste Abdel-Rahman El Bacha à la Vidondée le 15 mai 2000
entouré par Herveline Delhumeau, Julie Roussin-Bouchard et Patrick Crispini
INTERVIEW de Boris Perzoff & Patrick Crispini
à propos de leur spectacle De Rimes et sans raison donné le 13 novembre 1999
à La Vidondée à Riddes © CANAL 9
UN CHANT LIBRE, extrait : le jardinier, le funambule & l’architecte
Les feuilles Mortes de Prévert/Kosma, improvisation au piano de La Vidondée
par Patrick Crispini © TRANSARTIS PRODUCTIONS 2002
Moments rares sur la colline à Farinet
Jean Desailly, Simone Valère et Patrick Crispini
le 29 juin 2000 à Saillon (Valais-Suisse)
(©Transartis 2001-2019 – tous droits réservés)
Début 2000, je me rendis compte que mon ami Jacques-Louis Ribordy était épuisé : lourdement absorbé par ses activités d’avocat et surtout accablé par l’imbroglio politico-judiciaire qui entachait depuis plusieurs mois sa présidence à la tête de Téléverbier, dans laquelle il avait été injustement mis en cause (la justice le blanchira), il me paraissait urgent qu’il puisse prendre ses distances avec tout cela et vivre quelques beaux moments d’allégresse dans un cadre tout à fait différent.
Je lui avais parlé de mes liens avec Venise et bien sûr nous avions évoqué quelques aspects joyeux du Carnaval, auquel je participais depuis pas mal d’années avec mon épouse Herveline. Je parvins à le convaincre d’abandonner le biotope valaisan pour quelques jours et à se joindre à nous pour ressentir de l’intérieur – derrière un beau masque et sous un costume chatoyant – l’exaltation et le dépaysement où son goût raffiné d’esthète pourrait se sentir comme un poisson dans l’eau.
C’est ainsi que nous nous retrouvâmes ensemble, entre le Caffè Florian et la Piazza San Marco, invités dans quelques soirées somptueuses et colorées dans les palais où nous avions nos habitudes, mais aussi au cœur du carnaval populaire, où sa joie de vivre et son charme s’accordèrent magnifiquement aux événements festifs et au groupe de nos amis venus de Suisse et de France, mais aussi d’authentiques vénitiens. En particulier, la rencontre avec mon vieil ami le poète et peintre Oreste Jannelli fut une occasion mémorable de parler d’art, tout en dégustant, dans son appartement décoré de ses mains et embellis par ses tableaux de lagune et de ciels vénitiens, les succulents plats confectionnés par son épouse.
Tout allait pour le mieux, Jacques-Louis semblait ragaillardi, presque renaissant. La saison artistique suivait son cours… Des projets s’esquissaient : créer des passerelles entre Venise et La Vidondée, peut-être y transposer une soirée carnavalesque en costumes créés spécialement pour la circonstance, avec le concours de musiciens avec lesquels je travaillais en Italie. Un projet d’opéra, une exposition avec Oreste, un nouveau spectacle autour de Rilke que je venais d’écrire… Et nous parlions déjà du prochain Carnevale di Venezia, que Jacques-Louis ne voulait manquer pour rien au monde…
Malheureusement, l’impensable arriva… Début mars 2001, un rendez-vous avait été pris à l’Hôpital Cantonal de Genève pour une opération plutôt bénigne : l’ablation d’un kyste. Nous avions déjeuné avec Jacques-Louis dans un restaurant chinois à Martigny, juste avant son départ pour Genève : le moment était joyeux, nous avions jeté sur la nappe en papier du restaurant l’idée d’un nouveau logo pour la prochaine saison et l’on parlait d’œuvres d’art, de peinture. Je me souviens l’avoir embrassé et lui avoir demandé de me donner des nouvelles très vite…
Mais, quand le téléphone sonna, ce 4 mars 2001, ce n’est pas sa voix que j’entendis mais celle d’une amie très proche de lui qui m’annonça que Jacques-Louis n’était plus de ce monde : qu’il était mort dans son lit à l’hôpital des suites d’une complication après l’intervention suscitée par un drain qui avait engendré une hémorragie fatale…
Trois jours plus tard, une foule assez nombreuse se retrouva dans la petite église de Riddes : on était venu célébrer la figure du notable, du préfet du district de Martigny qu’il fut de 1980 à 1997, de l’avocat et de l’ambassadeur lettré qu’il avait été, de l’homme de culture.
Peu de temps avant sa disparition, Jacques-Louis m’avait fait connaître deux musiciens issus d’une même famille niçoise de surdoués dont il soutenait et encourageait les carrières naissantes à travers la Fondation Langart qu’il présidait : le très jeune Lionel Bringuier, alors âgé de 14 ans à peine, déjà diplômé en violoncelle et qui allait devenir, quelques années plus tard, en remportant le fameux prix du Concours de Chefs d’orchestre de Besançon, une des plus remarquables baguettes de sa génération, et son frère le pianiste Nicolas Bringuier, avec lequel un lien amical s’instaura. Lors de la cérémonie funèbre, ils jouèrent plusieurs pièces émouvantes…
Quant à moi, j’avais écrit quelques mots d’hommage : entre discours et témoignages officiels, je pus à mon tour saluer la part de la personne de ce gentleman qui, à mes yeux, avait été essentielle : son humanité, sa générosité, sa simplicité aussi… et peut-être le charmant compagnon, dont je venais de tant apprécier, à Venise, la complicité et la tendresse.
Malgré le départ de Jacques-Louis et l’immense vide qui s’en suivit, nous réussîmes quand même, grâce au soutien sans faille d’Olivier Ribordy, le fils aîné qui avait reprit le cabinet de son père et tint à maintenir l’engagement que ce dernier avait pris à mon égard, à mettre sur pied et à créer en septembre 2002 L’ANGE ET LA ROSE, le spectacle sur RILKE que nous avions imaginé ensemble, Jacques-Louis et moi. Les frères Bringuier y jouèrent un rôle musical essentiel, auxquels s’adjoignirent l’Orchestre Philharmonique De Prague et les deux comédiens Irène Jacob et son compagnon Jérôme Kircher, qui tinrent les parties de récitants. Sans oublier le jeune pianiste d’Isérables, Lionel Monnet, qui y faisait alors ses débuts de concertiste dans le redoutable Concerto pour piano et orchestre N°2 de Chostakovitch et qui accomplit, depuis, une belle carrière en restant fidèle à son Valais natal. Les spectacles furent présentés en septembre au BFM à Genève et à Savièse au Théâtre du Baladin. Dans le même élan, je conçus avec les mêmes interprètes un récital-concert à partir des lettres échangées entre Rilke et Balthus, intitulé ENTRE LE JOUR ET LE RÊVE, que nous eûmes le bonheur de présenter dans le Grand Chalais de Rossinière, dernière demeure du peintre Balthus, invités par sa veuve la Comtesse Setsuko qui s’était entichée du projet rilkéen.
Moments rares sur la colline à Farinet
Jean Desailly, Simone Valère et Patrick Crispini
le 29 juin 2000 à Saillon (Valais-Suisse)
(©Transartis 2001-2019 – tous droits réservés)
La Comtesse Setsuko, avec laquelle des liens affectueux s’étaient noués, me proposa de nous prêter trois œuvres de Balthus issues de sa collection privée, jusque-là jamais montrées au public, simultanément à la présentation du spectacle en Valais : un Paysage sur la colline peint à Muzot en 1923, une aquarelle d’un Bouquet de fleurs de 1967 et le manuscrit original de Mitsou de 1923, la « bande dessinée » que Balthus avait consacrée à son chat et que Rilke avait dédicacée. Il fut convenu que j’irai chercher avec ma voiture la Comtesse au Grand Chalet et que nous nous rendrions ensemble à Savièse. Le jour dit, les trois inestimables trésors bien sommairement emballés dans deux grands linges et déposés dans le coffre de ma vieille Mazda, nous partîmes pour Savièse, Comtesse Setsuko somptueusement enveloppée dans un kimono printanier et moi-même au volant, où une délégation de la Commune nous attendait…
Les 3 œuvres de la collection privée BALTHUS
prêtées par son épouse Setsuko Klossowska-Balthus
et exposées au public du 14 au 20.09.2002 à Savièse simultanément au spectacle L’ANGE & LA ROSE :
– Paysage sur la colline, 1923
– Bouquet de fleurs, 1967
– manuscrit original du livre MITSOU, 1923
Impossible d’oublier les visages ahuris de ces messieurs et dames et des journalistes venus pour la circonstance en voyant Setsuko jaillir de ma vieille voiture dans ses atours éblouissants, et moi-même sortir du coffre les précieux objets comme si de rien n’était… avant d’aller déposer les trois compositions du grand peintre dans l’exposition temporaire que la municipalité avait bien voulu consentir d’accueillir en parallèle à notre spectacle…
Après la disparition de notre cher ami, qui avait été le plus fidèle soutien et mécène du projet, LES TEMPS D’ART connurent des temps plus difficiles : la nouvelle équipe qui avait été nommée à l’intendance de la salle ne voyait pas les choses de la même façon. On voulait que la saison accueille des manifestations plus « grand public », plus populaires, avec des raclettes, des lotos, des tombolas, des animations et autres réjouissances qui, il faut bien le dire, ne me paraissaient pas en accord avec notre vision initiale. D’autre part, la variété qu’on voulait y faire venir, les groupes rock ou pop, les soirées de patronage, les « seuls-en-scène » n’étaient pas vraiment ma tasse de thé et je ne me sentais pas la compétence pour ce type d’éclectisme. Tout cela, me semblait-il, ferait tôt ou tard ressembler La Vidondée à tant d’autres salles polyvalentes, plus souvent « poly » que « valantes ». Ce n’était pas ce que nous avions voulu, Jacques-Louis et moi. Il fallait donc que je m’en aille. La séparation se fit en douceur et LES TEMPS D’ART quittèrent l’affiche en Valais.
Dans le métier que je fais, le changement, la mobilité, les métamorphoses font partie du jeu : il faut savoir rebondir, comme l’on dit, et ne pas s’appesantir sur des regrets ou quelque aigreur qui ne servent à rien et empoisonnent inutilement l’existence. Déjà, d’autre projets tendaient les bras et je repris mon bâton de pèlerin, qu’à vrai dire je n’avais jamais abandonné, pour construire autre chose ailleurs.
Plusieurs années après, une lettre, un jour, m’est parvenue, dont je vais donner ici un court extrait du début : « Monsieur, nous avons été des fidèles de vos spectacles à La Vidondée, dont nous avons toujours apprécié la qualité. Pour nous qui sommes des gens simples, croyez bien que ces moments où vous nous avez fait toucher du doigt la poésie, la beauté, la musique ont été précieux comme un soleil qui nous réchauffe l’âme. Que vous veniez à nous dans ce canton où nous vivons depuis toujours, que nous aimons, et que vous nous offriez un peu de vos talents avec tant de gentillesse et simplicité nous touchent beaucoup. Quel dommage que vous n’ayez pas pu continuer : vous nous manquez beaucoup… ». La lettre était signée : Edith et Jacques H. Je ne connais pas ces personnes : sans doute se trouvaient-elles dans le public de nos manifestations sans oser venir me voir après les spectacles. Humilité. Discrétion. Pudeur… Pourtant ces quelques mots expriment-ils, bien mieux que tous les commentaires ou compliments de circonstance, l’essence même de ce qui fait la raison d’être d’un artiste : aimer, partager, dans un moment vécu en commun, unique, non reproductible (sinon par l’enregistrement), une communion, une osmose au service d’œuvres bien plus grandes que nous, qui nous font entrevoir, l’espace d’un reflet, des fragments de beauté universelle, intemporelle.
