Blog-notes

Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de l’univers
la plus dense, la plus utile et la moins apparente.
(Feuillets d’Hypnos, René Char)

Le Boléro de Ravel : une mécanique implacable

Mon chef-d’œuvre ? Le Boléro, voyons !
Malheureusement, il est vide de musique…

par Patrick Crispini

La machine infernale

L’œuvre de musique classique qui a sans doute rapporté le plus d’argent à la Sacem et aux ayants droits successifs (voir l’incroyable imbroglio juridique de la succession RavelQui a volé le Boléro), alors qu’elle fut imaginée par son créateur comme un joke, une sorte de gadget à ressort, une manière virtuose de se libérer de certaine obsessions mécaniques, mais surtout un défi aux codes en usage dans le monde un peu sclérosé de la musique sérieuse

« Je souhaite vivement qu’il n’y ait pas de malentendu au sujet de cette œuvre. Elle représente une expérience dans une direction très spéciale et limitée, et il ne faut pas penser qu’elle cherche à atteindre plus ou autre chose qu’elle n’atteint vraiment. Avant la première exécution, j’avais fait paraître un avertissement disant que j’avais écrit une pièce qui durait dix-sept minutes et consistant entièrement en un tissu orchestral sans musique – en un long crescendo très progressif. Il n’y a pas de contraste et pratiquement pas d’invention à l’exception du plan et du mode d’exécution. Les thèmes sont dans l’ensemble impersonnels – des mélodies populaires de type arabo-espagnol habituel. Et (quoiqu’on ait pu prétendre le contraire) l’écriture orchestrale est simple et directe tout du long, sans la moindre tentative de virtuosité […] C’est peut-être en raison de ces singularités que pas un seul compositeur n’aime le Boléro – et de leur point de vue ils ont tout à fait raison. J’ai fait exactement ce que je voulais faire, et pour les auditeurs, c’est à prendre ou à laisser. »

Maurice Ravel, interview à Michel-Dimitri Calvocoressi, The Daily Telegraph, 11 juillet 1931

C’est dans l’année 1928 que Maurice Ravel entreprend le Boléro, qui va devenir, malgré lui, son œuvre la plus célèbre et l’instrument de sa consécration internationale. Son amie mécène Ida Rubinstein, étoile des Ballets russes de Serge de Diaghilev, lui passe une commande pour un « ballet de caractère espagnol » qu’elle souhaite représenter avec sa compagnie. Elle précise même par télégramme la durée impérativement fixée au compositeur : dix-sept minutes.

Ravi de renouer avec l’univers de la danse, après une expérience plus que frustrante en 1912 avec Diaghilev pour Daphnis et Chloé, et pas mécontent de damer le pion à ce dernier, il envisage d’abord un travail d’orchestration sur six pièces extraites de la suite d’Iberia d’Isaac Albéniz, projet ancien qu’il avait dans ses tiroirs, mais des problèmes de droits réfrènent son enthousiasme.

Après un bain de mer revigorant à Saint-Jean-de-Luz où il réside pendant l’été – n’aurait-il pas trouver le principe du mouvement répétitif en nageant ? -, il a la perception claire d’un mouvement symphonique unique, organisé autour d’un thème insistant qui lui trotte par la tête depuis quelques temps déjà, répété sans aucun développement, mais avec une gradation de l’orchestration.

« Madame Rubinstein me demande un ballet. Ne trouvez-vous pas que ce thème a de l’insistance ? Je vais essayer de le redire un bon nombre de fois, sans aucun développement, en graduant de mon mieux mon orchestre. Des fois que ça réussirait comme la Madelon… »

Maurice Ravel à la plage à Saint-Jean-de-Luz, à gauche avec Hélène-Jourdan-Morhange

L’idée, un peu provocatrice, faisant fi des vieilles ficelles habituellement enseignées dans les cours de composition, a de quoi séduire un Ravel toujours un peu dissident, qui se souvient de ses années « apaches ». « Pas de forme proprement dite, pas de développement, pas ou presque pas de modulation ; un thème genre Padilla, du rythme et de l’orchestre », écrit-il à Joaquin Nin durant l’été 1928.

Composé entre juillet et octobre 1928, le Boléro est créé à Paris le 22 novembre de la même année par les Ballets d’Ida Rubinstein devant un public quelque peu stupéfait. Cette machine infernale, qui tient le pari de progresser à fière allure avec pour seul moteur une cellule rythmique en deux parties surmonté d’une carrosserie mélodique à la ligne volontairement monotone et stéréotypée, est présentée par son auteur comme une expérience « dans une direction très spéciale et limitée » (entretien accordé par Maurice Ravel au London’s Daily Telegraph, 1931).

Exaspéré par le succès inattendu de cette œuvre virtuose Ravel va s’employer ensuite à « casser son jouet » :

« Mon chef-d’œuvre ? Le Boléro, voyons ! Malheureusement, il est vide de musique ».

Maurice Ravel cité par Marcel Marnat, in Maurice Ravel, Fayard, 1986

À propos d’une dame criant : « Au fou, au fou ! » après avoir entendu l’œuvre, le compositeur aurait confié à son frère : « Celle-là, elle a compris ! »

La danseuse Ida Rubinstein, commanditaire de l’œuvre, et Maurice Ravel

Quel bon tour j’ai joué au monde musical !

Mais en quoi consiste, entre autre, le tour de force, le « challenge » ?
Il s’agit de prendre un malin plaisir à détourner systématiquement les vieilles recettes habituellement pratiquées en composition musicale (« Quel bon tour j’ai joué au monde musical ! » aurait-il dit un jour).

Principe 1 : richesse du thème. Penser à ne pas ennuyer l’auditeur en choisissant plusieurs conduits thématiques capables de relancer le discours musical.
Solution Ravel : choisir un thème unique en deux parties à l’énoncé volontairement monotone et non évolutif.

Principe 2 : richesse harmonique. Créer un parcours harmonique avec des modulations, pour éviter un schéma simpliste gouverné par le va-et-vient entre la tonique et la dominante.
Solution Ravel : choisir la tonalité la plus « blanche » possible, do majeur, et la maintenir pendant la quasi totalité de l’ouvrage.

Principe 3 : richesse rythmique. Ménager des rythmes variés pour agrémenter le discours.
Solution Ravel : énoncer une cellule rythmique et s’y tenir jusqu’à la fin

Principe 4 : richesse dynamique. Prévoir des nuances et des phrasés contrastés capables de surprendre l’auditeur et générer des effets saisissants.
Solution Ravel : un unique crescendo depuis le début pianissimo jusqu’au final fortissimo.

A l’opulence orchestrale des ouvrages post-romantiques – même Stravinsky, dans sa période Ballets russes, ne manquera pas d’y succomber – Ravel oppose la « pauvreté » minimaliste. Ou comment créer l’illusion de la richesse avec un matériau purement fonctionnel…

Problème d’architecte, questions de cosmétique, aux prémices d’une époque qui, bientôt, verra l’instantanéité de l’image prendre le pas sur l’élaboration dialectique du message parlé, sur l’abstraction du signe écrit, où l’objet projeté, visuellement reproduit à l’infini, virtuellement cloné, va devenir l’outil de la nouvelle culturation des masses.

Tel est l’enjeu : faire illusion, avec rien de plus que les procédés rudimentaires d’une chanson de rue (« La Madelon »). Peu importe, pour le gourmet, ce qu’il y a dans la marmite : ce qui compte c’est l’assiette, le plat cuisiné. L’art – suprême – tient dans la façon d’accommoder la sauce, de transformer les ingrédients basiques en agréments délicieux, là où la plupart des autres, avec les mêmes moyens, ne feraient que de la tambouille. Osons dire le mot : faire du toc, mais plus vrai que le vrai.

Voilà qui peut encore amuser le Ravel de cette époque, reconnu et célébré, mais reclus volontaire dans sa maison de poupée de Montfort-L’amaury.

Tauromachie sonore, mise à mort programmée

Toujours passionné par la perfection mécanique héritée de son père ingénieur, le compositeur répond par la haute précision horlogère de l’outil musical.
Bien huilé, le mécanisme non seulement peut faire illusion, mais peut aussi remplir la fonction messagère : un organisme sonore lancé à toute vapeur contre le mur du temps, monté avec les simples outils de l’artisan.

À la métaphore sémantique, Ravel oppose l’inéluctabilité du mouvement infaillible, lui même jailli du tissu le plus élémentaire, le plus « innocent » qui, en moins de vingt minutes, fait passer l’auditeur du silence des ténèbres à la lumière aveuglante de l’anéantissement, vraie mort en fortissimo attaquée de plein fouet.

Le Boléro, tauromachie sonore, annonce une mise à mort programmée, que rien ne peut arrêter. Comme toujours chez Ravel, le « mécanisme » est prioritaire : une fois « remonté », le déroulement doit s’effectuer – si l’on ose dire – sans plus aucune intervention humaine.

Le Boléro, par ses conditions d’interprétation strictes, permet à Ravel de remettre les pendules à l’heure en stigmatisant les extravagances de personnalités trop ostensiblement prioritaires sur celle-ci.

Forcer l’interprète, par la volonté de l’écriture, a ne plus être qu’un instrument.

Malice du compositeur à réduire la condition de celui-ci au statut de simple exécutant : la machine orchestrale « marchant toute seule », le rôle du chef d’orchestre semble devoir être réduit exclusivement au choix du bon tempo initial.

« Ravel lui-même était au pupitre, soulignant par ses gestes brefs et précis l’élément automatique de l’action scénique, gestes moins appropriés à conduire l’orchestre qu’à exprimer l’immense tension intérieure de la composition. Jamais je n’ai vu un homme vivre plus intensément la musique, sous une apparence placide, que Maurice Ravel conduisant Boléro ce soir-là. »

Willi Reich, cité par Hélène Jourdan-Morhange in Ravel et nous, Éditions du milieu du monde, Genève, 1945

Quant à l’instrumentiste Ravel, souvent brimé comme pianiste interprète de ses propres œuvres, en réduisant celui-ci au simple rang d’exécutant, ne se donne-t-il pas l’occasion de régler ses comptes avec la suprématie du sentimental et de l’inspiration en vogue dans le microcosme musical, pathos qu’il exècre par-dessus tout ?

Arturo Toscanini, venu à l’Opéra Garnier en mai 1930 pour donner un concert avec l’Orchestre philharmonique de New York, est un de ceux qui font les frais des colères froides du compositeur. Jugeant inopportuns le tempo rapide et l’accelerando final choisis par le maestro pour son interprétation de l’œuvre, Ravel, bien que flatté d’être joué par le célèbre chef d’orchestre italien, refuse ostensiblement de participer à l’ovation générale et gagne les coulisses du théâtre pour s’expliquer avec lui.

« Vous ne comprenez rien à votre musique. C’était le seul moyen de la faire passer », lui dit Toscanini, à quoi Ravel aurait rétorqué : « Vous ne comprenez rien à ma musique. C’était le seul moyen de la rater complètement »

« Je dois dire que le Boléro est rarement dirigé comme je pense qu’il devrait l’être. Mengelberg accélère et ralentit excessivement. Toscanini le dirige deux fois plus vite qu’il ne faut et élargit le mouvement à la fin, ce qui n’est indiqué nulle part. Non : le Boléro doit être exécuté à un tempo unique du début à la fin, dans le style plaintif et monotone des mélodies arabo-espagnoles. […] Les virtuoses sont incorrigibles, plongés dans leurs rêveries comme si les compositeurs n’existaient pas. »

Entretien accordé par Maurice Ravel au journal hollandais De Telegraaf, 31 mars 1931

Même cause et mêmes effets quelques années plus tard. Ravel assiste à Vienne en novembre 1931 à la création de son Concerto pour la main gauche par le pianiste manchot Paul Wittgenstein, à qui l’œuvre est dédiée, dans la version pour deux pianos sans orchestre.

Le pianiste, insatisfait des solutions offertes à sa dextérité par le compositeur, s’autorise plusieurs modifications substantielles pendant l’exécution. « Je suis un vieux pianiste et cela ne sonne pas », déclare-t-il à Ravel pour justifier ces « arrangements » avec le texte original. Ravel réplique : « Je suis un vieil orchestrateur et cela sonne ! »

Le compositeur, offusqué, quitte Vienne précipitamment et s’opposera à la venue de Wittgenstein à Paris, ce dernier ayant l’exclusivité du Concerto pour six ans…

Au règne de l’interprète tout-puissant, Ravel oppose celui du compositeur, créateur de la substance musicale.

Toute digression affective, tout effet de séduction virtuose ne peuvent qu’éloigner l’auditeur de la pensée fondatrice.

Le mécanisme implacable

Aussi exaspérantes que puissent être pour les oreilles sursaturées de notre époque les envahissantes exécutions de ce chef d’œuvre qu’est le Boléro, la présence constante d’un tel ouvrage au pinacle des audiences devrait être comprise comme l’expression sentinelle d’une conscience qui veille : l’œuvre d’art, désormais inlassablement reproduite, programmée en roue libre dans l’espace hyper médiatique, conserve tatouée au fond d’elle-même le message annonciateur de notre propre mort, d’une fin inéluctable.

L’épisodique modulation en mi majeur (sur 8 mesures) qui semble un instant fournir une échappée dans la progression ultime, ne nous détourne pas du fatum, l’œuvre se terminant dans la tonalité initiale de do majeur…

Oiseau d’un jardin féerique ou prophète de mauvaise augure, le Boléro, sans nous donner le secret des rouages, nous livre sans détour la clé d’une parabole à méditer, délivrée par la sensibilité hautaine d’un artiste qui, lui-même, finira prisonnier dans un corps qui ne lui répond plus : un monde dont la finalité ne serait plus que maîtrise mécanique ou technologique est inexorablement voué à son anéantissement.

Comment ne pas voir dans cette tragédie, dans cette privation progressive de la dynamique vitale, le prolongement de ce préfigurait déjà l’obsession répétitive du Boléro : la projection inéluctable, sans rémission possible, d’un thème volontairement neutre et monotone, projeté à vitesse constante, mais de plus en plus intense, telle une locomotive abandonnée par ses occupants, vers la déflagration finale ?

« Une chose qui s’autodétruit, une partition sans musique, une fabrique orchestrale sans objet, un suicide dont l’arme est le seul élargissement du son » (Jean Echenoz, in Ravel, Les Éditions de Minuit)

On trouve ici un écho à l’enfermement que Ravel vécut à la fin de sa vie : apraxie progressive des mouvements, impossibilité d’écrire, puis de parler, réclusion forcée au Bervédère à Montfort, désarticulation des gestes les plus élémentaires… et l’opération ultime et désespérée du cerveau, à laquelle le musicien ne survivra pas. Ravel était un homme d’ordre, d’habitudes et même de « tocs », dont il ne pouvait pas se départir :  emplacements méthodiques des objets, rituels vestimentaires sans fin, organisation compulsive des espaces autour de lui, sans parler des insomnies chroniques et de la propension monomaniaque à collectionner des poupées et objets à mécanismes…

Le Boléro, dans sa progression forcenée, n’exprime-t-il pas, dissimulé dans les rouages d’une organisation sonore sans faille, le cri sourd d’un homme prisonnier de lui-même, au sein d’un monde hyper technicisé voué à sa propre destruction ?

« Le Boléro n’est pas une pièce musicale comme les autres. Il est une prophétie. Il raconte l’histoire d’une colère, d’une faim. Quand il s’achève dans la violence, le silence qui s’ensuit est terrible pour les survivants étourdis ».

Jean-Marie Le Clézio in Ritournelle de la faim.