Blog-notes

Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de l’univers
la plus dense, la plus utile et la moins apparente.
(Feuillets d’Hypnos, René Char)

Sur Le Fil…
l’Architecte, le Funambule, le Jardinier

…d’Ariane, du Labyrinthe, du Minotaure…
canevas philosophique

un essai Patrick Crispini

« C’est sur le fil des idées
qu’il faut juger qu’un être pense ».

Denis Diderot, in Pensées philosophiques, 20

I. Variations sur le fil

Le fil relie et sépare, emmêle et dévoile, suspend et pourfend, profile et faufile, coud et découd, renoue et disperse… Il est le recours, dans les ténèbres du Labyrinthe. Son coup rassemble les séparés, les éloignés, par l’appareil de téléphone qui le donne, qu’il soit filaire ou portable. Il est ce cours qu’il ne faut pas lâcher – fil de l’eau, de la pensée, du temps -, il est ce risque à prendre – fil du rasoir, instant qui ne tient qu’à un fil -, ce cheminement à suivre et ne pas perdre, cet objet à débrouiller, ce lien à ne pas casser. Depuis toujours il est demeuré le conducteur visible qu’il ne fallait pas perdre de vue, au risque de se perdre, qu’il ne fallait pas rompre.

Mais le voici, désormais, dans un nouvel âge, métamorphosé, invisible, dans un monde interconnecté, qui communique sans lui (par le Wi-Fi, wireless fidelity=réseau sans fil), devenant – ou redevenant – virtualité, onde, trame impalpable. Le voici, dans sa nouvelle condition, renouant avec la vision antique d’un système vibratoire, expression cosmique du nombre et des proportions arithmétiques, qui sous-tendraient l’univers (Harmonices mundi).  

Le fil, en se soustrayant du visible, nous ramène aux clés du symbole (du grec sumbolon, « jeter ensemble », relier). Apparent, il orientait nos pas dans la nuit du Labyrinthe. Invisible, il nous égare dans la profusion immatérielle des messages et des images.

« Qu’est-ce que signifie apprivoiser ?
C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie créer des liens… »
Antoine de Saint Exupéry [1900-1944], in Le Petit Prince

Désormais reliés par cette hyper visibilité, pour le meilleur et pour le pire, il nous faut apprivoiser ce nouveau fil ; le repenser à l’échelle des idées, le retendre sur un espace libéré des vieilles attaches, chaînes, câbles, nœuds et ligatures ; le retramer, en essayant de garder en mémoire la source des mythes – de Dédale au Minotaure, du Labyrinthe au fil d’Ariane et au vol d’Icare – tout en tentant d’en déchiffrer les ramifications, projeté sur la multitude des écrans virtuels, tel un support mercurien et fluide, où s’ébaucherait la posture d’un homme en apparence débarrassé des ficelles et des cordages, libéré des entraves, mais plus que jamais asservi aux codes et contraintes des réseaux.

Voilà donc le fil devenu virtuel, électromagnétique, proliférant sur internetnet signifie filet (un « piège » pour l’internaute ?) -, nourrissant un bombardement d’images, d’informations « accumoncelées », juxtaposées, entremêlées, dans un flux planétaire, dans une pelote inextricable, où peu possèdent les outils pour discerner le vrai du faux, le bon grain de l’ivraie, où peu parviennent encore à s’orienter ayant, par pléthore et magma de signes surabondants, perdu le fil en cours de route…

Interconnectés, reliés constamment, mais isolés derrière les supports informatiques, les êtres humains tissent une toile – le web, internet – sur un métier à tisser mondial, dont les fils ne proviennent plus d’aucune laine, ni d’aucun chant de fileuses…

C’est pourtant sur ce fil que progressent, encore et toujours, les trois figures immuables et complémentaires de l’architecte, du funambule et du jardinier, constituant trois facettes possibles d’un même homme, dans le balancement de la trajectoire d’une vie.

Ainsi de l’architecte, qui peut représenter cette part de l’homme s’efforçant d’élaborer, d’organiser, d’élever, de structurer, de trouver des proportions vivables au milieu de la complexité. Il s’avance sur le fil de la pensée, bâtisseur, échafaudeur, maître de l’écheveau, les fils menant au plan, le plan à l’urbanité, à l’ordre.

Ou du funambule, sur le fil de l’action, qui, lui, peut exprimer la dimension de l’aventurier s’efforçant de traverser l’existence, tentant, coûte que coûte, de rester en équilibre dans un monde instable et périlleux. L’instant présent est son domaine. Le funambule risque sa vie sur un fil de fer, sur le fil du rasoir ! Avec ou sans filet la possibilité de la chute fait partie de son exercice et sa devise est : carpe diem.

Ou encore du jardinier, patient, prudent, méthodique, accordé à la nature dans l’attente d’une éclosion ou d’une floraison, qui, sur le fil du temps, attentif au présent, sème pour l’avenir et s’accorde aux variations des saisons, perpétuant le savoir-faire transmis par la tradition…

Ainsi, sur le fil de l’existence, se redessine un triple voyage de l’Homme, rejoignant sa destinée, l’exaltant, la célébrant… ou la subissant, itinéraire philosophique, sur la corde de la parabole et de la métaphore symbolique, qui fait l’objet ce cet essai […].  

© Herveline Delhumeau, Sur le fil, 1997

Sur le fil des mots

« Nouvelles de la planète des agités : avec un fil à la patte, ils filent vers la lune, avec mille fils plutôt, ils y sont, ils alunissent et déjà songent à plus loin, plus loin, à des milliers de fois plus loin, attirés par le désir nouveau qui n’aura pas de fin, dans un ciel de plus en plus élargi. Cependant, sans s’arrêter, des masses immenses dans les espaces tournent à toute vitesse, s’écartent, se fuient, s’attirent, s’équilibrent, orbitent, muent, géants de matière au paroxysme, jusqu’à explosion, jusqu’à implosion, luttant, enragés d’existence, l’existence pour l’existence, pour pendant des milliards d’années continuer à exister, étoiles de toute sorte et galaxies, elles aussi entraînées à exister. Mais pourquoi donc? Pourquoi? »

Henri Michaux [1899-1984], in Poteaux d’angle, 1971

D’où vient le mot « fil »? Du latin « filum », du bas-latin « filare », filer.

De par la multiplicité de ces usages pratiques, le mot est devenu un tronc radical auquel se sont ajoutés préfixes et suffixes délimitant les fonctions suggérées. Comme tous les mots d’une syllabe au phonème court, il a pu devenir racine, générant toute une « filiation » de mots dérivés. Il en est de même en italien et dans plusieurs langues latines où le mot est issu de la même étymologie.

On peut distinguer sommairement quatre acceptions principales :

  • l’objet en soi. La matière textile tordue sur elle-même à partir des fibres du lin, de la laine, ou le cylindre métallique de longueur variable et de faible diamètre, conducteur des métaux (fil électrique, téléphonique…).
  • l’impact de l’objet, sa trace. C’est la tranche de l’arme blanche, le fil de l’épée, du rasoir. Par la trace est induite également l’idée de limite, de segmentation.
  • le sens, la direction. Dans cette acception abstraite, on trouve le principe de la durée dans le temps et dans l’espace. C’est le fil du temps, le fil de l’eau, le fil de la pensée…
  • enfin, le fil signifie également l’enfermement et le piège, tel qu’on le retrouve dans le filet de pêche, les fils de la toile d’araignée, « les fils de la Vierge »…

Ainsi, il apparaît que le vocable retient à la fois l’idée du support comme véhicule de quelque chose – dynamique ou abstrait – ou de l’objet, qui sépare et relie, qui tranche et renoue à la fois (le fil de l’escrimeur qui instille la blessure et le fil du chirurgien qui la répare). Il exprime le moyen de retenir, de contenir et également de sortir, de suivre une direction. C’est le filet des Parques comme le fil d’Ariane.

Cette ambiguïté toujours binaire du mot, on la retrouve, par exemple, dans l’usage du mot « fils », du latin « filius » qui fut prononcé « fi » jusqu’à la fin du XVIIe siècle, puis « fis » d’après la graphie qui avait maintenu le « s » final du sujet, pour éviter, précisément, la confusion avec le mot … fil.

Le « coup de fil » du téléphone témoigne de même cette contradiction, qui relie en même temps qu’il sépare les interlocuteurs…

Jean Cocteau [1889-1963], 2 illustrations pour la pochette du disque de La Voix humaine,
musique de Francis Poulenc [1899-1963], © EMI, 1959

« […] La sonnerie du téléphone se fait entendre. De cette minute, la femme parlera debout, assise, de dos, de face, de profil, à genou derrière le dossier du fauteuil, arpentera la chambre entraînant le fil, jusqu’à la fin où elle se couche sur le lit, à plat ventre. Alors sa tête pendra et elle lâchera le récepteur qui tombe comme une pierre. Jean Cocteau ».

Le mot « filet », que l’on trouve déjà dans la langue de Marie de France, dès la fin du XIVe siècle, avec la signification exacte de « petit fil », devint, par glissement métaphorique, le filet de viande qui, au XIVe siècle était un morceau présenté entouré de fil, de même manière qu’en anglais « fillet » signifie bandelette, viande roulée. L’entrefilet, cher à Balzac, est un « article entre deux filets métalliques ». Le filaire, ou ver intestinal, vient en droit fil -si j’ose dire- du mot fil, étant donnée sa longueur mince. Le filardeau, qui, dès 1392, désigne un « jeune brochet », utilise la même comparaison : les alevins étaient assimilés à des fils…

Quant au filou, qu’on trouve dès 1560 dans les chroniques bordelaises, il provient de « fileur » (de laine) et évoque les fils retors, l’art de tordre le cou à une certaine vérité.

D’ailleurs c’est Blaise Pascal [1623-1662] qui reprendra le sens « voyou » du mot en usant du verbe « filouter » dans un contexte très « défroqué » : « En quelles occasions un Religieux peut-il quitter son habit sans encourir l’excommunication ? Il en rapporte plusieurs, et entr’autres celles-cy. S’il le quitte pour une cause honteuse, comme pour aller filouter, ou pour aller incognitò en des lieux de débauches, le devant bien tost reprendre » (in 6e Provinciales)...

Le filet de pêche est lui-même une altération du mot « filé », c’est à dire « objet fait de fils », ou « objet filé ».

Suzanne Valadon [1865-1938], Le lancement du filet, 1914
© Musée National d’Art Moderne, Centre Georges Pompidou, Paris

L’argot usuel donne deux sens particuliers au mot : donner, avec l’idée de « filer une tarte à quelqu’un », « filer des tunes », suivre, dans l’expression « filer le train ».

Deux proverbes reprennent, entre autres, le mot fil dans une signification assez amusante : « On ne peut filer si l’on ne se mouille » relatif à la technique du filage, où il est montré que l’on ne peut bien tordre la laine que si on l’a mouillée au préalable ; « Filer le parfait amour » fait, quant à lui, allusion à la mythologie et à l’épisode d’Hercule, esclave auprès de la reine Omphale et filant à ses pieds, signifiant un lien amoureux dénué de tout obstacle, simple et innocent. Il en est de même pour l’expression « de fil en aiguille », issue de « de fil en lice », soit « donner du fil à retordre » qui évoque les difficultés du métier du filage. Ou encore « filer un mauvais coton » qui s’oppose à « jeter un beau coton ».

« Cousu de fil blanc » évoque le ravaudage qui doit se faire dans la couleur du tissu pour mieux passer inaperçu et non avec un fil clair qui ne manquera pas de se voir.

Le rouet d’Omphale nous ramène à « Filer à l’anglaise » qui rappelle l’ennemi héréditaire, avec la connotation supplémentaire qu’aux XIVe et XVe siècles, un Anglais représentait un créancier, un usurier.

Les vieux antagonismes historiques entre français et anglais trouvent aussi, dans le fil, le moyen de se distinguer : ainsi l’expression filer à l’anglaise donnera, par un juste retour des choses, « to take french leave », filer à la française, c’est-à-dire, littéralement, se « défiler »… Le verbe « anglaiser » ne signifiait-il pas « voler », au sens de commettre un larcin ? D’autres langues ont d’ailleurs adopté la coloration péjorativement française : « anar-se´n a la francesa » (en catalan), « despedirse a la francesa » (en espagnol), « sair à francesa » (en portugais), « französischen ab schied nehmen » (en allemand)…. alors que l’italien (« filarsela all’inglese) ou le polonais (« wyjść po angielsku ») restent fidèle à la perfide Albion

Au théâtre, l’emploi du mot fil est encore plus signifiant, car il est employé pour en dissimuler un autre. On sait que les gens de théâtre n’utilisent jamais le mot corde, auquel ils confèrent une malédiction durable, sans doute liée à la peur de la pendaison qui menaçait la condition d’acteur, loin du pardon religieux.

Ainsi, l’ensemble des cordages permettant de faire fonctionner les machineries complexes se nomment des « fils d’équipe », avec entre autres, le « fil de commande », le « fil de gare » qui permet de dégager habilement une structure d’un contexte de décors lourds par une dérivation latérale, mécanisme qui fit, par exemple, les beaux jours du Casino de Paris et de Mademoiselle Mistinguett, en faisant apparaître le fameux escalier de la revue… Ces fils sont toujours utilisés sur nos scènes.

Quant au filet, support des décorations de feuillages, branches et autres transparences si chères au théâtre wagnérien, où nos Walkyries chevauchaient en toute impunité, ses transparences en disent long sur les velléités expansives de certaines mises en scène […]

Les Nornes tressant la corde du destin Prologue du Crépuscule des Dieux (Götterdämmerung), dernière journée de la Tétralogie de Richard Wagner, mis en scène par Robert Lepage. Photo : Ken Howard/ © Metropolitan Opera

Rassembler les fils à partir du mouvement perpétuel : la musique d’un des « Mouvements perpétuels » de Francis Poulenc [1899-1963], utilisée « à dessein » par Alfred Hitchcock [1899-1980] dans son film « La corde » (titre ô combien prémonitoire !), est très révélatrice. Musique « en boucle », elle évoque la durée, de même que le film lui-même, qui fut tourné en trois prises uniques, selon les contraintes de durée des bobines de l’époque, qui est un exercice de style. Il y a là une série d’association symbolique (corde, musique perpétuelle, bobines (presque) sans coupure, malle où est dissimulé le cadavre, comme une sorte de Minotaure caché dans un salon bourgeois au milieu d’une réception mondaine), où la corde figure le fil du suspense, rejoignant les méandres du meurtre amoureux, comme dans le mythe. C’est sous l’influence des mélismes de cette musique que James Stewart, le professeur criminologue, va commencer à comprendre l’étrangeté de la situation et à « démêler » l’écheveau du crime…

voir : un extrait du film de Alfred Hitchcock, The Rope (la Corde), 1948, avec la musique de Francis Poulenc

James Stewart, Farley Granger et John Dall, dans La corde (The Rope) d’Alfred Hitchcock, 1948

Du fil d’Ariane

« L’idée d’une maison faite pour que les gens se perdent est peut-être plus étrange que celle d’un homme avec tête de taureau, mais les deux s’ajoutent et l’image du Labyrinthe convient à l’image du Minotaure. Il est satisfaisant qu’au centre d’une maison monstrueuse soit un habitant monstrueux. Le Minotaure, moitié taureau et moitié homme, est né des amours de Pasiphaé, reine de Crète, avec un taureau blanc que Poséïdon fit sortir de la mer. Dédale, auteur de l’artifice qui permit la réalisation de telles amours, construisit le Labyrinthe destiné à enfermer et à cacher le fils monstrueux. Celui-ci mangeait de la viande humaine; pour le nourrir, le roi de Crète exigea annuellement d’Athènes un tribut de sept jeunes hommes et de sept jeunes filles. Thésée décida d’exempter sa patrie de ce tribut et il s’offrit volontairement. Ariane, fille du roi, lui donna un fil pour qu’il ne se perdît pas dans les couloirs ; le héros tua le Minotaure et put sortir du Labyrinthe. Ovide, dans un pentamètre qui essaie d’être ingénieux, parle de l’homme moitié-taureau et taureau-moitié homme; Dante, qui connaissait les paroles des anciens mais non leurs monnaies et monuments, imagina le Minotaure avec tête d’homme et corps de taureau (Enfer, XII, I-30). Le culte du taureau et de la double hache (dont le nom était labrys, qui ensuite put donner Labyrinthe) était typique des religions préhelléniques, qui célébraient des tauromachies sacrées. Des formes humaines à tête de taureau ont figuré, si l’on juge d’après les peintures murales, dans la démonologie crétoise. Probablement, la fable grecque du Minotaure est une tardive et maladroite version de mythes très anciens, l’ombre d’autres songes encore plus effroyables ».

Jorge luis Borges [1899-1986], in Le Livre des êtres imaginaires

Lucas Cranach l’Ancien [1472-1553], Hercule et Omphale, 1537

Mis à part le rouet d’Omphale, la belle reine de Lydie, auprès de laquelle Héraclès (Hercule) apprit l’art du filage, le symbole du fil réside au cœur d’un des plus beaux mythes, celui du Labyrinthe et du Minotaure, à travers le fil d’Ariane.

Rappelons ici les grandes lignes de la légende minoenne. Zeus, le dieu suprême, a enlevé Europe, la fille du roi de Phénicie, en train de jouer avec ses amies sur la plage de Tyr. Pour la séduire, le dieu s’est métamorphosé en taureau blanc, d’une douceur ineffable, sur lequel Europe, conquise, a fini par s’asseoir… aussitôt emportée à travers les flots jusqu’en Crète, où les deux amants, consommant leur union, sous les platanes de Gortyne, vont engendrer trois enfants : Minos, Radhamante et Sarpédon.

Félix Valloton [1865-1925], L’Enlèvement d’Europe, 1908 © Kunstmuseum Bern

Minos deviendra le roi légendaire de Crète, réputé pour sa justice, allant puiser ses ordres tous les neuf ans auprès de son père divin. Ce monarque solaire va épouser Pasiphaé, (en grec ancien Πασιφάη, « celle qui brille pour tous », en référence à la lune), fille de Perséis (une des Océanides) et d’Hélios, assimilé au soleil et à Apollon. De leur union vont naître plusieurs enfants, dont Ariane et Phèdre.

Mais Minos, dans sa vanité de vouloir démontrer à ses frères qu’il est l’élu des dieux, demande à Poséidon de le lui prouver en faisant sourdre des flots un taureau blanc, qu’il ne manquera pas de lui sacrifier en retour. Ainsi la chose est-elle accomplie, mais Minos, faisant fi de sa promesse, préfère conserver le taureau pour assurer la reproduction de ses troupeaux.

Vengeance immédiate de Poséidon : il inspire à la reine Pasiphaé un tel amour pour le beau taureau, qu’elle demande à l’ingénieux Dédale, l’architecte athénien en exil œuvrant auprès de son époux, un système ingénieux pour permettre leur accouplement et assouvir sa passion. Dédale lui construit une vache en bois, recouverte de peau, dans laquelle elle pourra se glisser pour séduire et s’unir au taureau.

Dédale présentant la vache en bois à Pasiphaé, peinture murale de Pompéi (maison des Vettii), 1er siècle

Ainsi Pasiphaé va-t-elle donner naissance à un monstre mi-homme, mi-taureau, le Minotaure, qui ne se nourrit que de chair humaine. Pour soustraire cet objet de honte à l’opprobre de son peuple, et l’éloigner définitivement de son épouse fautive, Minos sollicite à son tour Dédale pour trouver une solution à ce problème : ainsi Dédale invente-t-il le Labyrinthe, pour y cacher le monstre, dans un lieu inextricable, aux entrelacs suffisamment compliqués pour que personne ne puisse plus en ressortir. Et Minos, ayant envoyé sa flotte saccager Athènes, exige comme dîme des athéniens vaincus, que tous les neuf ans quatorze jeunes filles et garçons lui soient livrés en captivité comme pâture pour nourrir le monstre.

Parmi eux le prince Thésée, fils du roi Égée, se porte volontaire pour le sacrifice. Avant son départ il convient avec son père d’un signal : des voiles blanches sur les bateaux athéniens, en cas de victoire, en lieu et place des voiles noires habituelles.

Dès qu’elle aperçoit le héros Ariane, une des filles de Minos et Pasiphaé, en tombe éperdument amoureuse et veut le sauver. Prenant encore conseil auprès de Dédale, elle apporte à Thésée une épée et une pelote de laine pour qu’il puisse marquer son itinéraire dans le Labyrinthe.

Maître des Cassoni Campana, La légende crétoise / Thésée et le Minotaure, détail c. 1500-1525

Dans une lutte sans merci Thésée tue le Minotaure, parvient à ressortir du Labyrinthe avec ses compagnons, grâce au stratagème du fil, et va s’enfuir de Crète avec Ariane, avec laquelle il va vivre des amours ardentes mais brèves, abandonnant le jeune femme éplorée sur une plage de l’île de Naxos, pour retourner à Athènes, oubliant de hisser les voiles blanches, ce qui précipitera le suicide et son père Égée qui, dans son chagrin, se va se jeter dans la mer qui porte désormais son nom.

Thésée combat le Minotaure, assisté par Athéna, médaillon d’un kylix d’Aison, v. 430 av. J.-C.,
© Musée archéologique national de Madrid

Pablo Picasso [1881-1973], La dépouille du Minotaure en costume d’arlequin, 1936 © Succession Picasso 2012

Ce rideau de scène, conçu par Pablo Picasso pour la pièce Le 14 juillet de Romain Rolland, créée en 1936, mesure plus de 13 mètres sur 8 et fut réalisé à partir d’une gouache par le peintre Luiz Fernandez, ami de l’artiste, retouchée et complété par Picasso lui-même.

Ariane ne resta pas longtemps esseulée : Dionysos, attendri, la rejoindra avec son char luminescent et l’épousera, lui offrant un diadème d’or, œuvre d’Héphaïstos, qui formera une constellation.

Quant à Thésée, c’est la sœur d’Ariane, Phèdre, qui l’épousera, lui faisant deux enfants, avant que le héros ne convole vers d’autres amours, dont une union avec la reine des Amazones. Il en naîtra le chaste Hippolyte, lui-même devenant objet d’un violent amour de Phèdre, qu’il repoussera, cette dernière se vengeant de ce mépris en l’accusant d’avoir attenté à son honneur. C’est Poséidon, convoqué par Thésée, qui fera périr le jeune héros.

Revenons au mythe central. Pour se venger de l’humiliation, Minos enferme alors Dédale et son fils Icare au cœur du Labyrinthe, précipitant l’artiste dans sa propre création (en grec ancien Δαίδαλος signifie « astucieux », « ingénieux »).

Charles-Paul Landon [1760-1826], Dédale et Icare © Musée des Beaux-Arts d’Alençon

Dédale, une fois encore trouve une solution : il va fabriquer des ailes avec des plumes et de la cire pour s’échapper par les airs avec son fils. Il prévient ce dernier du danger de s’approcher de la chaleur du soleil et l’enjoint de suivre la voie moyenne (mediocritas), moins exaltante, mais assurant la longévité. Icare, grisé par son vol, oubliant le conseil raisonnable de son père, se rapprochera trop près du soleil, faisant fondre la cire de ses ailes, précipité dans les flots après une chute terrible.

« En vain j’ai voulu de l’espace
Trouver la fin et le milieu ;
Sous je ne sais quel œil de feu
Je sens mon aile qui se casse ;
Et brûlé par l’amour du beau,
Je n’aurai pas l’honneur sublime
De donner mon nom à l’abîme
Qui me servira de tombeau ».

 Charles Baudelaire,
Les Plaintes d’un Icare
, extrait,
in Les Fleurs du mal

Jacob Peter Gowi [c. 1615 – c. 1661],
La Chute d’Icare, 1636,
d’après Peter Paul Rubens [1577-1640]
© Musée du Prado, Madrid

Quant à Dédale il poursuit sa route jusqu’en Sicile, poursuivi par le courroux de Minos. Celui-ci, pour retrouver l’astucieux ingénieur, va l’appâter en lui lancer un défi à sa hauteur. Il promet une forte récompense à qui réussirait à accrocher un fil au fond d’une coquille d’escargot.

Dédale relève le défi : il va accrocher le fil à une fourmi, qui se faufilera ainsi dans la coquille et accomplira le prodige en toute simplicité… Minos ne peut plus douter de la présence de Dédale en Sicile et provoque une guerre entre la Sicile et la Crète pour le faire prisonnier… Le roi périra en Sicile dans une baignoire ébouillantée, piégé par le roué Dédale, qui finira ses jours en Sardaigne, renouant ainsi avec le dieu du feu Héphaïstos, qui y avait forgé Talos, géant de bronze, inventeur du compas et de la scie, futur gardien de la Crète… et neveu de Dédale qui, jaloux de son talent, l’avait précipité du haut de l’Acropole, entraînant son exil forcé auprès du roi Minos !

La boucle est ainsi bouclée…

Auguste Rodin [1840 -1917], L’illusion, sœur d’Icare, 1894-1896, exécution d’Alexandre Pézieux © Musée Rodin, Paris

Au fil de la mètis

Au-delà de la légende le personnage emblématique de Dédale, à la fois architecte, créateur de l’énergie, auteur du Labyrinthe et inventeur du moyen de s’échapper de sa propre création, illustre magnifiquement la maîtrise du plan : le réseau, structuré autour du mystère caché, codé par sa complexité (le Labyrinthe/plan horizontal), le fil d’Ariane, savoir-faire astucieux pour trouver l’issue (déambulation/plan circulaire), la ruse pour s’en échapper (les ailes/plan vertical).

Dédale fonde son génie sur l’astuce, la ruse. Pour les ancien grecs la mètis (Μτις) est une des données fondamentales de l’intelligence, mais une forme particulière d’intelligence et de pensée, privilégiant la stratégie, le stratagème et, pour parvenir à ses fins, la duperie, la dissimulation, voire le mensonge. Le mot signifiant aussi « personne », Ulysse, « l’homme aux multiples tours » (polytropos) de l’Odyssée, tel que le définit Homère, s’efforcera ainsi d’être personne, pour mieux s’insinuer dans la logique de l’autre, afin de mieux pénétrer et cerner les univers desquels il doit triompher.

La mètis appartient au monde des réalités mobiles, instables, où la rapidité de la pensée, les facultés d’adaptation, de création « improvisée » se distancient des systèmes figés, des raisonnements fixés, des dogmes ou des mesures inaltérables. Y prédominent le savoir-faire artisanal, l’art de la navigation à vue, la dextérité du sophiste, alliés au pragmatisme.

Elle donne ainsi au plus faible la capacité d’égaler le plus fort, au plus judicieux, au plus débrouillard, à celui qui sait anticiper, de triompher des autres et des dangers, même au prix de couardise ou de déloyauté.

Ce n’est pas pour rien que Zeus, ayant eu précisément la déesse Mètis pour première épouse, s’emploiera à lui tendre un piège, lorsqu’il apprendra que les enfants qu’elle peut engendrer pourraient à leur tour être dotés de cette intelligence perspicace et rusée, qui pourrait les conduire à vouloir le détrôner ;

« Pourrais-tu être un lion qui crache du feu ? » lui demande-t-il. Et Mètis se transforme en lion. « Pourrais-tu être aussi une goutte d’eau ? », ajoute-t-il. Aussitôt qu’elle s’est exécutée, Zeus l’avale, ayant désormais cette goutte circulant en lui, devenant ainsi la métis en personne. Comme nous le rapporte Hésiode dans sa Théogonie, Athéna, issue de son union avec Mètis ne sortira pas du ventre de la déesse, mais de son crâne divin, étant ainsi adoubée par le même esprit astucieux qui la distinguera de nombreux autres dieux.

Naissance de la déesse Athéna, amphore antique, détail © Museum of Fine Arts

Comme le souligne Jean-Pierre Vernant dans son ouvrage Les ruses de l’intelligence : la mètis des Grecs : « Zeus n’est pas seulement le roi, il est le destin qui fait que l’ordre cosmique ne peut jamais être remis en question. Il devient le Metioeis, le dieu fait tout entier métis, la Prudence en personne ».

Dédale, meurtrier de Talos, sculpteur sachant donner la vie à ses statues, inventeur du camouflage de Pasiphaé, du Labyrinthe, des ailes d’Icare, n’incarne-t-il pas cette disposition d’esprit, qui le fait à la fois artiste polymorphe, ingénieur, joueur, architecte, éminence grise, toujours renaissant à ses propres défis, faux-fuyants et mercurien, au service de pouvoirs rigides, qui ont besoin de sa plasticité pour influer sur leurs propres destins ? Dédale nous condamne à la perte des certitudes, à l’égarement dans les nœuds de l’énigme, à l’enfermement de nos connaissances, si elles ne sont pas sans cesse réévaluées par l’imaginaire, fécondées par la faculté d’inventer, d’innover, de s’adapter.

À la tentation du gouffre et de l’abîme, de la pesanteur ou gît le Minotaure, part non domestiquée de nous-mêmes qui se terre dans le Labyrinthe intérieur, il propose l’alternative d’une légèreté reconquise par l’esprit, d’une échappée par les airs, au risque d’y brûler ses ailes… Étonnant dilemme, entre Éros et Thanatos, qui rejoint des interrogations bien actuelles de la psychanalyse.

Astérion ou la parcelle d’étoile

« Le Minotaure dansait dans son labyrinthe, dansait à travers le monde de ses reflets; il dansait comme un enfant monstrueux, il dansait comme un dieu monstrueux parmi cet univers fait de ses images, à travers le cosmos du Minotaure ».

Friedrich Dürrenmatt [1921-1990], manuscrit de la ballade Minotaure (1984/85)

Mais c’est sûrement la figure du Minotaure, qui a le plus inspiré les artistes de notre temps (tant d’œuvres de Pablo Picasso, Georges Braque, Jean Cocteau, Hans Erni, René Char… en portent témoignage !), devenant notamment le nom de la célèbre revue d’inspiration surréaliste d’Albert Skira, où le lien avec le Labyrinthe et le fil est souligné, dès 1924, par André Breton lui-même : « Sans fil, voici une locution qui a pris place trop récemment dans notre vocabulaire, une locution dont la fortune a été trop rapide pour qu’il n’y passe pas beaucoup du rêve de notre époque, pour qu’elle ne me livre pas une des très rares déterminations spécifiques nouvelles de notre esprit. […] je dois être Thésée, mais Thésée enfermé pour toujours dans son labyrinthe de cristal » (in Introduction au discours sur le peu de réalité).

Friedrich Dürrenmatt [1921-1990], Minotaurus, Eine Ballade VII © CDN Schweiz

Le monstre, à la fois bête et homme, tapi au cœur de l’énigme où se perdent les chemins, cet œil noir dissimulé loin de la lumière, cette force animale, érotique, enfouie, prête à engloutir, ne pouvait que rencontrer une époque désormais conditionnée par l’analyse clinique des voies de l’Inconscient, le péril nucléaire, la recherche des ultimes particules de l’univers, des trous noirs, des codes du génome…

Le Minotaure, cet amant-aimant qui nous attire vers une nuit sans issue, nous relie à un acte d’amour sacrificiel, que justifient le prélude des méandres du Labyrinthe.

« […] je serais, moi, Astérion, un prisonnier. Dois-je répéter qu’aucune porte n’est fermée ? Dois-je ajouter qu’il n’y a pas une seule serrure ? Du reste, il m’est arrivé, au crépuscule, de sortir dans la rue. Si je suis rentré avant la nuit, c’est à cause de la peur qu’ont provoquée en moi les visages des gens de la foule, visages sans relief ni couleur, comme la paume de la main. Le soleil était déjà couché. Mais le gémissement abandonné d’un enfant et les supplications stupides de la multitude m’avertirent que j’étais reconnu. Les gens priaient, fuyaient, s’agenouillaient. Certains montaient sur le perron du temple des Haches. D’autres ramassaient les pierres. L’un des passants, je crois, se cacha dans la mer. Ce n’est pas pour rien que ma mère est une reine. Je ne peux pas être confondu avec le vulgaire, comme ma modestie le désire ».

Jorge luis Borges [1899-1986], in Aleph, 1947

René Magritte, [1898-1967], couverture pour le Minotaure, revue artistique et littéraire. No. 1-12/13, 1930
© Éditions Skira et Tériade, Paris

Mais les choses, en mythologie, ne sont jamais univoques : le vrai nom du Minotaure était Astérios, ou Astérion, c’est-à-dire « partie d’étoile ».

Si l’on se réfère aux paroles d’Ariane dans les Héroïdes attribuées à Ovide, « […] le taureau est la forme déguisée d’un dieu, Pasiphaé, ma mère, victime de cette illusion, a enfanté dans la douleur », ce n’est donc pas seulement un monstre noir et bestial que l’on place au centre du soleil de pierre qu’est le Labyrinthe, mais bien un « fragment d’étoiles », un joyau capable d’éclairer les ténèbres.

Ce paradoxe est extraordinaire et éclaire d’un jour nouveau le fil d’Ariane. Créé par Dédale, l’inventeur de l’énigme du Labyrinthe, utilisé à des fins de conquête pour le héros Thésée, suscité par l’amour d’Ariane – c’est par l’amour que le fil est vainqueur-, représente, le moyen d’arriver au Minotaure, et, par extension de ce que nous avons dit plus haut, de revenir de la partie d’étoile, qui brille, sanguinaire, dans la nuit du Labyrinthe.

Cet itinéraire replace la quête dans l’optique d’une cheminement spirituel, le Labyrinthe, dont c’est la justification depuis le Paléolithique, symbolise notre déambulation tâtonnante vers l’origine du chaos, à l’instar des circonvolutions cosmogoniques, dont on retrouve des représentations dans l’Antiquité égyptienne, sans doute relayant elles-mêmes de plus anciens archétypes issus de la civilisation mésopotamienne, où la figure du Taureau matérialise l’origine de la vie, comme messager du dieu Ptah, ou du dieu de la lumière Rê….

Représentation du taureau Apis, temple d’Horus à Edfou

Dès l’écriture cunéiforme ougaritique on retrouve la figure du taureau dans la première lettre de l’alphabet, une consonne, en hébreu désignée comme Aleph. Contrairement aux alphabets d’origine indo-européenne, dont est issu l’alphabet grec, où l’Alpha est une voyelle, – Aleph est dérivé d’une consonne phénicienne, que l’on exprime en linguistique par un « coup de glotte », qui transcrit le son que produisent les bovins lorsqu’ils mugissent, associant une tête de taureau, comme premier caractère des origines.

Entrer dans le Labyrinthe, c’était donc risquer le face à face avec les origines, avec le chaos initial, porté par la lumière « ténébreuse » d’Astérion/Minotaure.

De là s’impose le principe des cycles, tel qu’on le voit transcrit, entre autres, par le nombre 9 (le rythme « planétaire » des jeunes athéniens fournis en pâture au Minotaure tous les neuf ans), le nombre 7 (les 7 couples des mêmes jeunes athéniens), qui se rattache à une symbolique de la sagesse dans nombre de numérologies antiques.

Peut-être le Minotaure/Astérion – que Pasiphaé mit au monde hors des lois humaines et du pouvoir incarné par Minos, pourtant fils du dieu des dieux – incarne-t-il l’archétype de la connaissance originelle dissimulée, désancrée par sa bestialité des conventions sociales et des intrigues dynastiques, une sorte de lecture initiale du monde, à laquelle prépare la déambulation dans les enchevêtrements du Labyrinthe, connaissance qui ne peut se transmettre vers l’extérieur, mais se vivre, de l’intérieur, jusqu’au sacrifice de la mort.

Ainsi la victoire de Thésée, en tant que fondateur de la cité d’Athènes, n’est-elle que la captation de ce savoir spirituel vers la nature « païenne » de la civilisation grecque, qui va pouvoir ainsi en le redimensionner, non plus seulement sur des valeurs anthropiques, mais dans une cosmologie fondée sur le nombre.

Gustave Doré [1832-1883], Minos juge aux Enfers, gravure sur bois, 1865,
illustration pour la Divine Comédie de Dante

La double hache ou le fil du rasoir

« Cet instant où la beauté, après s’être longtemps fait attendre surgit des choses communes, traverse notre champ radieux, lie tout ce qui peut être lié, allume tout ce qui doit être allumé de notre gerbe de ténèbres. »

René Char, in Recherche de la base et du sommet

Le fil unit, à travers la nuit, la lumière du jour à celle de la nuit, de l’Astérion. Soleil et lune séparés par l’épreuve des ténèbres. N’y a t-il pas précisément là une exceptionnelle correspondance avec la bipenne, la double hache, semblable, par ses deux lames, à deux demi-lunes, symbole minoen gravé et sculpté sur les monuments crétois ?

On voudrait voir dans l’étymologie du mot Labyrinthe un lien avec le labrys, cette « double hache », nommée pelekys ou sagaris chez les Grecs, bipennis chez les Romains , dont le symbolisme traverse l’art minoen, thrace, grec ou byzantin, et même la mythologie africaine (Shango).

Cependant, note Paolo Santarcangeli dans son Livre des Labyrinthes : « Rien ne semblait plus simple, plus logique ni plus convaincant que de faire dériver ce nom du grec Aappuç, « la hache aux deux ailes », la hache du sacrifice probablement en pierre, que l’on retrouve si fréquemment et sous tant de formes dans les fouilles de Cnossos. Le fait de l’avoir trouvée sur les huisseries des portes et sur les piliers de soutènement fit supposer non seulement que le palais était le labyrinthe des Anciens, mais aussi que celui-ci tirait son nom précisément de cette arme ou ustensile ou symbole sacral. […] Malheureusement, à l’époque de la construction probable du labyrinthe, «hache» ne se disait pas en Crète labrys, mais peleky ».

Sarcophage minoen d’Aghia Triada, XIVe siècle av. J.-C. © Musée archéologique d’Héraklion.

Il n’en demeure par moins que,dans le royaume de Minos, le symbole le plus fort exprime la « séparation », le fil est tranchant, dédoublant, juste contrepoids au fil d’Ariane qui, lui, rassemble, relie. Ariane, dans sa passion pour Thésée, par son amour, oblige Dédale à trouver le fil sinueux (horizontal) pour répondre au fil coupant (vertical) de la bipenne crétoise.

Ainsi une lecture du mythe peut-elle apparaître : le fil d’Ariane, reliant horizontalement le jour (la lumière apparente) à l’Astérion (la lumière obscure) – « astre » issu de Pasiphaé (la lumière lunaire) – transgresse les codes immuables, figurés par le royaume de Minos (pouvoir) qui, incarné dans la double hache, impose une continuité verticale jour-nuit, soleil-lune. Il nous fait entrer dans le monde du non révélé, de l’ambiguïté, de la nuit scintillante, où Astérion figure la mise en abîme du sujet, sa part de recherche dans la nuit du dédale. Avec, au bout, le risque de la destruction (double destruction, à la fois humaine par l’énergie du corps, et bestiale par la force animale du cerveau; « palais de la double hache »).

Le taureau, assimilé dans toutes les représentations au soleil et à la lumière de la fertilité, qu’on retrouve aux frontispices des édifices crétois, n’en est-il pas le symbole le plus éclatant et l’écho « visible » des deux soleils qu’évoque le mythe ?

Taureau blanc immaculé, d’essence solaire, offert par Poséidon à Minos, perverti par celui-ci, taureau noir, d’essence lunaire, initiatique, dissimulé dans les méandres du Labyrinthe. En y pénétrant le chercheur, qui ne possède pas le fil, entre de plain-pied dans l’espace de l’analyse psychanalytique, s’égare dans les méandres figurés par la pensée, le cerveau, au cœur desquels résident les deux hémisphères des forces conscientes des forces animales.

L’Astérion, ou l’indominé, figure donc le moi profond, livré à l’introspection, au doute du tâtonnement et à la « lumière intérieure ».

Le fil du destin

Si le fil est lié au temps, à la destinée humaine, il est essentiel qu’il soit protégé des risques de la rupture et de l’anéantissement. Le Minotaure était le gardien du Labyrinthe, les Moires sont les gardiennes du temple du Temps.

Moira signifie « de la part de » et figure la trame des destins enchevêtrés. Les Moires sont au nombre de trois – Atropos, Clotho et Lachésis – et conservent, noué, le fil de la vie, filé par la première, enroulé par la deuxième, puis coupé à la juste mesure par la troisième.

Filles de la nuit, comme Astérion, forces élémentaires du monde, elles demeurent la loi; loi intransgressible, même par les dieux dont on connaît le goût prononcé pour les transgressions de toutes sortes…

Leurs petites sœurs romaines, les Parques, leurs sont identifiées tout en incarnant plus spécifiquement les trois âges de la vie : naissance, vie, mort. Sur le Forum où elles avaient leurs statues, on les invoquait sous le nom de « tria fata », les trois fées.

Le fil devient objet magique, incantatoire, investi des pouvoirs venant de l’au-delà.

John Melhuish Strudwick [1849-1937], Les Moires (A Golden Thread), 1885 © Tate Gallery, London

À toutes ces figures, il convient encore de convier celle, bien humaine, de Pénélope. Venue de Sparte et mariée dans l’île d’Ithaque avec le marin Ulysse, elle donne naissance à Télémaque, élevée par Mentor, un fameux précepte de sagesse et de conseil. .

John Flaxman [1755‑1826], Pénélope surprise par les prétendants, gravure sur papier, 1805
© Tate Gallery, London

Grâce aux textes homériques, on connaît les voyages d’Ulysse et son errance symbolique. Le Labyrinthe, cette fois, n’est plus sur la terre ferme, mais il prend possession des Éléments : il devient le monde. Pour retrouver sa patrie, Ulysse, « promené » par la volonté des dieux, va être aidé par la persévérance de Pénélope qui, chaque nuit, défait l’ouvrage de tapisserie qu’elle s’était employée à réaliser durant le jour afin de décourager les assauts des courtisans. Pendant qu’à Délos, sur l’île des dieux, Thésée rejoue, aux pieds d’Aphrodite, la danse incessante de son parcours dans le Labyrinthe, Pénélope retient le temps en détruisant chaque soir son ouvrage pour le remettre sur le métier…

Ulysse ne possède plus le fil car il est éloigné de l’amour. Mais Pénélope le conserve comme une destinée inéluctable. À la différence d’Ariane, dont le fil est motivé par l’action (amour actif), Pénélope se contente de l’attente (amour passif). Dans les deux cas, le fil est suscité par l’amour […]

Labyrinthe digital gravé sur un pilier du portique de la cathédrale San Martino à Lucca (Toscane, Italie)

Inscription : « Hic quem Creticus edit Daedalus est laberinthus de quo nullus vadere quivit qui fuit intus ni Theseus gratis Ariane stamine jutus » (« Ceci est le labyrinthe que construisit Dédale le Crétois, duquel personne, y ayant pénétré, ne put sortir sauf Thésée, grâce au fil d’Ariane »).

II. Un dédale sonore

« Un noble philosophe [Novalis (1772-1801)] a dit de l’architecture qu’elle est une musique pétrifiée, et ce mot a dû exciter plus d’un sourire d’incrédulité. Nous ne croyons pouvoir mieux reproduire cette belle pensée qu’en appelant l’architecture une musique muette ».

Johann Wolfgang von Goethe [1749-1832], in Pensées diverses sur l’art

En musique, le fil horizontal, c’est le contrepoint, le fil vertical, c’est l’harmonie.

La rencontre des deux, à travers la polyphonie, crée l’édifice sonore […]

Giovanni Battista Piranesi [1720-1778], L’Arche gothique, pl. XIV, in Le Carceri d’invenzione, (Prisons imaginaires), 1761

Béla Bartók et Barbe-Bleue, le fil rouge

Le fil d’Ariane, en donnant, par sa seule volonté amoureuse, le moyen au héros de sortir de l’univers clos du Labyrinthe, figure le vecteur qui permet, par le sentiment, c’est-à-dire, par l’expérience vécue au double niveau psychique et physique, de trouver l’issue, la porte salvatrice. Ariane est donc à la fois sœur d’Antigone devant la porte de son tombeau, Judith face à l’Holopherne et rejoint l’autre Judith, l’une des huit femmes de Barbe-Bleue, dont le compositeur hongrois Belà Bartók [1881-1945] fit un des deux personnages de son unique opéra: Le Château de Barbe-Bleue. Dans cette œuvre, on voit le monde de l’homme, et de la nuit, incarné par le Barbe-Bleue du conte, confronté au monde de la femme, incarné par Judith, dont on ne sait rien des antécédents, et qui, peu à peu, va livrer ses secrets par l’ouverture progressive des portes symboliques, évoquant les trésors de Barbe-Bleue.

Il serait trop long de développer, dans le cadre de cette réflexion, tous les aspects que recouvre l’œuvre de Bartók, à laquelle j’ai consacré un essai : Belà Bartók, un humanisme écartelé (Éditions Plain-Chant).

 voir aussi : Bartók, Musique pour cordes, percussion & célesta dans De l’Harmonie (in Blog-notes)

Résumons succinctement l’action. Le rideau se lève, dans l’obscurité, révélant une grande salle circulaire pourvue de sept portes, un rai de lumière provenant d’une percée en haut d’un escalier, par lequel Barbe-Bleue et Judith entrent en scène. Nouvelle épouse de Barbe-Bleue, Judith, qui porte encore sa robe de mariée, découvre la demeure austère de son mari et remarque les sept portes opaques. Contre la volonté de son époux, elle insiste pour que celui-ci les ouvre, en témoignage de sa confiance et de son amour. Barbe-Bleue refuse, mais sur l’insistance de plus en plus pressante de Judith, il finit par céder. L’ouverture successives des portes dévoile une salle de tortures, une chambre d’armes, puis une salle au trésor, dont les joyaux sont tâchés de sang, puis un jardin merveilleux où les plantes semblent surgir d’une terre ensanglantée. Un nouvelle porte ouverte, malgré les réticences de Barbe-bleue, révèle un paysage, dont les nuages sont rouges comme du sang et un lac rempli de larmes. Derrière la dernière porte Judith découvre les trois épouses précédentes de son mari, pétrifiées dans la mort. Barbe-Bleue lui explique alors qu’elles incarnent le matin, le midi et le soir de sa vie… Judith, la quatrième épouse, incarne la nuit de leur rencontre et préfigure l’obscurité dans laquelle il doit errer à nouveau. Parée de somptueux bijoux, elle disparaît par la septième porte, qui se referme derrière elle. Barbe-Bleue demeure seul dans le noir.

Voici les ultimes paroles du Barbe-Bleue de Bartók et Béla Balázs, son librettiste :

« A l’aurore, la première vint à moi, parée de roses. Depuis lors, la fraîche aurore, son manteau de roses rouges, l’argent clair de la couronne sont à elle. Pour toujours. La deuxième vint, brillante, dans l’ardent éclat de midi. Depuis lors, midi, sa gloire, son pesant manteau de flammes, sa couronne éblouissante sont à elle pour toujours. La troisième, au crépuscule, vint à moi dans l’ombre calme. Depuis lors, le soir, sa pluie, son manteau lourd de mystère sont à elle. Pour toujours. Dans la nuit semée d’étoiles, la clarté sur ton visage, l’ombre dans ta chevelure. Désormais la nuit est tienne. Son brillant manteau d’étoiles, sa couronne scintillante sont à toi pour toujours. Belle, belle, rayonnante! Tu as été de toutes la plus belle! Désormais, plus rien que l’ombre, l’ombre, l’ombre… »

Pina Bausch [1940-2009], Blaubart,
Beim Anhören einer Tonbandaufnahme von Béla Bartóks Oper Herzogs Blaubarts Burg
(Barbe-Bleue – En écoutant un enregistrement de l’opéra Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók)
(Tanztheater Wuppertal,1977 © Foto: Maarten Vanden Abeele

L’opéra, on s’en doute, se lit à plusieurs niveaux. En premier jeu se trouve la progression vers la lumière. Au début, le château est plongé dans une obscurité originelle : l’homme, Barbe-Bleue n’est pas encore « révélé ». Au fur et à mesure de l’action, la femme, Judith, par l’insistance de ces questionnements, qui provoque l’ouverture progressive des portes du royaume de Barbe-Bleue, fait entrer la lumière dans les corridors inextricables, mais ce dévoilement de la vérité, son accès à une sorte de « clairvoyance » l’entraîne irrévocablement vers les ténèbres de sa propre perte. L’opéra, initialement plongé dans l’obscurité, y retourne, dans une forme en arches, où la porte centrale

Un deuxième niveau est signifié par les portes. Elles libèrent les « trésors » de Barbe-Bleue et, en même temps, relèvent la vérité des victoires arrachées par le sang, les larmes, les pillages…Voilà peut-être une illustration du fameux « durch Mitleid wissend » schopenhauerien (à travers la souffrance, la connaissance).

Le compositeur accompagne ce parcours initiatique par une architecture musicale parfaitement symétrique : début et ultime fin de l’œuvre en fa #, centre exact (porte 5) en do majeur, portes intermédiaires en mi et en la bémol, respectant ainsi les axes du cycle des quintes, contenant l’ensemble du système tonal (les douze demi-tons de la gamme).

Dans ce cadran sonore, l’axe fa dièse/do forme deux pôles antinomiques en latitude, contrebalancés par l’axe mi bémol/la en longitude, tonalités qui « colorent » les différentes portes.

à gauche: le système tonal (total chromatique) par le cycle des quintes
à droite : les rapports tons/couleurs/dramaturgie © PC TRANSARTIS

L’intervalle séparant ces pôles est le fameux triton (3 tons entiers), dont la dissonance par rapport à la quinte, sur laquelle repose le conduit harmonique classique (tonique, sur le 1er degré du ton – dominante, sur le 5e degré du ton (la quinte) – retour à la tonique) le fit appelé « diabolus in musica », considéré par les canons de l’Église comme inacceptable, non « harmonieux »… possédé par le démon !

Au cours des voyages recherches qui le conduisirent en Transylvanie, puis en Afrique et aux États-Unis, Bartók enregistra sur des rouleaux de cire des centaines d’heures de musique improvisée dans les villages qu’il traversait, qu’il transcrivait ensuite sur papier musique.

Belà Bartók [1881-1945], enregistrant sur phonographe des chants folkloriques à Darázs en 1909

Sa quête d’un axe initial, commun à toutes les musiques, l’engagea, entre autres, à privilégier l’intervalle de triton, qui semble « circuler » dans de nombreuses traditions musicales. Notons encore qu’à un demi-ton près, le triton pourrait devenir la quinte, soit l’intervalle de base (tonique-dominante) sur lequel toute la musique occidentale a été élaborée.

Ainsi, en visitant le château de Barbe-Bleue, on le fait résonner d’une complexité harmonique, qui reprend les valeurs numériques des proportions chères aux pythagoriciens, et crée une véritable architecture cosmogonique.

Si l’on ajoute encore que l’œuvre est construite sur une forme en arche, avec un développement de durées proportionnelles aux rapports de la section dorée (nombre d’or), chacune des 7 portes devient le jalon d’un édifice structuré par des proportions invisibles visant à un équilibre conjuguant lumière, durées, tonalités, densité…

Le Minotaure et la dissonance

Les 7 portes de Barbe-Bleue ne sont-elles pas des réminiscences du nombre 7 dans le Labyrinthe de Dédale, et les mugissements dissimulés du Minotaure n’évoquent-ils pas la proportion dissonante du triton, diabolus in musica, comme le taureau, monstre au cœur du Labyrinthe ?

Le triton, qui est au centre de l’octave et seul intervalle a avoir lui-même pour renversement, forme ce corps « dissonant » qui doit être « résolu » selon les principes de l’harmonie classique, selon le mode d’une résolution régulière (la dissonance aboutit à une consonance), ou irrégulière (la dissonance aboutit à une nouvelle dissonance). La dissonance induisant une tension (chaos), elle doit se résoudre par une détente (harmonie). C’est la quête évoquée par la formule ordo ab chao (l’ordre naît du chaos)…

Robert Fludd [1574-1637], Utriusque cosmi maioris scilicet et minoris metaphysica, physica atque technica Historia
(Histoire métaphysique, physique et technique de l’un et l’autre monde, à savoir du grand et du petit)
Frankfurt, 1617 © British Library.

A l’instar du triton, dans le systèmes des Harmonices mundi, le Minotaurel’indominé – représente l’harmonie originelle, non asservie, non « résolue » sertie dans l’écrin du Labyrinthe, dont le but est d’égarer l’esprit non clairvoyant, circonvoluant dans les dédales, comme dans les ondes peu à peu dispersées engendrées par un corps vibratoire.

Est-il possible à l’impétrant – celui qui rentre dans le Labyrinthe – de se retrouver face au chaos originel (Astérion/Minotaure), afin de tenter d’élucider le mystère de la Création ?

Peut-être est-ce là un des secrets que renferme l’archétype du Labyrinthe et que tentent, depuis toujours, de percer les multiples approches, plus ou moins rationnelles, des sciences objectives ou traditions occultes ? […]

A l’âge du péril nucléaire, le vieux mythe grec trouve encore des résonances sémantiques particulièrement saisissantes. Dans la Parabole des 3 vols, à la 2e fugue consacrée au dernier vol d’Antoine de Saint Exupéry [1900-1944], le 31 juillet 1944, avant sa dissolution dans flots de la Méditerranée, je faisais dire à mon personnage quelques considérations désabusées (on sait que Saint-Ex, dans les derniers mois de sa vie, avait une vision très pessimiste sur l’avenir de la planète…) sur le rôle du progrès scientifique, éclairées par les références mythologiques :

« […] La piste est mon terrain de jeu, mon champ d’existence, ma rampe de lancement vers les hauteurs, vers le ciel, vers ce qui se refuse à la pesanteur, défie la gravitation, se déploie dans les airs, devenant mélodie vrombissante dans les merveilleux nuages, que chante le voyageur de Baudelaire.

Arrivant bientôt près des côtes de la Méditerranée, si je suis pris en chasse par les boches, je me laisserai faire. On ne peut plus m’abattre, l’étant déjà de toute mon âme, de tous mon corps. Si ils me filent le train, je continuerai à prendre des clichés, à fixer ma propre chute, m’étant brûlé les ailes à force d’aller trop haut, comme mon compagnon du vieux mythe, le fier Icare, n’écoutant pas les conseils de l’état-major, de la même façon qu’il n’entendit pas ceux de son père Dédale, qui lui recommandait de voler « au juste milieu », dans cette sorte de voie moyenne, de médiocrité, que je hais de tout mon cœur.

Icare n’est pas mort, je le sais. Nos physiciens, à vouloir trop comprendre les secrets ultimes de la matière et de l’univers, ont joué avec l’énergie, ont pensé la domestiquer, créant des usines pour sa fusion nucléaire, à l’image de l’ingénieux grec, procurant à Pasiphaé, pour sa fusion charnelle avec le taureau blanc, les moyens d’accoucher du Minotaure. Les voilà maintenant, comme le roi Minos dans le Labyrinthe, obligés d’essayer de se débarrasser du monstre et de ses déchets dans des sarcophages en béton, afin de soustraire le péril aux yeux de la populace, encouragés par nos bureaucrates, hommes politiques, penseurs de tous poils, grâce aux méandres de l’administration, de la paperasserie universelle, des conventions et des règlements…

Vous verrez qu’un jour, mon Général, et ce jour n’est pas loin, de braves soldats, comme Icare ignorants du danger, auront pour mission, avec leur avion, d’aller lâcher des bombes atomiques au-dessus des villes ennemies, sous prétexte d’arrêter la guerre…

C’est la peur, mon Général, et la peur de la peur, qui meut le monde et le pousse vers l’abîme ».

III. L’architecte, le funambule et le jardinier

Le fil est à la fois objet de la substance et substance de l’objet, visible et invisible, conducteur et frein. Il reste du domaine de l’horizontalité lorsqu’il restaure, relie, raccommode, rassemble, lorsqu’il est lien, passerelle, pont.

C’est le fil d’Ariane, tendu entre le monde intérieur et le monde extérieur, entre l’ombre et la lumière. Mais, il est vertical lorsqu’il dépend de l’attraction, de la gravitation. Il évoque alors l’aspiration vers une élévation, vers une réalisation […]

C’est alors que, sur le fil, s’avance la figure trimorphe d’un même homme…

Eric Desmazières [1948-], Le funambule, 1974 © 2009 bond baiano llc/ childs gallery

« Quand vint Zarathoustra en la plus proche ville qui se situe à la lisière des forêts, il y trouva nombreux peuple assemblé sur  la place publique; car annonce était faite qu’on allait voir un funambule »

Friedrich Nietzsche, in Ainsi parlait Zarathoustra

Sur le plan horizontal règne le funambule, maître du jeu, de la marche, de l’équilibre, de la force physique. Son fil est conducteur : il lui dicte sa conduite pour sa survie, l’épouse, jusqu’au plus imperceptible mouvement, adhère à sa ligne droite, ne raisonne qu’au diapason de l’instant, suspendant jusqu’à son souffle. Tendu, au-dessus du vide.

Sa progression à travers le tâtonnement sinueux, évoque le courage, car il ne craint pas d’affronter la chute. Le funambule se joue de la pesanteur, défie la gravitation. Dressé sur le vide, à mains nues, usant de son corps comme d’une antenne, demeurant droit, la tête haute, malgré les tressautements, les courants, les vents contraires.

Et si on lui tend la perche il n’en avance pas moins seul, danseur déployant des ailes invisibles en glissant au-dessus des contingences et des mondes.

Il est l’homme des deux rives, des deux bords, de l’interstice entre les termes, de l’entre-deux. Son cap est un sillage, dont il ne saurait s’écarter qu’au péril de sa vie.

Par la maîtrise de sa force physique, associée à la bonne tension de son fil, à sa résistance, il gagne son but sans possibilité de dévier de son objectif.

Sur le fil le funambule est maître de lui. À travers l’outil de son corps il réalise les synthèses : muscles bandés, concentration auteur du centre de soi, vers cet équilibre éphémère, où jamais il ne peut s’installer.

Poussé en avant par l’énergie maintenue à son paroxysme, il évolue avec ou sans filet et sait que sa survie dépend de la sûreté de son pas, du dosage parfait entre la concentration de son corps et la détermination de son esprit. Son regard est à l’horizon. Il précède le pas et lui garde son cap.

« Ton fil cependant – j’y reviens – n’oublie pas que c’est à ses vertus que tu dois ta grâce. Aux tiennes sans doute, mais afin de découvrir et d’exposer les siennes. Le jeu ne messiéra ni à l’un ni à l’autre : joue avec lui. Agace-le de ton orteil, surprends-le avec ton talon. L’un à l’égard de l’autre, ne redoutez pas la cruauté : coupante, elle vous fera scintiller. Mais toujours surveillez de ne jamais perdre la plus exquise politesse ».

Jean Genet [1910-1986], in Le Funambule

« Notre conscience est l’architecte de notre songe ».
Victor Hugo [1802-1885], in Post-Scriptum de ma vie, 1901

Sur le plan vertical s’enhardit l’architecte. maître à penser, concepteur d’utopies.

Son fil est constructeur.

Sur le fil il se hisse, par échafaudages et tracés de lignes, à hauteur de vue, à horizon de murs, d’espaces, de paysages, de villes, de territoires. Il bâtit pour l’avenir, mais se préoccupe de ce qui demeure. Il est l’homme du plan, de la forme, de la géométrie, de la gravitation, des matériau qui donnent formes concrètes aux concept né dans l’abstraction.

« C’est d’une organisation délicate de déséquilibres que l’équilibre tire son charme. Un visage parfait le démontre lorsqu’on le dédouble et qu’on le reforme de ses deux côtés gauches. Il devient grotesque. Les architectes le savaient jadis et l’on constate, en Grèce, à Versailles, à Venise, à Amsterdam, de quelles lignes asymétriques est faite la beauté de leurs édifices. Le fil à plomb tue cette beauté presque humaine. On connaît la platitude, l’ennui mortel de nos immeubles où l’homme se renonce ».

Jean Cocteau [1889-1963], in La Difficulté d’être

Charles-Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier [18871965], Le Modulor, sans lieu, 1945, 2 croquis
© Fondation Le Corbusier

Si le funambule, maître du premier fil, le fil d’argent, toujours instable, sans préoccupation de domicile ou d’installation, recherche l’équilibre pour sa survie, larchitecte, lui, le défie et ne cesse de la mettre en péril, dosant les résistances et les forces pour édifier durablement, recherchant, à travers la quête d’une beauté réalisable, la stabilité d’un domicile, offrant une étape, une fixation pour le voyageur-funambule. Il est le maître du fil d’or, transformant le plomb de la matérialité en or de la création.

L’architecte, c’est Dédale : auteur du plan et du moyen de le conjurer. Contrairement au funambule, suspendu entre ciel et terre, l’architecte prend tempérance; il mesure avant que d’exécuter. Il est le maître de l’espace, qu’il « gère » et investit selon les nécessités qu’il détermine lui-même. Dédale appartenait à la « race royale ». À Athènes, son élève Talos manifestait un talent exceptionnel : s’inspirant de la mâchoire du serpent, il « inventa » la scie. Dédale, jaloux de cette ingéniosité, le précipita du haut de l’Acropole. C’est donc à cause d’un crime d’orgueil qu’il dut s’enfuit et se réfugia en Crête. Plus tard, à la suite d’une nouvelle fuite-évasion, hors du Labyrinthe, il gagna la Sicile.

Il y a un enseignement à tirer de son « odyssée » : son génie, issu de son savoir-faire de forgeron, ne peut s’épanouir pleinement que dans la solitude, débarrassée des contingences relationnelles et de l’ombre concurrente. L’architecte est donc le solitaire, l’initiateur. « Otez toute chose que j’y voie », dit Monsieur Teste de Paul Valéry [1871-1945].

Ainsi, le fil du funambule, associé à celui de l’architecte devient la balle du jongleur, l’équilibriste un amuseur, l’architecte un « grimacier ». « L’ironie étant la politesse du désespoir », selon Jean Cocteau [1889-1963], l’œil pour exister se doit de provoquer, de surprendre.

« Étonne-moi », lui dit un jour Serge de Diaghilev [1875-1929] le mécène démiurge et excentrique des Ballets russes.

Sur le fil du rasoir, la pensée artistique, toujours, s’est régénérée, a trouvé une nouvelle jeunesse. Comme Dédale, il lui faut se débarrasser du vieil homme et des références entretenues pour pouvoir renaître.

Mais, avant la renaissance, il faut un espace pour la germination, l’ensemencement et la fécondation. C’est là qu’intervient la troisième figure, le jardinier.

Le Labyrinthe du Château de Chenonceau

« Il m’arrive de descendre à pas lents, un peu avant l’aube, les marches de mon palais vers le jardin. Je m’achemine dans la direction des roseraies. J’observe ici et là et me penche, attentif, sur quelque tige, moi qui, midi venu, déciderai le pardon ou la mort, la paix ou la guerre. La survie ou la destruction des empires.

Puis, me relevant de mon travail avec effort, je dis simplement, en mon cœur, afin de les rejoindre par la seule voie qui soit efficace, à travers tous les jardiniers vivants et morts : « moi aussi, ce matin, j’ai taillé mes rosiers ». Et peu importe, d’un tel message, qu’il chemine ou non des années durant, s’il parvient ou non à tel ou tel. Là n’est point l’objet du message. Pour rejoindre mes jardiniers, j’ai simplement salué leur dieu, lequel est rosier au lever du jour ». »

Antoine de Saint Exupéry [1900-1944], in Citadelle

Sur le plan circulaire, dans la clôture du jardin, dans l’enclos des essences et des simples, des vergers et des plantes, s’évertue le jardinier, son ouvrage délimité, inscrit dans le temps du faire et dans la durée du réel, se mesurant aux dynamiques du bas vers le haut. Son fil est continuateur.

Claude Monet [1840-1926], Nymphéas, un des grand panneau du Musée de l’Orangerie, Paris

Dans jardin du peintre Claude Monet à Giverny, pieusement arpenté, creusé, bêché, retourné, recomposé, les allées sans cesse ratissées, les plates-bandes remaniées, les buissons taillés et retaillés, l’apparente anarchie qui semble régner, ne révèlera presque rien de la chorégraphie souterraine qui vibre et tinte dans l’air, car l’architecture n’est plus de murs ou de structures, mais de miroitements, de senteurs, d’éphémères floraisons, de bosquets à taille d’homme, d’imperceptibles jeux de lumière, sans cesse remodelé. Cela donnera les Nymphéas, repoussant le cadre pour l’expansion libre du motif confondu à la matière. Avec ce prétexte malicieux que ce qui ne se contemple pas ou ne se parcoure, se cueille et se mange. Ainsi le jardinier nourrit-il à la fois l’ordre de l’espace, pour le voyage de l’esprit, et les nécessités du corps, faisant fructifier les nourritures terrestres…

Après le maître du jeu, représenté par le funambule, prototype du héros Thésée ou du jeune Icare, après la maître du plan incarné par l’architecteDédale, dans l’ordre de l’esprit, Minos, dans ce lieu du pouvoir -,  le jardinier est-il le maître des essences et des simples.

« Il faut cultiver notre jardin », conclut Candide, revenu de tout.

Michael Maïer [1569-1622], Saturne arrose les fleurs du soleil et de la lune dans le jardin de l’amour,
in Atalanta fugiens, hoc est Emblemata nova de Secretis Naturae Chymica,1617
(Talante fugitive ou Nouveaux emblèmes chymiques des secrets de la Nature)

C’est qu’il ne suffit pas de maîtriser les forces vives du fil de la destinée par la domination physique, ou par le plan du constructeur. Encore faut-il tenir compte des forces naturelles et des limites.

Entre le fil conducteur du funambule et le fil constructeur de l’architecte, il existe l’espace mesuré du jardinier, dans la clôture duquel croissent et multiplient, dans un mouvement inverse -des profondeurs vers la lumière-, les espèces qui mènent à la fécondation, puis à l’éclosion et à la floraison (dans « floraison » il y a « raison »)…

Hortus conclusus, soror mea, sponsa, hortus conclusus, fons signatus
(Jardin fermé, ma sœur, ma fiancée, jardin clos, source scellée)
Vulgate, in Cantique des Cantiques, IV, 12

Ainsi, le jardinier est-il la part « raisonnable » des deux maîtrises évoquées plus haut. Taillant, sarclant, binant, fauchant, coupant et arrachant, le jardinier mesure son espace et lui donne les chances de perdurer. Il contrôle les forces de la nature et les ordonne, de manière à les prolonger : il est celui qui perpétue, (dans « perpétuer », il y a « tuer »), arrachant, élaguant, déboisant, réséquant, greffant, pour redonner vigueur, suivant le cours de la sève et le diapason des saisons.

« Pangloss disait quelquefois à Candide : Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles ; car enfin si vous n’aviez pas été chassé d’un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l’amour de mademoiselle Cunégonde, si vous n’aviez pas été mis à l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas donné un bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. – Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin ».

Voltaire [1694-1778], in Candide

François Arouet, dit Voltaire [1694-1778], Candide, fin du manuscrit ayant appartenu à Louis-César, duc de La Vallière

À travers cette trimorphose, rassemblant des facettes de l’Homme symbolisées par le jardinier, le funambule et l’architecte, un métier à tisser immémorial a rassemblé – de Dédale au Minotaure, du Labyrinthe au fil d’Ariane, de Minos à l’Astérion (et, au-delà, par le voyage d’Ulysse le navigateur, les amours d’Ariane, l’attente de Pénélope, l’astuce du cheval de Troie…) – les fragments d’une épopée qui nous ressemble, entre ténèbres et lumière, dédales infinis de la pensée et inconscient, les a confondus dans les nœuds d’une tapisserie, dont il suffit de tirer un seul fil pour que tous les autres suivent et, la détramant, décomposent la fresque pour que tout soit à refaire et nous donne, encore et toujours, du fil à retordre […]

« Nous n’appartenons à personne,
sinon au point d’or de cette lampe
inconnue de nous, inaccessible à nous,
qui tient éveillés le courage et le silence ».

René Char [1907-1988],
in Fureur et mystère

Georges de La Tour [1593-1652], La Madeleine à la flamme filante, vers 1640 © Los Angeles County Museum of Art