MON VALAIS DE CŒUR
Des souvenirs… … parmi beaucoup d’autres…
II. RAROGNE & NOTRE MARIAGE
par Patrick Crispini
Comme je l’ai déjà dit, c’est en Valais, au-delà de la beauté des sites et les délices des fiestas et des agapes partagées, que j’ai rencontré les êtres les plus rares, des compagnons de cette race dont l’inextinguible fidélité, débarrassée des conventions et des postures qui désenchantent tant de rapports humains, vous donnent le plus grand des présents, celui du « partager-vrai ». Notre mariage, qui se déroula à Rarogne, dans le Haut-Valais, le 12 septembre 1998, fut à nouveau l’occasion d’inoubliables rencontres.
J’ai raconté dans un autre article de mon BLOG-NOTES intitulé DES SIGNES SUR LE CHEMIN comment ma route fut parsemée, des années durant, de petits cailloux rilkéens ; des signes qui, chaque fois, non seulement confortaient mon amour pour l’œuvre du poète Rainer-Maria Rilke, mais surtout favorisait des fécondations décisives dans ma vie. Ce fut le cas à Venise où je résidais : un matin, pendant le Carnaval de février 1996, je me rends au café Florian, où je rejoins mon ami Marcel Karlen, le farfeluthier, qui veut me présenter à un groupe français d’habitués du Carnaval. Parmi ces passionnés en costumes se trouve une jeune femme blonde, au doux prénom d’Herveline, vers laquelle m’aimante aussitôt une attirance irrésistible. Peu à peu, nos regards s’échangent, nous nous rapprochons… au moment précis où quelqu’un dans l’assistance se met à dire des vers… de Rilke !
Un miracle a eu lieu : mais il faudra encore presque deux ans, et pas mal de péripéties, pour qu’enfin nous puissions rapprocher nos existences… Désormais plus rien ne s’oppose à un mariage : la magie rilkéenne a fait son œuvre et tout nous guide vers Rarogne où se trouve la sépulture du poète, qui acheva son périple d’apatride à Muzot au-dessus de Sierre. Il faut encore lever quelques obstacles et nous obtenons de pouvoir organiser la cérémonie dans l’église Saint-Romain, qui surplombe le village du haut de sa citadelle. Ce jour-là, comme très souvent dans ce lieu aride, le vent soufflait sur la colline…
Des amis aux diverses convictions, catholiques, protestants, juifs, musulmans, libre-penseurs, athées, venus du monde entier nous y rejoignirent et nous offrirent de belles interventions constellées de ferveur philosophique. Tout cela formait un bouquet de pensées en résonance avec des morceaux de musique chantés et joués par des camarades musiciens, qui avaient aussi accepté le challenge d’assurer la création d’une mélodie intitulée « Si… », sur un poème de Rilke, que j’avais écrite spécialement pour mon épouse (voir le manuscrit ici). Mais, pour assurer une unité spirituelle à la cérémonie, il fallait un prêtre hors du commun, qui acceptât les contraintes peu conventionnelles de la mosaïque du programme.
C’est ainsi que nous fîmes appel à l’abbé François-Xavier Amherdt, un ami très cher, prêtre du diocèse de Sion, professeur de théologie et pédagogie religieuse à la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg, personnalité bien connue en Valais, mais plus largement dans la francophonie, notamment par de nombreux écrits porteurs d’un grand rayonnement spirituel, qui accepta notre sollicitation.
Non seulement j’appréciais ses qualités humaines, son humour, sa culture effervescente, mais aussi le musicien qu’il était, que ce soit à la guitare ou comme chanteur dans le groupe vocal – l’Octuor de Sion – qu’il avait créé et qu’il animait de sa belle voix de ténor. Nous avions fait de la musique ensemble, enregistré un disque consacré à Francis Poulenc où son Octuor avait fait merveille dans les Quatre Petites Prières de Saint François d’Assise. Catholique moi-même, je goûtais particulièrement son approche plutôt ferme sur le plan du dogme, mais remarquablement tolérante et généreuse à l’écoute des diversités religieuses, profondément et sincèrement œcuménique. Sans doute son expérience d’arbitre sur les terrains de football n’était-elle pas étrangère à cette manière à la fois forte et conciliante d’accorder les contraires, d’aplanir les divergences, de favoriser le travail d’équipe, sans avoir à trop utiliser le sifflet ou le carton jaune… Il n’y avait donc que lui qui pouvait être le célébrant dont nous rêvions et, qui de surcroît, « chantait juste », ce qui n’est pas si fréquent chez les prêtres officiant pendant les messes…
Mais il y avait un problème qui paraissait insurmontable : ce jour-là, François-Xavier avait déjà deux autres mariages à célébrer, dans des lieux très éloignés du nôtre ! Impossible, même avec une papamobile aérodynamique, d’accomplir de telles distances dans un laps de temps aussi court.
C’est alors que je pensai à mon ami Bruno Bagnoud, directeur d’Air-Glaciers. Je l’avais rencontré quelques mois auparavant : il m’avait emmené avec lui faire une visite impromptue à Narcisse Seppey, son complice le garde-chasse cantonal, personnalité haute en couleur et d’une grande richesse humaine, à Vex dans l’incroyable grotte-carnotzey où celui-ci recevait ses amis. Entre ces murs, qui conservaient, été comme hiver une fraîcheur idéalement tempérée, propice à la conservation des vins, charcuteries et fromages, délices qu’on pouvait y déguster dans l’intimité de l’antre sur la belle table de compagnon, après avoir descendu les escaliers taillés à même le rocher. Mais on sentait, au-delà des nourritures terrestres que, dans cette sorte de repaire, une confrérie de l’esprit devait s’y retrouver, à l’écart des turpitudes d’en-haut, pour refaire le monde et croiser le fer dialectique autour de la pensée philosophique… J’avais l’impression d’avoir été convié à une sorte d’initiation, seulement réservée à quelques élus triés sur le volet. Pour le genevois que j’étais, qui n’était valaisan que d’adoption amicale, ce moment partagé et les belles réflexions qui s’échangèrent, avaient représenté un honneur rare dont je dégustais chaque instant avec un bonheur reconnaissant. Un fil invisible nous avait relié, Narcisse, Bruno et moi, bien au-delà des mots, et nous nous étions quittés les meilleurs amis du monde.
Quelques temps plus tard, j’avais revu Bruno Bagnoud à l’aéroport de Sion, et j’avais pu lui présenter Herveline, celle qui allait devenir mon épouse. Au nom de la fraternité qui nous unissais désormais, je m’enhardis alors à solliciter son aide à propos de notre problème avec François-Xavier pour notre mariage.
Ni une, ni deux : sans hésiter Bruno me répondit : « Je vais aller te le chercher, ton curé, et te l’amener sur la colline à Rarogne. Ensuite, on viendra le rechercher pour le conduire à son autre mariage ». Le jour dit, nos invités, à qui l’on avait annoncé que notre curé allait « tomber du ciel », et qui s’interrogeaient quelque peu sur notre santé mentale, virent arriver un hélicoptère tournoyer au-dessus de l’église haute, puis se poser dans le champ voisin, toute pale vrombissante et surgir de l’habitable François-Xavier qui, n’ayant pas quitté sa soutane, s’efforçait, tout en courant vers l’église, de retenir l’étoffe qui valdinguait dans le vent tout en maintenant contre lui les objets liturgiques qu’il transportait pour les nécessités de l’office religieux… Lorsque je tentai de lui régler les frais occasionnés par ce vol quasi sacerdotal, Bruno ne voulu rien entendre et répondit par un « gratis pro deo » qui en disait long sur humour et sa délicatesse…
Il fut un des premiers à être informé de mon projet de célébrer en Valais l’œuvre de Saint Exupery, le jour du centième anniversaire de sa naissance, qui devrait avoir lieu deux ans plus tard, et dont j’étais en train d’écrire le livret du spectacle. Pour le pilote qu’était Bruno, l’aviateur créateur d’Air-Glacier, la figure de Saint Ex ne pouvait qu’éveiller une flamme ardente. Mais peut-être était-elle encore plus essentielle pour l’humaniste qui, avec son épouse, la productrice de cinéma Albina du Boisrouvray, se dévouait en de multiples aides humanitaires, notamment en Extrême-Orient et en Asie, depuis la mort tragique, lors d’un vol de reconnaissance en hélicoptère sur le Paris-Dakar, de leur fils adoré François-Xavier.
Le moment venu, Bruno me prouva une fois encore son amitié, en soutenant très concrètement mon spectacle LE RÊVE D’ICARE donné à la Fondation Gianadda le 30 juin 2000, en particulier, en mettant à disposition des vieux appareils de l’époque de l’aéropostale pour survoler, le soir du concert, la Fondation Gianadda, et parachuter au-dessus des spectateurs ébahis des sacs postaux remplis de cartes postales, avec des messages sur le thème de la paix, rédigées à notre demande par des classes d’enfants venues de tout le Valais ! Une fois encore, mon insistance à vouloir prendre en charge les frais engendrés par le survol de ses appareils au-dessus de la Fondation Gianadda se solda par un refus catégorique de sa part : « ce sera ma contribution à ton rêve », me dit-il, avec un clin-d’œil désarmant que je connaissais bien.
Il y a des êtres, hors du commun et des sentiers battus, dont le diapason s’accorde aux plus justes vibrations de la nature humaine. Avoir la chance de pouvoir, au hasard des rencontres, ajuster un instant l’instrument de sa propre personne à celui d’un individu de cette nature, qui vous ennoblit par la justesse de son « la » et vous convie à la grâce partagée d’un unisson, est une joie indicible. Il faut savoir la célébrer et ne jamais s’en délester. Cher pilote, cher Bruno Bagnoud, ton vol libre demeure à jamais dans mon cœur.
RAROGNE, LA CLÔTURE FÉCONDE
Comme je le faisais déjà avant notre mariage, j’ai conservé l’habitude de me rendre régulièrement sur la colline de Rarogne. J’ai toujours aimé les lieux-frontières, mais aussi les lieux-refuges, un peu à l’écart des grandes migrations du monde et des autoroutes, là où, comme l’écrit si précisément Michel de Montaigne dans ses Essais, « il se fault séquestrer et r’avoir de soy » (il faut se séquestrer et se reprendre à soi-même). Le philosophe sait de quoi il parle : après s’être abondamment adonné au monde, avec ardeur, avec ivresse, par moult ambassades, devoirs, liens amicaux, il s’est retiré dans la tour de son château, entouré des livres qui forment son horizon. De ce poste – d’observation et de méditation tout à la fois – il a pu contrôler l’ouvrage quotidien des gens de son domaine tout en rassemblant son esprit au plus près de la sève de sa pensée.
Cette solitude ressourçante, je l’ai aussi retrouvée à Fontaine-de-Vaucluse (mais en dehors de la saison touristique où le site est pris d’assaut par des hordes brailleuses de barbares). C’est là que Francesco Petrarca – une autre grande passion de ma vie qui a mobilisé plusieurs années de mon activité de compositeur – se retira pendant dix ans, fuyant les tumultes de sa vie mondaine à Avignon et la mort prématurée de Laure, son amour idéalisé auquel il consacrera la plupart des poèmes de son Canzoniere, qu’il écrivit près de la source résurgente.
Ces lieux qui favorisent ce que j’ai nommé la clôture féconde, essentielle à mes yeux dans le processus de régénérescence et de création, rencontrent à des degrés variés le même besoin de réclusion librement consentie chez de nombreux artistes : Montaigne dans sa « tour d’ivoire », mais aussi Gustav Mahler, écrivant ses gigantesques fresques symphoniques dans ses minuscules Komponierhäuschen (cabanes à composer) ; Georges Simenon, enfermé dans son bureau avec ses fiches, sa machine à écrire et sa tabagie pour faire sourdre un nouveau Maigret ; Giacometti reclus dans son petit atelier inconfortable du 46 rue Hippolyte-Maindron à Montparnasse ; Nicolas Ledoux, architecte visionnaire des Lumières, qui enferme à Arc-et-Senans sa manufacture destinée à la production de sel dans une utopie circulaire ; le compositeur Henri Dutilleux isolé dans un chalet de haute montagne à La Sage en Valais pour entendre dans le silence les couleurs sonores qu’il va transcrire sur ses partitions musicales…ou encore Le Corbusier, architecte de grands volumes qui se retire dans son cabanon miniature de Roquebrune-Cap-Martin, conçu sur les mesures du Modulor…
Cependant, si le rapprochement d’une source explique souvent l’implantation des lieux de réclusion traditionnellement consacrés à la méditation et à la mystique spirituelle – monastères, ermitages, retraites, grottes… – Rarogne ne correspond pas exactement à ce processus. Là, ce n’est pas la source qui jaillit, mais le vent qui souffle. Rarogne, comme Fontaine-de-Vaucluse sertie dans son « val clos », se trouve au fond de la Vallée du Rhône, juste avant la frontière avec l’Italie. On y respire un air de passage, quelque chose qui se refuse à la pesanteur, malgré la rudesse de la citadelle fortifiée. Non pas l’airain chanté par les écrivains du Parnasse, mais le courant impermanent où flotte, parfois, quelque pollen non domestiqué. Quelques chose de sauvage, en somme, qui a pu faire territoire d’élection pour un exilé comme Rilke, qui écrivit dans Le livre de la pauvreté et de la mort :
« O Seigneur donne à chacun sa propre mort
Sa mort qui vienne de sa propre vie
Où il connut amour, sens et détresse
Car nous ne sommes que l’écorce et la feuille.
La grande mort, que chacun porte en lui,
Là est le fruit autour de qui tout gravite ».
RILKE, UN DERNIER SIGNE…
Un dernier signe, dont je n’ai pas parlé jusque ici, se produisit encore en 2008 avec Rarogne et Rilke. Une de ces chorégraphies secrètes, un nouveau tour que le poète me joua à sa manière. Situons brièvement les événements pour bien les comprendre. Depuis plusieurs années à Genève, je donnais une série de cours appelés « musicAteliers », auxquels assistaient régulièrement des mélomanes et amateurs d’art, mais aussi des auditeurs novices, qui semblaient apprécier la manière avec laquelle je traitais mes sujets sans cloisonnements, en pensant que pour bien comprendre une oeuvre, un artiste, un mouvement, il fallait la mettre en résonance avec toutes les autres formes de la culture de l’époque. Les pédants appelaient cela la « transversalité », moi je préférais la formule que j’avais choisie pour ces cours : « l’art de vivre l’art »…
Françoise, une charmante personne, dont je ne savais rien, sinon qu’elle était infirmière, revenait régulièrement écouter ces cours. C’était Gérard Lapertosa, l’étiopathe qui m’avait aidé à les mettre sur pied, qui lui avait suggéré de venir. Un jour, lors d’une séance consacrée à la poésie en musique, parmi d’autres poètes, j’évoque Rilke et fais écouter à mes auditeurs quelques extraits d’œuvres inspirées par les textes du poète. Pendant la pause qui suit, Françoise se dirige vers moi et me dit son trouble lorsque j’ai évoqué la figure de Rilke. Elle m’apprend alors que le lieu d’origine de sa famille – les Von Roten, une grande lignée qui a marqué plus d’une fois l’histoire du Valais et de la Suisse – se trouve à Rarogne, où sa mère vit encore dans une grande demeure patricienne… Nous évoquons ensemble la sépulture du poète enterré contre la façade sud de l’église haute de Rarogne, dans le petit cimetière où se trouvent ses propres ascendants. Très vite la conversation s’oriente vers les liens particuliers que le poète aurait eu avec sa famille, sujet plutôt tabou dont elle me dit ne pas savoir grand chose. Elle se rend vite compte que je connais bien cette partie de la vie du poète : la venue tardive de Rilke en Valais ne s’explique pas uniquement par la nécessité de soigner sa santé fragile au bon air de la montagne, mais surtout par son désir de renouer avec ses propres origines. Il s’était senti dépossédé de ses racines au sein de sa famille pragoise, par sa mère, puis par un long exil d’apatride, où cette quête de paternité, passant par Paris et ses liens avec le sculpteur Auguste Rodin, avait fini par lui indiquer le chemin du Valais…
Depuis les hauteurs de Sierre, où il avait élu domicile dans la vieille tour médiévale de Muzot à Veyras, il se rendait souvent à Rarogne, tournant autour de la maison des Von Roten, sans jamais oser y pénétrer. Il s’était peu à peu convaincu que sa mère qui aimait se rendre aux belles soirées des ambassades dans la capitale tchèque, n’avait sans doute pas su résister aux avances d’un aristocrate alors en poste à Prague, et que sa naissance ne devait rien à l’employé des chemins de fer qu’avait épousé sa mère, dans une union sans passion dont le petit René (Rainer-Maria) avait souffert durant toute son enfance. Pour conjurer une naissance apparemment non désirée, sa mère, niant son identité, l’avait affublé d’un prénom féminin, Sophia, l’habillant en petite fille…
Arrivé en Valais en mai 1921, animé par la recherche incessante d’une reconnaissance, Rilke, peu à peu affaibli par une leucémie qui finira par l’emporter le 29 décembre 1926, avait demandé à son fidèle soutien et mécène l’industriel de Winterthour Werner Reinhart – qui lui avait déjà permis d’acquérir la petite tour de Muzot – d’essayer d’obtenir auprès des autorités du village de Rarogne une concession dans le cimetière de la citadelle.
« Je préférerais être enseveli dans le cimetière haut perché de l’ancienne église de Rarogne. Son enceinte fait partie des premiers endroits où j’ai accueilli le vent et la lumière de ce pays, avec toutes les promesses qu’elle m’aura aidé à réaliser par la suite, avec Muzot et à Muzot ». Des réticences ne manquent pas de se manifester parmi la Bourgeoisie, face à la demande d’un privilège habituellement réservé aux vieilles familles. Mais Reinhart arrive à ses fins : le 2 janvier 1927, un étrange cortège conduit la dépouille de Rilke à sa dernière demeure sur la colline. Une sépulture solitaire, à quelques pas du cimetière voisin, va y être dressée, contre la façade méridionale de l’église, sur la pierre tombale de laquelle, selon la volonté du poète, sont gravés ces derniers vers énigmatiques : « Rose Oh reiner widersprucht, Lust, Niemandes schlaf zu sein unter soviel Lidern » (Rose, ô pure contradiction, désir de n’être le sommeil de personne sous tant de paupières). Ainsi le poète avait-il la conviction d’être retourné près de ses racines et d’un vrai père, inhumé à quelques mètres de là au pied de l’abside…
Françoise souhaita que je puisse faire la connaissance de sa famille et spécialement de sa chère maman, qui semblait intriguée par mon apparente intimité avec ces secrets bien gardés. De fil en aiguille, un projet va naître : redonner mon spectacle Rilke l’Ange & la Rose dans une version bilingue et dans le lieu même où repose le poète. Jamais n’eussé-je pu imaginer qu’une chose pareille pourrait advenir. Une fois de plus, la main rilkéenne a accompli son travail invisible.
L’ANGE & LA ROSE SOUS TANT DE PAUPIÈRES…
Une année après notre première rencontre à Genève, le projet peut se réaliser, en présence de la famille Von Roten, dans l’église même où, dix ans auparavant, avait eu lieu notre mariage. La boucle est alors bouclée : le 27 septembre 2008 un groupe de chanteurs amis et deux récitants – une comédienne de Berne, Marlise Fischer pour les textes en langue allemande et Matteo Caponi, le propre fils de Françoise Von Roten, pour les poèmes en français – soutenus par un violoncelle, une bande-son originale et moi-même au piano, vont faire vibrer, la nuit venue, les vers rilkéens dans cet écrin prédestiné. Plusieurs centaines de spectateurs nous ont rejoints : ce soir-là, l’étrange cérémonial se déroule dans le silence complice de l’assistance, comme une suspension hors du temps…
Le lendemain, avec quelques invités restés dans la région et tous les interprètes, un pique-nique fut organisé par les Von Roten dans le jardin de leur grande demeure. Tout le monde fêtait joyeusement l’évènement de la veille autour d’une bonne raclette et quelques verres de l’amitié. Soudain, sans me prévenir, Mme Von Roten mère me fit un signe discret qui me priait de la rejoindre. Elle me fit visiter sa maison et l’admirable salon où trônaient les portraits et les blasons de quelques ancêtres, parmi lesquels une belle toile de celui qui avait mené son ambassade à Prague. Puis elle me fit descendre avec elle dans le grand cellier et vers une pièce fermée à clé, qu’elle ouvrit sans cérémonial. Des archives de la famille se trouvaient là réunies. Me prenant alors le bras, elle me conduisit vers un tiroir d’où elle préleva quelques feuillets qu’elle me tendit avec une certaine émotion. Je pus y prendre connaissance d’éléments de l’histoire de cette prestigieuse famille, mais aussi en rapport avec les liens qui l’unissaient à Rilke. Tous les deux seuls dans ce lieu de mémoire, nous n’avions échangé que quelques rares paroles. Introduit de cette manière dans le saint des saints, je ne pouvais que marquer silencieusement mon émotion. Alors, reprenant mon bras et le serrant avec une force nouvelle, elle me pria de baisser ma tête et, dans le creux de l’oreille, me glissa ces mots : « Monsieur, vous savez maintenant certaines choses que vous connaissiez peut-être déjà ». Puis elle me reconduisit à l’extérieur parmi nos amis, comme si rien ne s’était passé entre nous.
Dépositaire d’une espèce de « secret », je compris à cette occasion que rien n’était simple dans la cosmologie rilkéenne, qu’il fallait s’efforcer d’en être digne, qu’un tel trésor ne se jetait pas en pâture au vulgaire, ni même aux nécessités de la véracité historique. La poésie est le territoire de l’indicible, de l’initiation, du dévoilement. Comme le note Jean Cocteau : « Voilà le rôle de la poésie. Elle dévoile, dans toute la force du terme. Elle montre nue, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement ».
Mais, pour moi, quelque chose de plus profond encore a trouvé ici son accomplissement : après toutes ces années passées dans l’inspiration constante de Rilke, rythmées par les multiples signes dont j’ai parlé et les ancrages exaltants où m’entraîna l’heureux consentement à les suivre, cette communion avec un poète aimé et une terre élective m’est apparu comme une sorte de liturgie, une alchimie secrète qui désormais me rend sensibles pour toujours ces mots de Rilke qui, jusque-là, m’avaient échappé : « Que tu sois environné par le chant d’une lampe ou par la voix de la tempête, par le souffle du soir ou le gémissement de la mer, toujours veille derrière toi une vaste mélodie, tissée de mille voix, où de temps à autre seulement ton solo trouve place. Savoir que tu dois intervenir dans le chœur, c’est le secret de ta solitude, de même que c’est l’art de la relation véritable : se laisser tomber de la hauteur des mots dans l’unique et commune mélodie ».
« Se laisser tomber de la hauteur des mots dans l’unique et commune mélodie » : tant de choses, la musique, le sens de la contemplation, le « partager-vrai », tant de lectures, de rencontres fraternelles dans des cénacles voués à la pratique symbolique et philosophique, tant d’amitiés, d’émotions ferventes m’y avaient peut-être sûrement préparé. Mais ce soir-là, sur la colline où soufflait encore le vent, alors que s’éployait dans le lieu même où elle le devait, la poésie de Rilke, que les diapasons réunis pour la circonstance s’efforçaient de se fusionner dans un unisson sensible au cœur de la nuit tombée sur la colline et la citadelle, ce soir-là, une sensation imprévue, magique, s’accomplit en moi : tant d’éléments jusque-là accumulés, dispersés, s’étaient soudain rassemblés, harmonisés, hors de mon contrôle, hors même du spectacle qui continuait à se dérouler. Alors, si loin, si fugace, comme jaillie sous tant de paupières, résonna dans un instant si bref, mais qui me parut éternel, ce que je crois avoir reconnu (et que je demeure encore aujourd’hui incapable de reproduire ou de décrire) comme l’unique et commune mélodie.