Blog-notes

Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de l’univers
la plus dense, la plus utile et la moins apparente.
(Feuillets d’Hypnos, René Char)

Rilke : Des Signes sur le Chemin

à l’occasion de la reprise du spectacle
Rilke l’Ange et la Rose

créé le 27 septembre 2008 à Rarogne (Raron) en Valais,
dans le lieu même de la sépulture du poète

par Patrick Crispini

Rilke l’Ange & la Rose, est un spectacle et un récital poétique, musical, écrit par Patrick Crispini à partir de textes (lettres, poèmes, textes en prose) du poète Rainer-Maria Rilke (1875-1926), dits alternativement par deux récitants en allemand et en français (une version en italien existe aussi), rehaussé par des interludes musicaux (dont une partition originale pour orchestre ou piano seul de Patrick Crispini), choisis pour leur résonance particulière avec les textes.

C’est dans la quête d’un lieu d’accueil où peut vibrer la pensée rilkéenne que j’ai voulu entraîner le public en concevant Rilke l’Ange & la Rose.
Le livret du spectacle et du récital à une voix repose sur un parcours poétique composé d’extraits de textes en français ou en allemand, récoltés dans l’ensemble de l’œuvre de Rainer-Maria Rilke (prose, poèmes, dédicaces, correspondance…), cités dans leur intégralité ou restreints par quelques coupures indispensables pour la continuité dramaturgique. Tous les mots prononcés dans ce spectacle, y compris les textes de dialogue, sont donc « sang du poète », sans aucun autre ajout ni commentaire.
Il s’agit d’un parcours philosophique, un voyage à travers les quatre éléments (eau/terre/feu/air), quatre âges de l’existence d’un être humain et quatre points cardinaux dans la vie du poète :

  • L’EAU avec l’Être-né, évoque la naissance et l’enfance de Rilke à Prague, ses études au sein d’écoles militaires, Worpswede et sa tentative d’intégrer un collectif d’artistes, prémices à sa vocation d’écrivain ;
  • La TERRE avec l’Être-adulte, retrace ses premiers voyages, la rencontre avec Lou-Andreas Salomé, l’installation à Paris avec Clara Westhoff auprès de Rodin (figure du père toujours recherché), ébauche de l’œuvre durable ;
  • Le FEU avec l’Être-mûr, rappelle son errance, la recherche élégiaque de la Rose, Venise et les séjours à Duino près de Trieste, le repli et l’exil lors de la 1ère Guerre mondiale ;
  • L’AIR avec l’Être-achevé, accompagne Rilke dans son asile suisse de Muzot avec Merline (Baladine Klossowska) et la décantation progressive advenue dans son œuvre et sa vie, transfigurée par la maladie et la solitude consenties.

Rilke l’Ange & la Rose est enluminé par un climat de musiques que j’ai écrites spécialement pour ce spectacle et diverses suggestions sonores choisies en résonance(s) avec les textes. Plusieurs niveaux de significations s’y trouvent dissimulés, qu’il appartient à l’auditeur de ressentir et d’interpréter à sa guise. Cependant l’ensemble du spectacle est conçu pour pouvoir être reçu par un auditoire sans connaissance particulière de l’univers rilkéen, « l’être Rilke » rejoignant finalement « l’être humain » au sens universel.

1ère préface au spectacle (Septembre 2001)

Sur le chemin… entre le jour et le rêve

« Je suis chez moi entre le jour et le rêve », écrivait, il y a près d’un siècle, le poète apatride Rainer-Maria Rilke.
Sur ses traces profondes et légères j’ai voulu emmener le public à la recherche de son unique mélodie, « tombant de la hauteur des mots », en concevant dans la ferveur et la joie Rilke l’Ange & la Rose.
Une mosaïque de citations toutes authentiques et patiemment assemblées, dès les prémices du spectacle – l’appel d’une mère dans la nuit – jusqu’aux derniers feux : des sons dans la lumière, « libérés de toute entrave… ».
Une sorte de tâtonnement céleste, à travers les quatre âges de la vie d’un homme, quatre éléments (eau-terre-feu-air) et les quatre points cardinaux du destin de l’écrivain au cœur de l’Europe.

Un métier à tisser divin noue et relie les hommes. Là où se trament en énigmes les interstices du visible avec les fibres de l’invisible, il faut parfois savoir s’abstraire, afin d’en mieux percevoir le mouvement. Comme le vitrail, après l’ardente métamorphose du feu, est voué à la transparence, le « métier » du poète est de rester perméable aux choses, en instance d’« émerveillance ».

Pour ceux qui savent reconnaître et poursuivre l’empreinte des éclaireurs, l’œuvre de Rilke guide nos pas vers le territoire des intercessions, noble contrée des solitudes. Comme le soldat Thésée recevant des mains de l’amoureuse Ariane le fil imaginé par Dédale l’ingénieux, il faut accepter d’être « joué » par des mains aussi savantes, fécondé par un jardinier aussi subtil. Qu’on me permette d’évoquer ici, à travers quelques anecdotes personnelles, la trame de ce fil qui, peu à peu, forma une étoile à sept branches, heptagramme magique gravé dans le marbre du temps.

Premier signe : à Paris, dans la chambre du poète

Alors que le poète m’est encore peu connu, me voilà engagé par mon employeur du moment à résider régulièrement à Paris à l’Hôtel du Quai Voltaire, où ont séjourné Baudelaire, Oscar Wilde, Sibelius ou Wagner.

Une amitié s’étant nouée avec le gérant, celui-ci me montre un jour un document où l’on peut voir que Rilke a, lui aussi, séjourné dans ce même hôtel… et, le registre étant très précis sur ce point, dans la chambre qui est alors la mienne !

Deuxième signe : dans le jardin de Muzot

Un peu plus tard, Véronique, une amie valaisanne, sans connaître mon intérêt pour Rilke, me conduit un jour de grand vent à la Noble-Contrée au-dessus de Sierre en Valais, où se trouvait le restaurant de son père, au sein duquel elle passa une grande partie de son enfance. Elle me raconte que, bravant les interdits, elle aimait aller jouer dans le jardin voisin de la tour médiévale de Muzot, clôture fermée et le plus souvent sans habitants, qui lui paraissait tellement tentante de transgresser. Et, pour me montrer comment elle faisait, elle m’amène devant le portail en bois de la propriété que nous franchissons allègrement pour aller nous asseoir au pied de la tour. Pas d’alarme, pas de présence surgissante, me voilà comme par enchantement dans le sein des seins, accueilli par effraction dans l’ultime résidence de Rilke, là où il passa les 5 dernières années de son existence !

Troisième signe : l’orgue de verre & les vers de Rilke

Encore un peu plus tard, une claveciniste rencontrée à Lyon après un concert me propose de nous revoir à Paris, chez un de ses amis dont je ne sais rien, à part le nom et l’adresse… où je me rends le jour du rendez-vous. Je sais qu’il s’appelle Michel Deneuve, qu’il joue le cristal de Baschet, et que l’instrument à quelque chose de magique, d’irréel. Je me retrouve donc rue Jean-de-Beauvais et je sonne à la porte : un ange au regard sombre m’ouvre, qui ne semble pas connaître la jeune femme qui m’a envoyé auprès de lui, et je vois bien qu’il s’interroge sur le but de ma visite. Gêne réciproque. Un dialogue de sourds s’engage. La claveciniste ne paraît pas, elle ne répond pas non plus au téléphone… Il semble qu’elle ait oublié ce rendez-vous et de prévenir notre hôte. Voyant mon désarroi, celui-ci finit par me faire entrer dans une sorte d’atelier au fond duquel un escalier très raide conduit à une cave humide…
« Je pense qu’elle voulait je vous montre mon orgue » me dit-il. Et, me proposant de le suivre dans ces bas-fonds, il libère un étrange instrument recouvert par une couverture qu’il commence à faire résonner en effleurant une espèce de clavier de tiges de verre avec ses doigts humectés : caresses sonores que je ne suis pas prêt d’oublier ! Comme il voit mon intérêt, le voilà qui, subitement, se prend à réciter des vers de Rilke en les accompagnant de son incroyable orgue de cristal…
Magie de l’instant : il me montre alors un disque de poèmes rilkéens qu’il a réalisé avec la comédienne Simone Valère. Incroyable concours de circonstances : quelques temps auparavant, j’avais rencontré les comédiens Jean Desailly et Simone Valère pour un spectacle que j’avais monté avec eux. Devenu l’ami du couple, je venais d’être nommé par eux directeur de la musique dans leur Théâtre de la Madeleine, ce qui me procurait une situation enviable dans le biotope théâtral parisien. Jamais nous n’avions parlé de Rilke avec Simone qui ignorait complètement mes affinités avec le poète. Étrange chorégraphie par des détours mystérieux bien dans la manière de ce qui se passa toujours pour moi dans le sillage du poète !

Quatrième signe : de Venise à Rarogne, un mariage prédestiné

Peut-être le plus beau « cadeau »…
À Venise où je résidais depuis quelques années, je me trouve un beau matin pendant le Carnaval de février 1996 à une table du café Florian dans la proximité d’une jeune femme blonde, Herveline, qui faisait partie d’un groupe de costumes français. Après un moment où nos regards s’échangent, et à l’instant où nous nous rapprochons, quelqu’un du groupe se met à lire quelques vers… de Rilke !
Scellé par ce lien magique, il n’est pas étonnant, deux ans plus tard, que l’église haute de Rarogne, où repose le poète sur l’aride colline ventée, reçoive notre consentement de mariage. Il nous avait paru évident de demander à François-Xavier Amherdt d’être l’officiant de la cérémonie, autant pour les affinités musicales qui, depuis longtemps, nous rapprochaient… que pour sa belle voix de ténor et haute-contre (comment imaginer un mariage plein de musique avec un prêtre incapable de se mettre au diapason), mais surtout pour son rayonnement spirituel qui ne devait pas lui rendre suspect un office où tant d’amis aux diverses convictions, catholiques, protestants, juifs, musulmans, libre-penseurs, athées… devaient intervenir ce jour-là. Tout cela formait un florilège de pensées en résonance avec des extraits de musiques choisis et la création d’une une mélodie intitulée Si…, sur un poème de Rilke, que j’avais écrite spécialement pour ma bien-aimée.

Quelle ne fut pas la stupéfaction de nos invités, quand notre curé nous advint du ciel, transporté par le pollen d’un hélicoptère d’Air Glacier, mis généreusement à disposition par mon ami Bruno Bagnoud, atterrissant sur la colline vêtu de son aube voltigeant sous les pals vrombissants de l’hélicoptère. Ce jour-là FXA avait plusieurs mariages à célébrer en divers points cardinaux fort éloignés dans le canton, et l’héliportage à Rarogne, dans le fin fond de la vallée du Rhône, était bien la seule façon de pouvoir compter sur sa présence ! Encore la malice rilkéenne, par laquelle il faut se laisser conduire…

Cinquième signe : de Rossinière à Savièse ou le cadeau de Setsuko

En 2001, une rencontre imprévue va à nouveau changer le cours des choses. Cette année-là, je prépare une tournées de concerts pour présenter mon spectacle Rilke l’Ange & la Rose dans le courant du mois de septembre. Des contacts ont été pris à Prague, à Genève et dans la petite commune valaisanne de Savièse, qui possède depuis peu de temps un théâtre flambant neuf, le Baladin, qui semble être en Valais l’endroit idéal pour accueillir cette représentation. Le livret est écrit, la musique composée et je suis parvenu à convaincre la comédienne Irène Jacob d’en être la récitante au milieu des musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Prague et de deux jeunes solistes, Nicolas et Lionel Bringuier soutenus par la fondation que présidait mon ami l’avocat Jacques-Louis Ribordy, avec lequel j’avais pu créer en 1999 le projet Les Temps d’Art destiné à mettre en valeur la magnifique salle de la Vidondée à Riddes, dont il avait financé la restauration. Après avoir contribué à choisir à sa demande un remarquable piano à queue Steinway de concert pour ce lieu qu’il voulait magnifique, notre contact s’était transformé en rapport chaleureux, puis très amical. Début février 2001, j’avais pu l’arracher à ses lourdes tâches pour l’emmener passer quelques jours « en costumes » au Carnaval de Venise. Un vrai dépaysement pour cet homme de goût amoureux de l’art, que je savais empêtré malgré lui dans des affaires politico-financières harassantes. C’est à Venise que nous avions parlé du projet Rilke et que tout s’était mis en place. Il avait marqué un enthousiasme et son soutien immédiat allait donner des ailes à notre entreprise. Il contribuait à donner corps à une idée déjà ancienne et lui permettait de voir enfin le jour. En lui témoignant ma reconnaissance, je lui avais encore confié que mon bonheur serait complet si nous pouvions associer au spectacle une exposition qui le complèterait sur le plan de la peinture et des arts visuels. Mais rien n’avança dans ce sens : Jacques-Louis avait dû rentrer en Suisse et un tragique accident médical l’emporta à la stupeur de tous quelques semaines plus tard. Son fils Olivier me promit de tout faire pour sauver le projet et le soutenir en mémoire de son père disparu.

C’est alors que se produisit le coup de pouce magique dont j’avais besoin. Comme par enchantement, je fus invité pour un dîner à Rossinière dans le Grand Chalet, qui avait été la dernière résidence du peintre Balthus, et je fis la connaissance de la comtesse Setsuko Klossowska de Rola, épouse japonaise du maître. Ce soir-là étaient aussi présents un personnage qui se présentait comme alchimiste et Faouzi Skalli, alors directeur du Festival des Musiques Sacrées de Fèz, admirable entreprise culturelle et spirituelle au Maroc que soutenait avec ardeur la comtesse Setsuko. Rilke s’était naturellement insinué dans la conversation qui gravitait autour des questions de spiritualités. Au moment de partir, la comtesse me fit un signe : « j’aimerais vous revoir pour parler de votre projet », me dit-elle. Fin mai, j’étais de retour auprès d’elle, mais cette fois en tête-à-tête. Elle me montra l’atelier où son mari se réfugiait pour peindre, puis me parla de leur rencontre, sa vie auprès du grand artiste, son abnégation pour le servir au mieux. Puis nous évoquâmes la période de l’enfance du peintre et la rencontre avec Rilke : elle n’en savait pas grand chose, Balthus ayant été peu disert sur le sujet, mais elle m’assura à quel point ces moments avaient été essentiels pour lui. Connaissant bien mon sujet et particulièrement cette période de la vie du poète, je lui apportais alors des précisions qui semblèrent l’enchanter et combler des vides. Dans son magnifique kimono, le clignement de ses yeux ponctuait mes propos.

Les 3 cadeaux de Setsuko :
– gauche : BALTHUS, Paysage sur la colline (Muzot), 1923
– centre : BALTHUS, Bouquet de fleurs, dédicacé à Setsuko, 1967
– droite : BALTHUS, MITSOU, 1923

Une étrange complicité nous enveloppa. Notre discussion se prolongea fort tard dans la soirée. Soudain, au moment où je m’y attendais le moins, elle se leva, me pria de la suivre, et me montra une toile peinte à Muzot par le jeune Balthazar Klossoswki, puis une aquarelle représentant des roses à elle dédicacée par Balthus, puis elle alla chercher un petit recueil de dessins qu’elle posa délicatement entre mes mains : c’était le manuscrit original de Mitsou, la fameuse bande dessinée que Balthus avait réalisée dans le chagrin de la disparition de son chat Mitsou, et qu’il avait montrée à Rilke. De là, sous la plume inspirée du poète, était née une préface célèbre et admirable, où Rilke évoque à l’intention de cet enfant au talent naissant le risque de la perte. Perdre pour mieux comprendre le sens profond de la vie. À cet instant, Setsuko avait bien ressenti l’intensité de mon émotion. Sans que je lui en aie fait la moindre demande, dans un souffle elle ajouta : « Ce sont les rares choses de Balthus que je possède. Si vous le voulez, je vous les prêterai pour accompagner votre spectacle ». « Pour vous remercier, lui répondis-je, entre deux représentations, une petite délégation des artistes du spectacle viendra ici au Grand Chalet pour vous donner une représentation unique d’un récital que j’ai écrit à partir des lettres échangées entre Balthus et Rilke ».

 […] Trouver. Perdre. Est-ce que vous avez bien réfléchi à ce que c’est que la perte? Ce n’est pas tout simplement la négation de cet instant généreux qui vint combler une attente que vous-même ne soupçonniez pas.

Car entre cet instant et la perte il y a toujours ce qu’on appelle – assez maladroitement, j’en conviens – la possession.

Or, la perte, toute cruelle qu’elle soit, ne peut rien contre la possession, elle la termine, si vous voulez; elle l’affirme; au fond ce n’est qu’une seconde acquisition, toute intérieure cette fois et autrement intense.

Vous l’avez senti d’ailleurs, Baltusz; ne voyant plus Mitsou, vous vous êtes mis à le voir davantage. Vit-il encore? Il survit en nous, et sa gaieté de petit chat insouciant, après vous avoir amusé, vous oblige: vous avez dû l’exprimer par les moyens de votre tristesse laborieuse.

Aussi, une année après, je vous ai trouvé grandi et consolé […]

R.-M. Rilke, préface à Mitsou (extrait)

Comtesse Setsuko Klossowska de Rola et Patrick Crispini au Grand Chalet en 2002

Ainsi fut fait. Après ce miracle imprévu de la proposition de Setsuko, l’exposition dont je rêvais pouvait se mettre en place. Je l’ai dit : le projet avait trouvé un point de chute en Valais, à Savièse, et il fallu convaincre les autorités de la Commune d’accueillir cette exposition dans la maison communale. D’abord sceptiques sur la réalité du prêt dont je leur avais parlé, puis très préoccupés, à juste titre, par les questions d’assurance et de surveillance des locaux pendant la période que durerait l’exposition. Couronnée par la présence de trois œuvres de Balthus, dont on peut mesurer la valeur considérable qu’elles représentaient, l’œuvre du peintre étant à ce moment-là l’une des mieux cotée sur le marché de l’art, on peut légitiment comprendre ces réserves. Mais, après délibérations autour de quelques verres de ce vin blanc divin qu’on produit ici, ils finirent par donner leur accord. Balthus à Savièse ! N’était-ce pas damer le pion à Léonard Gianadda lui-même, le maître de la prestigieuse Fondation de Martigny qui porte son nom, et où j’avais moi-même présenté, deux ans auparavant, mon spectacle Le Rêve d’Icare, autour de l’œuvre et la destinée de Saint Exupery.

Début septembre, les œuvres d’artistes inspirés par l’œuvre de Rilke furent accrochées aux cimaises de la maison communale, avec l’aide précieuse d’une amie galeriste de Nyon. De mon côté, je rejoignis Prague pour les répétitions avec l’orchestre. Mais les trois œuvres de Balthus manquaient encore à l’appel et un vent d’inquiétude se mit à souffler sur les organisateurs. Tension, énervement, découragement : toutes choses que je ne parvenais pas à contrôler, me trouvant sur trop de chantiers à la fois : répétitions avec les comédiens à Paris, avec l’orchestre à Prague, réunion pour l’exposition à Nyon, et toute l’organisation logistique, ou presque, sur les bras. Vint alors un téléphone de la rédaction du Nouvelliste, journal de la presse locale en Valais, qui voulait avoir un article exclusif avec la comtesse Setsuko.

Je l’appelai : elle me confirma que tout était prêt, mais qu’elle voulait apporter elle-même les œuvres de son mari en Valais. Alors s’organisa le déplacement le plus surréaliste qu’il m’ait été donné de vivre : avec ma vieille mazda – qui comptait alors plus de 400’000 kilomètres au compteur – je me rendis à Rossinière où, aidé du fidèle majordome, nous plaçâmes les précieux objets dans le coffre de la voiture. Puis nous partîmes, Setsuko et moi, en direction du Valais : j’étais au volant, pendant que la comtesse, plus que jamais resplendissante dans son kimono du jour, était assise à côté de moi, sur le siège du mort, et semblait ravie de la situation. Il n’y avait dans la voiture que mon disque du Requiem de Fauré, que nous glissâmes dans le lecteur et écoutâmes en silence. Comment traduire ce que furent ces minutes hors du temps dans cette vieille auto, nimbée de la sublime musique de Fauré, dans cet équipage si peu solennel ?

À notre arrivée à Savièse, un petit comité nous attendait : des officiels de la commune, une grappe de journalistes et de photographes. Ahurissement général de voir sortir de cette voiture toute cabossée, telle une fleur rayonnante, la comtesse dans son resplendissant vêtement japonais ; de me voir ouvrir le coffre et d’en extraire sans autre forme de procès les fameuses œuvres, comme s’il s’agissait d’une caisse d’abricots bien mûrs à livrer de suite ! On improvisa sur place une sorte de conférence de presse, on aguilla tant bien que mal la toile de Balthus sur un trépied qui n’était pas prévu pour cette usage, et l’on fit quelques photos. La comtesse semblait aux anges et me fit un malicieux clin d’œil. Nous amenâmes les œuvres dans la maison communale et la comtesse put veiller à leur meilleure disposition dans ces locaux. Impossible de ne pas rire intérieurement : je songeais à toutes les précautions que peuvent prendre les grands musées pour protéger et transporter les toiles qu’ils vont exposer, que penseraient-il de ce que nous étions en train de vivre… En me rappelant les mots de Rilke lui-même face à l’œuvre de Rodin, je me dis qu’il aurait goûté ces instants de simplicité anachronique, de grâce hors des sentiers battus. Une fois finie l’installation, nous repartîmes dans le même équipage pour Rossinière, où nous dînâmes en tête-à-tête, puis la comtesse me proposa de profiter de son hospitalité pour la nuit dans l’une des 60 chambres de la grande maison tout en bois.

Le 18 septembre 2002 eut lieu à Genève la première représentation de Rilke l’Ange & la Rose au Bâtiments des Forces Motrices. Le lendemain nous nous rendions au Grand Chalet de Rossinière pour donner « Entre le jour et le rêve », autre spectacle que j’écrivis à partir de la correspondance entre le jeune Balthazar Klossowski (qui ne s’appelle pas encore Balthus) et le poète désormais réfugié à Muzot, qui avait décelé dans ce jeune homme les prémices d’une personnalité rare. Pour ce récital, la comédienne Irène Jacob et son compagnon Jérôme Kircher m’accompagnent , mais aussi mon ami le farfeluthier Marcel Karlen et Nicolas et Lionel Bringuier, dont j’ai découvert quelques mois plus tôt les jeunes talents. Ce soir-là, Lionel est âgé d’à peine quinze ans et enthousiasme l’assistance avec son violoncelle. Quelques années après, c’est comme chef d’orchestre qu’il triomphera lors du très réputé Concours International de Chefs d’orchestre de Besançon en y remportant, quasiment le jour de ces dix-huit ans, le premier prix à l’unanimité du jury, séduit et fasciné par sa précocité ! Depuis ce jeune sacre, il conduit une magnifique carrière de chef d’orchestre à travers le monde et je pense souvent à lui.

Dans le sous-sol du Grand Chalet, dans la salle des fêtes délicieusement exotique, juchés sur les multiples tapis d’orients, face au somptueux calorifère en faïence, devant un public choisi par la Fondation Balthus, nous fîmes résonner la correspondance des deux artistes qui, dans ce lieu, prenait une force et d’une présence particulières. La comtesse logea tout le monde dans les chambres du chalet, mais réserva à mon épouse Herveline et à moi, une surprise merveilleuse : elle nous ouvrit la chambre de Balthus et nous eûmes ce privilège insigne de dormir dans la couche du grand peintre. Nous y fûmes accompagné par le chat « trois pattes », prince boitillant mais fier de la demeure, qui se laissa caresser par nous en ronronnant, comme il le faisait entre les mains de Balthus dans son atelier. Il nous apparut, cette nuit-là, comme une réincarnation du chat Mitsou, celui-là même qui porta les premières affinités unissant Balthus à Rilke, et dont le manuscrit dormait à Savièse surveillé par le vigile de sécurité financé par la commune saviésanne…

Le lendemain, avec peine nous dûmes quitter ce havre et nous éloigner de la comtesse Setsuko, en nous rendant au Théâtre du Baladin à Savièse, où se donnait la seconde représentation de Rilke l’Ange & la Rose. La soirée se déroula dans les embruns encore vivaces de ce que nous venions de vivre au Grand Chalet. Ce premier cycle autour de Rilke était maintenant achevé. Cette production, déjà, s’éloignait et d’autres projets, dont je n’étais plus le producteur mais seulement l’humble et dévoué exécutant pour la musique, vinrent m’occuper pendant les années qui suivirent.

Au Grand Chalet à Rossinière, le jeudi 19 septembre 2002 :
De gauche à droite : Marcel Karlen, vielle à roue, Patrick Crispini et son épouse Herveline Delhumeau, Delphine Eggli, secrétaire de la Fondation Balthus, Comtesse Setsuko Klossowska de Rola

Sixième signe : une lettre du poète dans la famille

Quelques années plus tard encore, je donne le récital à une voix de Rilke l’Ange & la Rose au Château de Madame de Staël, à Coppet, au bord du lac Léman. Parmi les auditeurs ma cousine Karine et Jean-Marc son mari, qui habitent non loin de là, sont venus m’écouter, plus par curiosité que par véritable intérêt : ils ignorent tout de Rilke. Au moment où j’évoque l’installation du poète à Muzot, Jean-Marc commence à tressaillir, puis semble envahi par une émotion intense.

À la fin du spectacle, très ému, il se précipite vers moi et m’explique qu’il vient de faire le lien avec un événement ancien, dont sa grand-mère lui avait parlé : un certain « professeur », venu de Genève [Rilke] avec une « belle dame » [Baladine Klossowska, la mère du futur peintre Balthus], avait loué à sa grand-mère Cécile Raunier la vieille tour de Muzot, après avoir vu une petite annonce que celle-ci avait déposée à Sierre chez le coiffeur, où le poète s’était rendu un beau jour de printemps 1921…

Le voilà bouleversé par cette révélation, car on avait oublié dans sa famille jusqu’au nom de l’étrange locataire. Quelques jours plus tard il me propose de le rejoindre chez lui et me montre alors une lettre manuscrite du poète adressée à sa grand-mère pour la remercier de lui avoir loué cette vieille tour…

La missive avait été oubliée au fond d’une armoire et personne n’avait saisi l’importance littéraire de celui qu’on avait pris pour un maître d’école de passage ! Une trace tangible du poète dans notre famille : n’est-ce pas, à nouveau, un signe du curieux lien qui me poursuit avec Rilke ?

Septième signe : retour aux sources

Mais je n’en avais pas encore fini avec le poète, qui me réservait un nouveau tour à sa manière. Je donnais depuis plusieurs années à Genève une série de cours appelés « musicAteliers », auxquels s’était inscrite Françoise, une charmante personne, dont je ne savais rien, sinon qu’elle avait un attachement familial avec le Valais. Un jour, lors d’un cours consacré à la poésie en musique, parmi d’autres poètes,  j’évoque Rilke et fais écouter à mes auditeurs quelques extraits d’œuvres inspirées par les textes du poète. Pendant la pause qui suit, Françoise se dirige vers moi et me dit son trouble lorsque j’ai évoqué la figure de Rilke. Elle m’apprend alors que le lieu d’origine de sa famille – les Von Roten, une grande lignée qui a marqué plus d’une fois l’histoire suisse – se trouve à Rarogne, où sa mère vit encore dans une grande demeure patricienne… Nous évoquons ensemble la sépulture du poète enterré contre la façade sud de l’église haute de Rarogne, dans le petit cimetière où se trouvent ses propres ascendants, et elle mentionne des liens particuliers que le poète aurait eu avec sa famille, sujet plutôt tabou dont elle ne sait pas grand chose. De fil en aiguille, un projet va naître : redonner mon spectacle Rilke l’Ange & la Rose en version bilingue dans le lieu même où repose le poète. Quelques temps plus tard, le 27 septembre 2008, un vieux rêve se réalise : ce soir-là, à quelques mètres de la dernière demeure terrestre du poète, tous les acteurs et auditeurs présents, sentiront autour d’eux le souffle rilkéen flotter dans une sorte de suspension magique, dont beaucoup se souviennent encore.

Devenir accueillant, recueillant…

J’ai souvent souvent parlé d’un métier à tisser secret qui relie les hommes : tous les signes que je viens d’évoquer n’en sont-ils pas une preuve, exaltante, sur tant d’années, où le hasard des rencontres sur le chemin se trouve fécondé par la grâce de la sève rilkéenne ? Quel privilège, quelle chance, d’avoir pu être à la fois le jouet et la caisse de résonance de cet invisible travail.

Plusieurs autres « signes » ont accompagné ma route, inspirés par le poète.

Je puis même dire, au risque de paraître excessivement romanesque, que cet « accompagnement » dure encore et qu’il m’arrive souvent d’être, presque malgré moi, entraîné vers des rencontres improbables, où Rilke tient souvent une place inattendue, stupéfiante, que le simple rapport des probabilités rationnelles ou la référence à une sorte de « hasard » positif ne parvient pas à éclaircir vraiment.

J’ai donc décidé, abandonnant toute résistance, de me « laisser faire ». Une sorte de chorégraphie guide mes pas dans un labyrinthe dont j’ignore l’issue et le dessein. Quelque chose me conforte à demeurer incessamment disponible et curieux pour cette transformation offerte et indicible.

Peu de temps avant sa disparition, dans une lettre capitale du 13 novembre 1925 à Witold von Hulewicz, traducteur polonais de ses Élégies, Rilke écrit :
« […] En nous seulement peut s’accomplir cette transfiguration intime et durable du Visible en Invisible, en une réalité qui n’ait plus besoin d’être visible et tangible, de même que notre propre destin, en nous, ne cesse de se faire à la fois invisible et plus présent […] Nous sommes, nous, ces transformateurs de la terre, toute notre existence, les vols et les chutes de notre amour, tout nous qualifie pour cette tâche… »

(trad. Pierre Klossowski, éditions du Seuil)

Voilà comment un fil secret a sans cesse exalté ce travail de reconnaissance.
Muni de ces encouragements, il faut lire et relire Rilke.
Ne pas hésiter à transgresser certaines traductions emberlificotées, fallacieuses. Et surtout, redevenir accueillant, recueillant. En un mot : oser être neuf, comme l’enfance, avant la grande migration vers les conventions du monde.

…à la lisière du monde…
(quelques notes biographiques)

Rainer-Maria Rilke naît à Prague le 4 décembre 1875.
Sa mère l’obligeant à s’habiller en petite fille (René, son vrai prénom, est devenu Sophia), il rêve tôt de quitter une famille étriquée, déjà en quête d’une aristocratie de l’âme.
Il devient apatride : jamais « installé ». Avec Lou Salomé, puis Clara Westhoff, élève de Rodin, qu’il épouse et dont il aura une fille Ruth, il trouve auprès du sculpteur un « père spirituel ». Réalisant alors ses premiers vrais tracés d’artiste, il pressent un espace issu de la souffrance, entre le bel artisanat d’un Rodin, la palette d’un Cézanne.
Pétrir, extorquer, de la matière même, sa vraie densité et chercher le point d’équilibre : parabole et décantation.
Aux imprécations à un Dieu silencieux succède le cheminement vers l’Ange…
« Ange du méridien » à Chartres, ange au cœur des ultimes replis des roses, ange-enfant derrière des fenêtres anonymes. Viennent alors les turpitudes dans les villes indigentes : Paris fascinante puis hostile.
Dans le Livre d’Images, puis le Livre d’Heures, les mots se retranchent progressivement de la prose. Ce sont alors d’incessants voyages en Égypte, en Afrique, à Venise et dans l’écrin du château de Duino près de Trieste, où il écrira ses Élégies. Le poète-Orphée y accorde sa lyre, effleurée au milieu des abeilles du miel de la connaissance.
Sans résidence fixe, citoyen d’une sorte de principauté de l’esprit, il nourrit les ramifications de son immense correspondance. Avec les femmes, ses protectrices, il entretient des « conversations d’âmes », puisant dans sa féminité originelle des accords féconds et intimes. Mais jamais il ne se laissera tenter par de riches ancrages.
À la fin de la 1ère Guerre mondiale, il trouve à Muzot en Valais avec Baladine Klossowska, mère du peintre Balthus, une sorte de havre mi-ermitage mi-tour de conte de fée.
Il confère à ses derniers poèmes en français l’humilité de la miniature.
Désormais heurté par la maladie, « entre le jour et le rêve », sa feuille blanche recueille l’empreinte de l’immanence.
Il disparaît le 29 décembre 1926 et fait graver sur la pierre tombale de sa sépulture à Rarogne :

Rose, ô reiner Widerspruch, Lust niemandes schlaf zu sein unter soviel Lidern
(Ô rose, pure contradiction, volupté de n’être le sommeil de personne sous tant de paupières)