Blog-notes

Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de l’univers
la plus dense, la plus utile et la moins apparente.
(Feuillets d’Hypnos, René Char)

Mon Frère le Farfeluthier

HOMMAGE À MARCEL KARLEN [1947-2023]

par Patrick Crispini

Tout a commencé par un tour de manivelle et une petite saccade du poignet donnée par celui qui l’actionnait, le « tour de main », comme il disait. Comme je lui paraissais rétif aux joies du bourdon, le grand chevelu qui était du genre scientifique s’était employé à me disséquer par le menu les entrailles de son instrument. Ça n’était pas gagné d’avance : pour le chef d’orchestre classicos que j’étais, formé à la symphonie, à l’opéra, aux harmonies de Bartók ou de Debussy, il fallait de la ténacité pour tenter de me convertir aux vertus des sonorités vielleuses.

Mais au bout de la manivelle il y avait un homme, prototype d’oiseau-prophète fait d’un alliage si rare, un mélange d’ingénieur, de funambule lunaire, d’excentrique, d’ermite, une sorte d’Erik Satie dont on ne rencontre qu’un seul exemplaire dans une vie d’homme.

C’est ainsi que la vielle s’est insinuée entre nous, qu’elle a accompagné nos passagiate, nos rencontres, qu’elle a accordé son diapason médiéval à ce qui est devenu une grande histoire d’amitié et que Marcel – Marcello, mon fratello bien-aimé – est entré dans ma vie, il y a plus de 30 ans.

Pour cela il a fallu Venise, le Carnaval, des heures de pose et de gorgées de prosecco au Caffè Florian mais surtout, peut-être, le pollen du hasard – ce hasard dont Bernanos disait qu’il est le silence de Dieu – pour que le miracle, l’alchimie se produisent.

Il aura fallu aussi que j’accomplisse une bonne action : craignant pour son équilibre gastrique, je tentai de l’éloigner des coupes à bulles et de l’entrainer dans un bacaro de ma connaissance pour déguster un Amarone de meilleure complexion. C’est ainsi que Marcel découvrit les vertus des cépages italiens et que je fus converti aux mirages de la vielle à roue.

Comment raconter en quelques mots ce que furent ces années merveilleuses ?

Il faudrait faire résonner à nouveau ces nuits de folie enluminées par nos costumes flamboyants, maintenus à la force du poignet et par une armée d’épingles à nourrice, ces éclats de rires sans fin dans les chambres et les corridors de l’albergo Do Pozzi, quartier général de toute la bande des Suisses à costumes, ces guirlandes d’improvisations à plusieurs voix, ces expéditions dans les palais munificents où Marcel était à la fois notre barde, notre trouvère, notre couteau suisse et notre boussole.

Il faudrait aussi évoquer ces séances la journée faite en grand apparat dans un des salons du Florian où Marcel trônait tel un prince, régalant de musique et de bulles des communautés de poudrés et de simples passants, venus du monde entier, réunis autour de lui pour partager son rire en rafales et son insubmersible accent vaudois.

Ensemencés nous le fûmes, l’un par l’autre, l’un pour l’autre et la grande ritournelle commença… Avec cet émerveilleur, avec ce mage, j’ai vécu mille aventures, toutes inoubliables, toutes uniques.

Il y a, par exemple, cette nuit mémorable où nous avions décidé de squatter un palais abandonné par ses propriétaires pour y faire une soirée à notre façon, une sorte d’anti-carnaval mondain, loin des dorures et des banquets opulents. Grâce à une amie rencontrée dans une déambulation viello-pédestre, qui connaissait un académicien, qui connaissait un des propriétaires, nous avions obtenu la clé magique pour créer notre féérie, éclairée seulement par des bougies, des flambeaux, quelques zakouskis confectionnés avec les moyens du bord, des assiettes en carton… des costumes et de la musique, beaucoup de musique.

À 10h du soir personne, à 11h personne, à minuit personne et, au moment où nous commençons à désespérer, brusquement surgit une horde de costumes qui déboulent sans crier gare des palais environnants et voilà Marcel, en grand chambellan, régnant au milieu de ces rondes folles… Ce fut là sans doute la plus belle fête qu’il m’ait été donné de vivre dans ma carrière éphémère de carnavalier.

Je pense aussi à cette autre fois, en plein Carnaval, où je reçus à 11h du soir un téléphone inattendu d’une responsable de la Bibliothèque Marciana, qui m’annonçait à brûle-pourpoint que je pourrai disposer de quelques minutes tôt lendemain matin pour consulter le manuscrit de la première édition des Vêpres de Monteverdi. Il s’agit là d’un des premiers « conducteurs » de l’histoire de la musique, un trésor absolu pour un chef d’orchestre. Toutes mes demandes étaient restées sans réponse jusque-là. Cet appel me trouve en pleine soirée d’euphorie, costumé, perruqué, poudré, ivre dans tous les sens du terme selon Baudelaire.

Le message de la bibliothécaire est clair : il n’y aura pas d’autre possibilité, il faut se trouver au petit matin à Bologne. C’est là que se trouve le manuscrit. Ni une ni deux : j’arrache Marcel aux libations de la fête, nous rentrons à toute vitesse nous débarbouiller, nous démaquiller, et nous voilà sautant dans un train improbable plein de travailleurs mal réveillés, arrivant à Bologne à peine dégrisés pour ce rendez-vous d’amour avec le chef-d’œuvre. Le manuscrit, dans une pauvre boîte en carton surmontée par des rubans comme pour un gâteau de pâtisserie, est posé devant nous par un employé en blouse grise, et deux carabiniers viennent se poster de part et d’autre de notre étrange couple. La boîte s’ouvre, la partition apparaît, l’émotion nous étreint aussitôt. Marcel et moi nous mettons à pleurer et les carabiniers se précipitent pour nous tendre des kleenex de peur que nous entachions de nos larmes le précieux document. Je revois Marcel encore tout ému me disant : « Tu te rends compte : aller aux Vêpres à l’aube et qui plus est entre deux gendarmes, ça n’est pas donné à tout le monde. Après ça on peut casser sa pipe, le reste c’est du moût pour le chat ».

Plus tard je lui remettrai des microfilms de ce document : Marcel ne les développera jamais, mais il les montrera comme un trésor secret aux visiteurs qu’il jugeait dignes de contempler ces rouleaux dans l’obscurité mystique de sa grange.

Il y eut tant d’autres fantasmagories.

Encore un souvenir : le cortège de confetti sur le Ponte Rialto avec Marcel prenant la tête du steelband zürichois qui nous suivait et mon ami le poète Oreste Jannelli, en grand habit de gentilhomme vénitien du XVIIIe, récitant des poèmes de son crû en patois milanais accompagné à la vielle par Marcello. Mélange des styles, mélange des genres, suppression des barrières entre les gens, tout ce que nous aimions, lui et moi.

À un autre moment, sachant que le même Oreste se targuait d’écrire des chansons et qu’il rêvait d’un succès populaire, nous décidâmes avec Marcel de lui concocter une petite surprise. Nous savions qu’il partait chaque matin de chez lui près de la Pescheria, qu’il passait par le Ponte Rialto et, suivant un immanquable trajet, arrivait au Caffè Florian pour lire les journaux et prendre son apéritif. Il venait justement de pondre une nouvelle mélodie que j’avais discrètement copiée à son insu.

Nous organisâmes alors une répétition avec des camarades pour apprendre cet air par cœur.

Ensuite nous nous dispersâmes à différents endroits du parcours, dissimulés qui sur une bicyclette, qui sur un échafaudage, qui à la terrasse d’un café, à l’intérieur d’une boutique, devant un distributeur de billets de banque.

Et le festival commença : à chaque étape notre poète pouvait entendre chantonner, siffloter, et même gratter à la guitare des bribes de son refrain. Comment son petit air à peine composé était-il déjà devenu  un « tube » connu dans tout Venise ? Il n’en croyait pas ses oreilles.

Au fur et à mesure de sa marche, le petit air enflait et sa vanité d’auteur tout autant.

Lorsqu’il arriva au Florian, j’étais là pour l’accueillir et il me raconta tout fiévreux son saisissement d’entendre sa mélodie à tous les coins de rue. Je lui proposais un remontant et lorsqu’il pénétra dans un des salons, une petite chorale improvisée l’accueillit en chantant son air, soutenu à la vielle par un Marcel plus malicieux que jamais.

Peut-être encore une anecdote à propos de Venise : je l’ai vu, dans les cuisines du Harry’s Bar, apprendre les rudiments de la vielle au maître de maison Arrigo Cipriani, le prince de la cuisine vénitienne, que je lui avais présenté, pendant que celui-ci nous cuisinait son fameux risotto bianco. Initier à la vielle un amateur de belcanto, il n’y avait que Marcel pour tenter la gageure.

Le lendemain nous revoici au Harry’s Bar avec le maestro : pendant que celui-ci nous prépare un Bellini, son célèbre apéritif maison, Marcel sort une petite bourse, de laquelle il prélève une pincée de poudre qu’il ajoute dans les trois verres du précieux cocktail devant Cipriani médusé. Nous faisons santé et je vois le vieux visage d’Arrigo Cipriani s’éclairer.

Il me dit en italien que la pincée rajoutée par mon ami sublime le nectar, que c’est la cerise sur le gâteau, qu’il lui faut ce produit.

« De quoi s’agit-t-il », demande-t-il ? Et là, je vois Marcel, impassible derrière ces petites lunettes rondes, lui répondre avec son accent : « Vous aimez l’opéra, et bien voilà de la musique de chanvre ». Et de lui tendre la petite bourse avec le regard amusé qu’on lui connait.

Je ne sais si, depuis ce jour, le Bellini qu’on boit au Harry’s Bar comporte le petit ingrédient, mais je sais que tout cela se termina par des crespelle semi-fredde arrosées d’un petit tour de vielle à la manière de Thoinot Arbeau.

Arrigo Cipriani avec son fameux « Bellini »

Instants du Carnaval de Venise de 1993 : Marcel Karlen entouré de quelques-uns de ses amis des costumes

Quand lui-même se mettait aux fourneaux, c’était encore la fête. Dans sa tanière, sa « Grange à sons », au milieu d’un capharnaüm qu’il était le seul à maîtriser, dans son antre-cuisine s’accomplissait le miracle de plats aux senteurs de terroir qui venaient se marier avec les programmes des soirées musicales qu’il organisait dans son atelier voisin.

Combien furent belles les heures que nous vécûmes dans ce vaisseau improbable, combien furent inoubliables ces instants où nous ne formions plus qu’un seul être sensible.

C’est encore là, avec une délicatesse exquise, qu’il me proposa de fêter chez lui les 50 ans de mariage de mes chers parents et, grâce à lui, cette journée fut certainement la dernière joie de maman qui devait disparaître quelques mois plus tard.

Il faudrait encore parler de ces virées en Valais et de ce week-end où nous fêtâmes mes 50 ans avec d’autres quinquas et des amis « potes-au-feu », à 2300 mètres d’altitude, dans un festival improvisé de poésie, de musique, de bonne chère et de bons vins, où celui qui s’était rebaptisé pour l’occasion « Hurlubert luthier » apprit à remplacer son cher prosecco par du champagne du Val de Travers, mon cher ami Jean-Pierre Mauler, présent lui-aussi, à 90 ans bien frappés, lui ayant fait goûter les bulles de sa production, tout en partageant un même amour pour les éditions rares du Crapouillot et les mystères de l’harmonie des sphères.

Là encore nous fêtions, nous célébrions, nous partagions d’un seul cœur en laissant vibrer nos deux petites caisses de résonance dans l’immensité alpestre.

De gauche à droite : Marcel, Patrick et Jean-Pierre Mauler lors de la Fête des Quinquas au Crêt-du-Midi à Vercorin en août 2005

Et, pour revenir une dernière fois à Venise, comment puis-je ne pas rappeler qu’il fut le chorégraphe de la rencontre la plus essentielle de ma vie. Marcel connaissait un groupe de français fidèles au Carnaval, qu’il avait rencontrés au Florian et avec qui il avait sympathisé.

Parmi eux il avait repéré une jeune femme costumée en page accompagnée de son père, artiste peintre et sculpteur, qui réalisait au levé des aquarelles de tout ce petit monde virevoltant et bariolé. Sous un prétexte, il fit en sorte que je le rejoigne au Florian.

ci-dessus : Herveline Delhumeau au Florian en 1996

à gauche : Marcel Karlen au Florian par Morog en 1996

 

 

Il s’ingénia à nous rapprocher, nous présenta, encouragea des retrouvailles.

Et voilà que, grâce à son entremise, à la suite de nombreuses péripéties, je fis la connaissance d’Herveline, celle qui allait partager mon existence. Plus tard, quand je lui demandai pourquoi il avait tant voulu nous réunir, il me répondit : « Fallait pas que vous vous ratiez. Je le savais, ça tapait dans ma tête, alors voilà, j’ai tenté le coup ».

Et c’est ainsi que Marcello devint notre témoin de mariage à Rarogne sous l’égide du poète Rainer-Maria Rilke.

De gauche à droite : Patrick, Herveline & Marcel en témoin lors de leur mariage religieux le 12 septembre 1998 à l’église haute de Rarogne

Car Marcel c’était aussi cela, l’homme qui devine, l’homme qui sent, l’homme qui unit.

Ce solitaire au grand cœur voyait au-delà des choses, au-delà des dogmes, au-delà des conventions.

Un de ces derniers dadas fut de me démontrer l’absurdité du marché de la musique qui vouait un culte insensé aux violons de Stradivarius, en me présentant l’aérodynamisme de sa nouvelle « vielle d’étude ». Il la voulait peu onéreuse, accessible à tous, la vielle démocratique, qui, selon lui, sonnait aussi bien qu’une « classique de luxe ». « Les snobs n’y entendent rien, on leur vend n’importe quoi. L’argent n’a pas d’odeur, pas plus qu’il n’a d’oreille », disait-il.

Dans ce monde où règnent la technologie froide, l’intelligence artificielle, les algorithmes (et dieu sait si l’ingénieur, le scientifique en connaissait un bout dans le domaine), il était en avance sur son temps. Les circuits courts, il connaissait, la surconsommation depuis longtemps n’était plus sa tasse de thé. Apôtre de la décroissance, bien avant qu’on nous en rabâche les oreilles, il n’a jamais prêché que pour sa paroisse. Qui m’aime me suive

Lors d’une agape mémorable, alors que nous étions serrés comme des anchois dans son antre, ici à Apples, je me souviens l’avoir vu ouvrir un courrier contenant une carte de crédit que lui avait adressé sa banque, la regarder comme un armaillis observe un apéricube au fromage, hocher la tête en signe de désapprobation et, ouvrant son four où cuisait une imposante entrecôte, la jeter dans la fournaise, ravi d’avoir accompli un geste salvateur.

La puce flambée au jus de viande n’altéra rien de l’onctueuse saveur de l’entrecôte !

Marcel Karlen, luthier à Apples (© RTS INFO – 14 septembre 2012)

Ayant quitté la Suisse, ces dernières années je l’avais un peu perdu de vue.

Je savais ses malheurs de santé successifs. Je l’avais encore revu pour un de nos têtes-à-têtes dans une des cantines où il aimait aller… Quelque chose s’épuisait, se délitait.

Et vinrent à manquer ses rituels appels téléphoniques et le petit sifflement de son appareil acoustique qui, à chaque fois, était pour moi comme le signal d’un verre de cristal sur lequel on frotte son doigt humecté pour le faire vibrer.

Marcel était comme ce verre, comme ce cristal, qui laisse passer la lumière.

Ce diable d’homme, ce « farfeluthier », ce Don Quichotte guetteur de lune, nous a tant appris, nous a montré le chemin vers la simplicité, vers la beauté vraie. Il nous a donné tout son amour, il nous a rendus légers par tant de profondeur.

Merci, Marcello, caro fratello, mon camarade.

La manivelle de ta gironda n’a pas cessé de tourner, elle tourne dans nos cœurs, elle tournera dans la tête de tous ceux qui, dès à présent, te prolongent, et te font vivre de plus belle.

Ce que je n’ai jamais osé te dire de vive voix, aujourd’hui je veux maintenant l’écrire en lettres d’or : je t’ai aimé mon ami, mon frère, je t’aime.

© Madeleine Fischer 2005

Patrick Crispini
À Apples, ce samedi 3 juin 2023